16 janvier 2017
"Espace public, espace privé (ou sphère publique, sphère privée), espace intime, espace commun, neutralité de l’État, interdits et libertés : autant de notions à préciser tant elles peuvent être brouillées ou utilisées à mauvais escient et souvent pour limiter les libertés fondamentales, stigmatiser une partie de la population ou pour disqualifier le caractère émancipateur de la laïcité, voire le principe laïque lui-même.
Voir "Sphère publique, sphère privée, est-ce que j’ai une gueule de sphère ?".
Privatiser la sphère publique, publiciser la sphère privée
Jürgen Habermas distingue la sphère privée et la sphère publique guettées par deux risques symétriques : la publicisation du privé et la privatisation du public. La publicisation du privé - quand elle n’est pas volontaire à coup d’étalages sur Facebook et autres…- vise à abolir, restreindre la vie privée, avec des individus soumis au contrôle du groupe ou des autorités [1]. Ce despotisme, ce totalitarisme sont décrits par G. Orwell dans 1984 et par A.Huxley dans Le meilleur des mondes. À cet égard sont inquiétants pour notre sphère privée et nos libertés, le fichage massif - le dernier projet concerne 60 millions de personnes ! -, l’état d’urgence toujours prolongé, les pouvoirs incontrôlés donnés à l’administration, aux préfectures, à la police. Voici l’éclairage de Henri Peña-Ruiz : « Le respect de la sphère privée, en son indépendance par rapport à la sphère publique, confine l’État dans les limites requises pour que l’autonomie de chaque personne soit préservée de toute tutelle, tant sur le plan de l’éthique de vie que sur celui de l’option spirituelle. Avec pour effet de protéger l’intériorité des hommes de toute intrusion étatique, ce qui délivre aussi bien la spiritualité religieuse que la spiritualité athée » [2]. Certains proposent de parler d’espace intime.
La privatisation du public est tout aussi dangereuse car elle vise à l’appropriation et au pillage du bien commun, elle mène à la corruption, à l’enrichissement de castes qui s’octroient des privilèges et s’affranchissent des règles communes ou les modifient à leur avantage. Avec cette tendance à la privatisation, la solidarité - services publics, sécurité sociale, redistribution - s’efface devant la charité et la lutte de tous contre tous.
Une sphère, deux sphères, trois sphères…
Notons l’émergence du cyberespace à la fois moyen de publicisation de la vie privée (ou personnelle) projetée dans cet espace virtuel, outil d’échanges horizontaux dans l’espace civil mais aussi support d’intrusions administratives générant des atteintes aux libertés : fichiers, contrôles de toutes sortes. Les entreprises privées, commerciales, les moteurs de recherche s’immiscent aussi fortement dans la sphère privée.
La plupart des auteurs utilisent indifféremment les mots « espace » ou « sphère ». On peut cependant trouver une nuance entre les deux termes, le mot sphère comportant une notion de responsabilité ou d’obligations, qu’elles soient publiques : services publics, institutions, ou privées : responsabilité de l’individu. La notion d’espaces et la question de leurs délimitations est plus d’ordre physique.
Les deux sphères, publique et privée ne sont pas étanches. Il est légitime, par exemple, que la Loi intervienne sur les violences faites aux femmes et aux enfants dans le cadre familial, le plus souvent patriarcal. Par ailleurs « la sphère privée ne peut englober des réalités aussi différentes que la vie sexuelle, la vie familiale, l’activité économique ou la société civile [3] ». Il convient donc de distinguer dans la sphère privée l’intime, le privé marchand, le privé non marchand. Eddy Khaldi distingue trois espaces de la laïcité : « l’espace public constitué par les institutions publiques (écoles, hôpitaux, casernes, prisons…) ; l’espace civil (rue, transports, commerce…) ; l’espace privé qui est celui de l’intime (domicile, lieux de culte…) [4] ». Marc Horwitz note que « la frontière entre espace public et espace privé est devenue plus floue [5] ». Il rapporte que le Haut Comité pour l’intégration (HCI) « a souhaité que soit non seulement créé un troisième espace, l’espace civil, mais aussi que l’on remplace « espace privé » par « espace intime ». L’espace civil comprend le domaine public et les entreprises privées recevant du public. Les libertés individuelles, dont la liberté religieuse, y priment pour autant qu’il n’y ait pas de trouble à l’ordre public. Dans l’espace intime, essentiellement le domicile, la liberté religieuse est entière sauf à attenter aux droits fondamentaux de la personne. Henri Peña-Ruiz, concernant la neutralité laïque, précise le propos en écrivant : « L’État laïque n’est pas neutre lorsqu’il s’agit de choisir entre liberté et asservissement ou mise en tutelle, égalité et discrimination, intérêt général et intérêt particulier. Bref, la neutralité en matière spirituelle n’implique pas le relativisme éthico-politique ni l’équivalence artificielle entre erreur et vérité, justice et injustice [6] ».
Confondre ou effacer les différentes sphères est le propre des régimes totalitaires d’inspiration religieuse ou non. Roger Evano [7] cite Claude Lefort pour qui « totalitaire est donc le bon mot pour faire entendre l’avènement d’un mode de domination dans lequel sont effacés à la fois les signes d’une division entre dominants et dominés, les signes d’une distinction entre le pouvoir, la loi et le savoir, les signes de différenciation des sphères de l’activité humaine ».
