Revue de presse

"La laïcité comme question politique" (A. Dubrasquet, revuepolitique.fr , 28 fév. 17)

Adrien Dubrasquet, Normalien, membre fondateur du Printemps républicain. 1er mars 2017

"[...] La République a ainsi la particularité de distinguer trois espaces que révèle assez nettement le principe de laïcité.

Le premier, c’est l’espace privé. De celui-ci, le politique n’a rien à connaitre. Vous pouvez être catholique, juif, musulman ou protestant, hétérosexuel ou homosexuel, célibataire, marié ou divorcé, etc., le politique s’en fiche : ce ne sont pas des critères pertinents pour lui. Cela ne signifie qu’il ne vous protégera pas, bien au contraire. Mais c’est parce qu’il est laïque, parce qu’il ne distingue aucune forme de croyance, de comportement ou de modes de vie – pourvu qu’ils ne troublent pas l’ordre public – qu’il assurera la liberté de conscience de chacun.

Le second espace, c’est l’espace public. C’est l’espace où s’applique la loi de 1905, où se manifeste la séparation de l’Eglise et de l’Etat. L’espace public, c’est le neutre. Comme dans la langue, c’est un espace qui refuse l’assignation, qui étymologiquement est ne-uter, « ni l’un ni l’autre », qui refuse la différence entre l’un et l’autre pour embrasser tout le monde dans ce qu’il a de plus commun. Parce que l’Etat ne reconnaît aucune religion ni aucune idéologie, la fonction publique est ainsi tenue à la neutralité. Un fonctionnaire ne doit manifester, durant les heures de son service, ni ses opinions, ni ses croyances. De la même manière, parce qu’il évolue dans cet espace public qu’est l’école, l’élève est tenu à la neutralité. Dans une même perspective, on peut se demander si un conseil municipal ou une assemblée ne peut pas être considéré comme un espace public et si, partant, il ne faudrait pas y interdire le port de signes ostentatoires. C’est un point actuellement en débat.

Enfin, le troisième espace, c’est l’espace civil. C’est l’espace de la rue, celui où se manifestent et se confrontent les différentes croyances religieuses et idéologiques. C’est dans l’espace civil que se déroulent la Gay Pride ou la Manif pour tous, les manifestations contre les crimes de Bachar El Assad ou contre la Loi travail… Par définition, l’espace civil est le cœur du débat politique et de la confrontation idéologique. C’est l’espace où l’on porte le voile par exemple. C’est aussi l’espace où l’on porte le burkini. Aussi, vouloir interdire le port du voile est-ce nier la distinction entre espace civil et espace public. Et c’est parce que nous distinguons ces trois espaces que, par exemple, nous ne condamnons pas le blasphème. Dans l’espace public, parce que la puissance publique est soumise à la neutralité, la notion de blasphème n’a pas lieu d’être – on peut même dire qu’il est interdit. Dans l’espace civil, parce que toutes les religions, toutes les croyances, toutes les idéologies ont le même rang, la notion de blasphème n’existe pas – parce qu’elle est vaine. [...]

L’entreprise comme extension des espaces civil, privé ou public

[...] Si le débat qui se noue autour de la laïcité en entreprise est si virulent, c’est justement parce que s’opposent trois définitions concurrentes de l’entreprise.

La première est sans doute la plus ancienne, ou du moins la plus courante. Et c’est celle que retient actuellement notre droit. Une entreprise est une collection d’individus divers et variés qui œuvrent à un but commun. C’est une conception qui conçoit l’entreprise, bien qu’elle soit un lieu privé comme une extension de la société, de l’espace civil. C’est cette conception qui a présidé aux lois Auroux de 1982 et se poursuit aujourd’hui : « citoyens dans la cité, les travailleurs doivent l’être aussi dans leur entreprise ». Concrètement, cela signifie qu’un salarié a l’entière liberté d’exprimer ses opinions politiques sur son lieu de travail, qu’il peut s’il le souhaite arriver en chemise hawaïenne et en tongs ou libre de manifester ses convictions religieuses. [...]

Il existe toutefois un certain nombre de restrictions. Le droit du travail et la jurisprudence sont là pour le rappeler. Quelques exemples, pêle-mêle, pour bien comprendre : le juge a donné raison à l’employeur qui avait licencié son garçon boucher parce qu’il refusait de toucher de la viande de porc au nom de sa religion : certes, l’employé peut manifester ses convictions, mais celles-ci ne doivent pas constituer un obstacle au bon fonctionnement de l’entreprise. De même, le juge donnera raison à un employeur face à un salarié refusant de porter une tenue de travail adaptée aux impératifs de sécurité physique ou sanitaire qu’exige son poste. Tout citoyen qu’il est, le salarié demeure avant tout un salarié et est donc tenu d’exécuter les ordres de son employeur : il est en situation de subordination juridique.

