Yves Agnès, ancien rédacteur en chef au "Monde", ancien directeur du Centre de formation des journalistes (CFJ). 31 mars 2018
Extrait de Yves Agnès, "Le poison du politiquement correct" (2017) [1].
"Communautarisme
« Tendance du multiculturalisme américain qui met l’accent sur la fonction sociale des organisations communautaires (ethniques, religieuses, sexuelles, etc.) » (Larousse). Mots associés, donc : identité, minorités, ethnie, peuple, religion, pays, région, immigration, origines, culture, coutumes...
Une des meilleures illustrations de cette « tendance » peut être l’existence paisible de 300 000 Amish, ces immigrés de religion anabaptiste, qui vivent à l’écart de la vie moderne mais au milieu des autres populations depuis leur installation au XVIIème siècle, en majorité dans les Etats américains de l’Indiana, de l’Ohio et de la Pennsylvanie. Des agriculteurs et des artisans pas gênés de n’utiliser que des voitures à cheval, de porter les mêmes sortes d’habits foncés que jadis, les femmes avec la coiffe, les hommes avec la barbe, avec 8 à 10 enfants par famille... Ils parlent un dialecte de la Suisse alémanique de leurs origines, ne votent pas, ne contractent pas d’assurance sociale, et sont des pacifistes dans l’âme.
Au pays du communautarisme, ils peuvent vivre en bonne intelligence avec tous, notamment les nombreux autres groupes qui ont gardé une partie de cet esprit ou l’ont recréé : les ex Irlandais célèbrent fidèlement et en fanfare la Saint-Patrick, les ex cow-boys ont leurs rodéos, les homosexuels militants ont inventé en 1970 les « Gay Pride » (ou marche des fiertés), pour ne citer que ces exemples.
Il en va autrement en France, où les minorités n’ont pas obtenu la même reconnaissance que la création tardive des Etats-Unis d’Amérique il y a seulement un peu plus de deux siècles leur a d’emblée et quasi naturellement reconnu. La seule religion qui pouvait défiler ostensiblement, encore après la seconde guerre mondiale, était le catholicisme dominant ; la Fête-Dieu au printemps, les « Pardons » en Bretagne, cette province si particulière où l’on chantait à cette époque dans les églises (pleines) « catholiques et Bretons toujours » ! Le sentiment d’appartenance à une région ou à une autre avec ses traditions propres est pourtant encore vivace, et l’on se fait un devoir ici et là d’en perpétuer certaines, comme les férias à Bayonne ou Dax, ou les rassemblements inter-celtiques, en Bretagne encore.
Mais l’Hexagone, marqué au fer par les annexions des provinces, par huit guerres de religion au XVIème siècle entre papistes et huguenots, par le Révolution de 1789 et ses suites sanglantes... n’a trouvé la paix en elle-même que depuis un siècle, avec la séparation de l’Etat et des Eglises. Une notion exotique pour de nombreux pays démocratiques, insensée pour de trop nombreux autres. D’où la préférence ici pour les fêtes « nationales », dont certaines, comme Noël (cadeaux) ou Pâques (les œufs en chocolat) n’ont gardé de religieux que leur origine.
Dire que les modes de vie et de pensée français se sont américanisés depuis quarante ans est un euphémisme. Et pas seulement parce que les enfants ont adopté Halloween. On a assisté sans broncher à une infiltration rapide de la « culture » de masse américaine (musique, télévision...), la consommation à outrance, et jusqu’à la malbouffe qui a produit ici les mêmes effets qu’outre Atlantique, obésité et autres calamités, de masse elles aussi.
La dévotion pour ce pays objet de tous les désirs et de tous les cultes est devenue prégnante dès le milieu des années 1970 dans la jeunesse et chez les trentenaires. Avec un porte-parole de talent, le quotidien Libération, qui a peu à peu ensemencé les autres médias, la classe politique et les intellectuels. Les esprits étaient mûrs pour la déferlante relativiste et ce qui va avec, le multiculturalisme notamment.
Parmi les « fondamentaux » de cette nouvelle approche (qui a engendré le « politiquement correct »), le communautarisme a ses propres règles, à l’opposé de la laïcité. En premier lieu la communauté (de lieu, de pensée, de religion, etc.) est supérieure à la nation. Contrairement à leurs prédécesseurs juifs ashkénazes, italiens, polonais... qui ont voulu se couler sciemment et totalement dans l’entité France et s’y assimiler, les nouvelles immigrations n’ont pas eu autant cette volonté. Le communautarisme ambiant pousse au contraire à cultiver sa différence et à s’afficher, à imposer sa présence aux yeux des autres, notamment en manifestant en public les marques de ses origines ou de sa religion. La célébration à Paris chaque année du Nouvel An chinois est un signe qui ressemble étrangement à la Saint-Patrick irlandaise. On trouvera bientôt le défilé et les bals populaires du 14 juillet désuets et contraires aux nouveaux préceptes de la vie commune.
Sur cette toile de fond qui favorise en réaction tous les populismes, nous allons retrouver nos Amish : le communautarisme rime souvent avec un regroupement géographique lorsqu’il est possible, et une contestation du progrès, de la modernité, de la science, un refus des évolutions qui trouve son paroxysme chez les « radicaux » des diverses communautés, et un attachement aux coutumes ancestrales. Critiquer cette conception de la vie en société est une véritable offense, voire un délit, selon les canons du politiquement correct. En même temps, on attend tout de la société en général, de sa protection sociale et de sa puissance publique. Ce qui est à l’opposé, du coup, des modes de pensée courants aux Etats-Unis. Qui trop embrasse mal étreint."
[1] Publié notamment dans la revue "[im]Pertinences" (Académie de l’éthique) : "Le poison du politiquement correct - Catéchisme du savoir vivre et penser" (note du CLR).
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