Tribune libre

Politiquement correct, le vocabulaire (Yves Agnès)

Yves Agnès, ancien rédacteur en chef au "Monde", ancien directeur du Centre de formation des journalistes (CFJ). 23 janvier 2019

[Les tribunes libres sont sélectionnées à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Extrait de Yves Agnès, "Le poison du politiquement correct" (2017) [1].

"Vocabulaire (1)

Le (bon) journaliste doit être vigilant dans l’utilisation des mots. Ils ne sont jamais tout à fait neutres. Surtout, la réception par le public ne l’est pas non plus, leur « ressenti » (comme pour la température) et leur interprétation offrent un large éventail... L’Observatoire de la déontologie de l’information a fait un excellent travail de pédagogie à ce sujet (« Le vocabulaire en liberté surveillée », sur le site de l’ODI [2]). Bien évidemment, l’expression un médecin « musulman marié à une française », employée par un présentateur de France 2 en 2015, est une maladresse peu reluisante. On ne compare pas des pommes et des carottes.

Le journaliste ne doit-il pas s’efforcer sans relâche à l’exactitude, pour cerner la vérité au plus près ? De là à s’interdire tout mot, expression ou locution risquant de déplaire aux bien-pensants, il y a un fossé. Hélas allègrement franchi, car les médias mêlent trop souvent leurs voix à ceux qui entendent censurer ou contrôler la liberté d’expression. Un politiquement correct pas correct du tout.

L’expression « Juif de France », dont la clarté ne prête guère à confusion ou à interprétation, a fortiori antisémite, a été vivement critiquée ici et là après avoir été écrite en 2015 dans des titres du Monde et de L’Express. Elle est pourtant employée couramment par de nombreux membres de la Communauté israélite française. Aïe ! Qu’avons-nous écrit là ? Le terme israélite est affreusement connoté aujourd’hui, paraît-il, à la différence d’hier. Il serait réservé à l’extrême droite. Ouvrons Le Petit Robert (édition 2005) : « Vieilli. Personne qui appartient à la communauté, à la religion juive. Ce nom peut avoir des connotations antisémites chez ceux qui évitent l’emploi du mot juif ». Qui sont donc « ceux qui évitent » ? Ou comment créer un problème de compréhension entre tous, là où la simplicité et la tolérance devraient s’imposer. Aujourd’hui comme hier. Revenons aux « Juifs de France » : l’expression « Les catholiques de France », à la page une de La Croix, n’a quant à elle soulevé aucune réprobation...

Nous sommes au royaume d’Ubu. Que les journalistes fassent attention à ne pas choquer (ou être mal compris par) une partie de leur public, oui. Que d’aucuns décident des termes que tout citoyen peut prononcer ou écrire au nom d’une morale sans fondement, non.

Un autre terme phare du lexicalement correct est celui de « race ». Vous risquez gros en l’employant car, comme chacun ne le sait pas, les races n’existent plus. Ah bon ! Mais alors, pourquoi en faire un bras, encore et encore, avec le racisme ? Constitution française, article premier : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion (…) » La biologie nous le confirme, grâce aux généticiens et au séquençage du génome : les hommes sont bien différentiables par l’origine géographique de leurs regroupements primitifs. C’est moins parlant que les couleurs, mais tout aussi véridique. Au reste, nombre de « noirs » antiracistes ne se privent pas de qualifier par leur teinte blanche les auteurs des malheurs qui leur sont ou ont été faits.

Dans les interdits édictés par les censeurs de la libre parole figurent donc un certain nombre de mots du dictionnaire. « Noir », bien sûr (employer de préférence « black », c’est branché), ainsi que « jaune » (asiatique) ; mais curieusement « blanc », et même « petit blanc » est autorisé pour désigner les Européens ou les descendants de colons venant du vieux continent. Prohibé aussi pédéraste, par exemple (il faut dire, selon les cas, gay, homosexuel ou pédophile), ou l’expression « fasciste musulman » (Allah sait pourtant qu’il sont nombreux), etc. Veiller à ce que la parole reflète correctement les bonnes manières est le travail de ce nouveau clergé prompt à réprimander. Chassez le naturel et le religieux despotique revient au galop.

Avec la féminisation des noms de métier – autre règle imposée depuis peu –, on est par moment dans le ridicule. Comme avec ce titre du Monde (18 septembre 2015) : « Mort d’une pompière volontaire dans les Pyrénées-orientales ». Encore heureux que l’événement n’a pas eu lieu au Bois de Boulogne ! Pourtant, l’Académie française avait tenu à pondre une mise au point ferme le 10 octobre 2014 : « Elle rejette un esprit de système qui tend à imposer, parfois contre le vœu des intéressées, des formes telles que professeure, recteure, sapeuse-pompière, auteure, ingénieure, procureure, etc., pour ne rien dire de chercheure, qui sont contraires aux règles ordinaires de dérivation et constituent de véritables barbarismes ». L’écrivaine, en veine d’inspiration, n’est guère plus élégante. Ou la préfète. Mais ces raisonnables exhortations n’empêchent pas de lire ces incongruités en permanence dans nos gazettes. Le clergé de la bien-pensance a aussi ses prêtresses."

[1Publié notamment dans la revue "[im]Pertinences" (Académie de l’éthique) : "Le poison du politiquement correct - Catéchisme du savoir vivre et penser" (note du CLR).



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