Toutes ces jurisprudences tirent leur origine de l’article L. 1321-3 du Code du Travail. Le règlement intérieur de l’entreprise ne peut contenir de dispositions « apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». En d’autre termes, l’employeur ne peut interdire, sauf si c’est contraire au bon fonctionnement de l’entreprise, aucune marque de croyance, ni aucune expression d’opinion, ni aucune manifestation d’un mode de vie particulier.

Dans ce premier modèle, l’employeur refuse dans un même mouvement tout « imperium » et tout « dominium » en reconnaissant toutes les croyances et toutes les opinions. Aussi chaque individu est-il libre de ses opinions tant qu’il ne les impose pas aux autres et tant qu’elles ne troublent pas le bon fonctionnement de l’entreprise : c’est l’entreprise conçue comme une extension de l’espace civil.

A la suite d’une plus grande prévalence du citoyen sur le salarié et de l’expression plus marquée de particularités, deux autres conceptions ont émergé plus récemment ; notamment avec l’affaire Baby-Loup qui a constitué un tournant sur ce point. Cette affaire a ouvert un débat autour de la possibilité pour les entreprises de se déclarer « neutres », c’est-à-dire de soumettre les salariés aux mêmes exigences que les fonctionnaires.

Plusieurs questions ont alors émergé. Peut-on dupliquer la neutralité qui prévaut dans le service public au monde de l’entreprise privée ? Peut-on exiger de salariés soumis à un contrat privé régi par le droit du travail, qui est très libéral en matière d’expression des croyances et des convictions, la même neutralité que celle qui incombe à des salariés de droits publics ? Le législateur n’a pas tranché cette question : rien dans la loi n’autorise une entreprise à se soumettre au régime de la neutralité – sauf au regard de la nature de la tâche à accomplir, ce qui restreint le champ de l’application de cette jurisprudence à des cas biens particuliers comme la crèche de Baby-Loup. Au vu des débats actuels, deux options se dessinent néanmoins.

La première option est la plus simple : elle consiste à affirmer qu’une entreprise doit pouvoir dans son règlement intérieur affirmer la neutralité de l’entreprise et partant celle de ses employés. Quiconque signe le contrat de travail le signe en connaissance de cause et s’astreint à la neutralité. C’est l’option retenue par l’entreprise Paprec. Mais si une telle option est possible en l’absence d’évolutions juridiques, elle présente des fragilités certaines : si un employé ose contester le règlement intérieur auprès du juge, il est fort probable que l’entreprise perdra, car rien dans la nature de sa tâche, sauf cas exceptionnels, ne justifie cette neutralité (qui n’est pas exclusivement religieuse d’ailleurs) et car le droit du travail prévaut, en l’occurrence la liberté du salarié. C’est une option fragile donc, mais qui pourrait être consolidé par le droit. Cette première voie considère que l’entreprise n’est pas seulement une collection d’individus mais un espace potentiel d’émancipation, un lieu qui sécrète du commun, qui cherche à construire une identité entre les employés et qui donc justifie une neutralité minimale de la part des uns et des autres sur le lieu de travail.

Dans ce modèle, celui de la neutralité, l’employeur, imitant la puissance publique, ne reconnaît aucune croyance ni aucune opinion. Pour celui-ci, tout cela relève du privé. Par conséquent, le fonctionnement de l’entreprise s’apparente à celui d’un service public : l’employé est tenu à la neutralité durant les heures de travail. C’est une garantie contre « l’imperium » de tout ou partie des employés sur un autre, et de toute forme de « dominium » de la part d’un employé – au-delà du contrat de travail. L’entreprise est conçue comme une extension de l’espace public.