Interdits, limites et libertés
Les délimitations entre les différents espaces - publics et privés - prennent source dans la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. La confusion entre ces espaces et la méconnaissance de la loi de 1905 sont utilisés parfois au service d’un projet identitaire qui remet en cause tout à la fois libertés et laïcité. C’est le cas de la tentative d’interdiction de tenues féminines dans l’espace public au nom d’une laïcité dévoyée et en toute méconnaissance feinte des textes réglementaires6, même si ces tenues peuvent légitimement alimenter un débat sur l’émancipation des femmes.
Dans un dossier intitulé Pluralisme, laïcité, sphères publiques et sphères privées [8], la Ligue des droits de l’homme (LDH) fait un contresens en opposant laïcité et libertés notamment à propos de la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école. En caractérisant les élèves des écoles, collèges et lycées comme « usagers du service public », J.-P. Dubois (président d’honneur de la LDH) commet une erreur, car l’usager de la poste (en dehors du fait qu’elle se privatise comme d’autres services publics) n’est pas tenu à la neutralité laïque contrairement à ses agents puisqu’il n’est pas tenu d’utiliser ce service. Mais on ne peut pas dire que l’élève est un usager de l’École publique car elle est obligatoire et c’est une institution, qui avait donné le mot « instituteur ». L’élève doit y être tenu à l’écart de tout prosélytisme et bénéficier d’un enseignement affranchi de tout dogme. La logique de neutralité doit s’appliquer aux accompagnateurs de sorties scolaires car assimilés alors aux enseignant-e-s, cette règle ne s’appliquant pas aux parents d’élèves individuels quand ils viennent à l’école y compris en tant que représentants au Conseil d’école.
L’officiel Observatoire de la laïcité présidé par J-L.Bianco vient de produire un dossier sur « Les libertés et interdits dans le cadre laïque [9] ». Il s’agit d’un « rappel succinct et précis des libertés et interdits qui s’inscrivent dans le cadre laïque ». En voici un résumé :
Religieux, identitaires, droites extrêmes
Manif pour tous, appels à la haine, homophobie, journées de retrait de l’école contre le programme ABCD de l’égalité , commandos et publications contre l’IVG franchissent parfois les limites de la liberté d’expression des religions, reconnue dans l’espace public. L’offensive concomitante actuelle des religions, parfois dissimulée sous la tradition ou le culturel, vise à faire sauter la séparation entre le religieux et le politique. Il s’agit de renverser le cadre laïque en le dénaturant, en brouillant les repères et la hiérarchie entre le cadre commun et la pluralité des convictions qui sont particulières. La liberté de conscience est remplacée par la liberté religieuse, la fraternité par l’œcuménisme, la solidarité par la charité, le social collectif par le privé individuel. Ces grignotages visent à rétablir un cléricalisme où les préceptes religieux de tous ordres prévaudraient sur les lois humaines pour mieux contrôler la société. Pour certains, cela va jusqu’au refus de ces lois communes, pour d’autres jusqu’à la revendication d’un totalitarisme théocratique. Pour d’autres encore, - ou les mêmes -, cela passe par un marquage territorial des espaces publics et privés au moyen d’une visibilité organisée et contrôlée des tenues vestimentaires le plus souvent féminines.
Pour étendre leur sphère d’influence, jouant sur l’intimidation, les religieux de toutes confessions utilisent la notion de blasphème, amalgamant la critique des dogmes religieux, - normalement soumis au débat - , à l’attaque prohibée des personnes. Des intellectuels classés à gauche légitiment cette tentative de délimitation « d’un espace sacré enlevé au domaine de la raison et du débat démocratique ». Edgar Morin, cité par Roger Évano, écrira après les attentats contre Charlie hebdo : « Dans le fond il faut essayer de se réguler et ne pas offenser ce qu’il y a de sacré pour autrui [11]… ».
Seule la laïcité est un principe d’avenir commun et d’unité qui s’appuie sur la triple distinction entre ce qui est universel - qui appartient à tous - ce qui est particulier - qui appartient à une partie de la population (les convictions religieuses ou non) - ce qui est singulier appartient à un individu (l’intime). L’universel n’efface ni le particulier ni le singulier, mais sa négation ne peut que propulser le particulier synonyme de communautarisme et de division. « Chaque homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition » a écrit Montaigne. L’universalité du principe laïque et des droits humains interdit tout privilège et toute « division de l’humanité selon des critères secondaires, le sexe, la prétendue race […] [12] » auxquels on peut ajouter les convictions."
[2] PENA-RUIZ H. (2014), « République ». in H. Pena-Ruiz, Dictionnaire amoureux de la laïcité. Paris : Plon, 2014 p.760-765.
[4] KHALDI, E & ALF (2015). ABC de la laïcité. , Paris : Demopolis.
[5] CERF M. & HORWITZ M. (dir), (2016) Dictionnaire de la laïcité. Paris : Armand Colin, 2ème édition.
[6] PENA-RUIZ H. (2014), « Neutralité » in H. Pena-Ruiz, Dictionnaire amoureux de la laïcité. Paris : Plon, 2014 p.658-663.
[7] ÉVANO R. (2016), La démocratie face au défi de l’islamisme, L’Harmattan, p.35.
[8] Hommes et libertés N° 158, juin 2012.
[10] Le précieux Laïcité, Le vade-mecum de l’AMF, de l’Association des Maires de France de novembre 2015 recommande de ne pas utiliser le terme « repas de substitution » http://www.creal76.fr/pages/la-laicite/laicite-etservices-publics.html
[11] EVANO R. (2016), La démocratie face au défi de l’islamisme, L’Harmattan, p.44-45.
[12] PENA-RUIZ H. (2014), « Universel ». in H. Pena-Ruiz, Dictionnaire amoureux de la laïcité. Paris : Plon, 2014 p.865-867.
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