La seconde option reprend la définition minimale de l’entreprise, un agglomérat d’individus qui œuvrent dans un but commun, mais déplace l’accent : elle insiste sur le « but commun » plus que sur l’œuvre, sur la fin plus que sur le moyen. C’est le principe de l’entreprise de tendance où la fin justifie les moyens, pour ainsi dire. Cela existe déjà en France. Par exemple, si vous êtes salarié d’un parti politique, vous êtes employé par une entreprise de tendance, et l’employeur attend que vous soyez de la même tendance. C’est une forme de dérogation au droit commun, puisqu’il est délicat dans ce genre d’entreprise de dire « blanc » quand la ligne défendue est « noir » et que ce genre de positions peut conduire à un licenciement qui sera confirmé par le juge. On pourrait donc étendre cette notion de tendance, qui est actuellement limitée exclusivement au domaine religieux ou politique, à toutes les entreprises. Toute entreprise, quelle qu’elle soit, pourrait être « de tendance » et s’organiser pour promouvoir sa philosophie (ou celle de son dirigeant) et organiser ainsi – pourquoi pas – des lieux de travail islamiques où hommes et femmes seraient séparés etc. Ce ne serait en rien contraire à la laïcité, puisque l’entreprise relève du monde civil et que tout un chacun est libre d’accepter ou non le contrat de travail : l’individu reste libre de croire ou de ne pas croire, d’adhérer ou non à la philosophie de l’entreprise.

Dans ce troisième modèle, celui de l’entreprise de tendance, l’employeur impose une philosophie mais tout individu est libre de la refuser en ne signant pas le contrat de travail. Là encore, l’employé est préservé des formes de domination de la part d’individus au sein de l’entreprise car il a la possibilité de ne pas y travailler. Ici, l’entreprise est conçue comme une extension de l’espace privé : les pouvoirs publics (sauf s’il y a un trouble manifeste à l’ordre public car l’entreprise appartient tout de même à l’espace civil) n’ont pas à faire preuve d’ingérence dans les orientations de l’entreprise. [...]"

Lire "La laïcité comme question politique".


Lire aussi C. Kintzler : “La laïcité face au communautarisme et à l’ultra-laïcisme” (mezetulle.net , 14 oct. 07), "Sphère publique, sphère privée, est-ce que j’ai une gueule de sphère ?" (Combat laïque 76, déc. 16), F. Hollande : "La République française reconnaît tous les cultes" (Le Parisien , 4 mars 15), Jean-Louis Bianco (président Observatoire de la laïcité) : "La France n’a pas de problème avec sa laïcité" (Le Monde, 26 juin 13), P. Conesa : "On a une base juridique pour interdire le salafisme en France" (causeur.fr , 1er août 16), la rubrique Crèches de Noël, "Crèches dans les établissements publics : le Conseil d’Etat porte atteinte à la loi de 1905" (Collectif laïque, 6 déc. 16), le communiqué du CLR Crèches de Noël : le Conseil d’Etat alimente la confusion (14 nov. 16), Institut des cultures d’islam : "Quand le Conseil d’État suggère de contourner la loi" (Ufal, 21 fév. 17), Notre Etat de droit nous autorise à étendre certaines interdictions (B. Bertrand, F. Braize et J. Petrilli, marianne.net , 12 jan. 17), "Crèches de Noël et laïcité : le détricotage de la loi de 1905 continue…" (B. Bertrand, F. Braize et J. Petrilli, marianne.net , 5 déc. 16), "Le Conseil d’Etat ouvre une nouvelle brèche dans la loi de 1905" (B. Bertrand, F. Braize et J. Petrilli, marianne.net , 25 av. 16), "Laïcité : que reste-t-il de la loi de 1905 ?" (F. Braize et J. Petrilli, slate.fr , 21 nov. 13), J.-L. Petithuguenin (Paprec) : dans l’entreprise, "la laïcité protège les modérés" (RTL, 8 nov. 16), G. Chevrier : "Pourra-t-on un jour restreindre les manifestations religieuses dans l’entreprise ?" (atlantico.fr , 22 juil. 16), Une nouvelle fois, l’Observatoire de la laïcité se trompe gravement ! (F. Laborde, J. Glavany, P. Kessel, 20 juil. 16), L’Observatoire de la laïcité contre la neutralité religieuse en entreprise (AFP, 19 juil. 16), Le CLR appelle les parlementaires à se saisir de la question de la laïcité en entreprise (5 mars 15), J.-L. Petithuguenin (vidéo) : Je dois protéger les salariés des pressions communautaires (Colloque du CLR, 13 déc. 14), Prix de la Laïcité 2014. Discours (vidéo) de Jean-Luc Petithuguenin , Une femme afghane, un chef d’entreprise français et deux philosophes, lauréats du Prix 2014 de la Laïcité (27 oct. 14), Colloque du CLR « Laïcité et entreprises » (Paris, 13 déc. 14), “Avis sur l’expression religieuse et la laicité dans l’entreprise” (Haut conseil à l’intégration, 6 sept. 11) (note du CLR).


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