Tribune libre

Pas politiquement correcte, la laïcité (Yves Agnès)

Yves Agnès, ancien rédacteur en chef au "Monde", ancien directeur du Centre de formation des journalistes (CFJ). 17 juin 2018

Extrait de Yves Agnès, "Le poison du politiquement correct" (2017) [1].

"Laïcité

Le débat sur la laïcité, très actuel en ce milieu des années 2010, touche au cœur du politiquement correct, en révélant son incohérence. Celui-ci a subrepticement dévoyé la laïcité à la française.

Pléonasme que cette expression. La laïcité est un privilège inouï et exclusif de notre société, la plus belle invention, sans doute, de ce vieux pays construit sur vingt siècles et quelques d’affrontements et de violences meurtrières. Une conquête intellectuelle et politique d’un siècle seulement, posant les bases solides d’un « vivre ensemble » positif.

La laïcité, régie par la loi de 1905 (taillée au départ sur mesure pour limiter l’influence de la puissante Eglise catholique qui mène le combat anti républicain) et la Constitution, permet en effet à chaque individu de pratiquer la religion de son choix, d’être athée ou agnostique, c’est la liberté de conscience. Elle lui permet aussi de parler de ses croyances, c’est la liberté d’expression. Une double garantie. Elle accorde enfin aux religions les libertés nécessaires pour s’organiser en toute indépendance, et ne les exclut pas des aides publiques, comme pour les associations selon la loi de 1901. Deux points ont particulièrement été discutés à l’époque : les signes extérieurs (comme le port de la soutane par les prêtres) et les pratiques cultuelles dans l’espace public (comme les processions) et tranchés dans le sens le plus libéral. Ils sont aujourd’hui encore au centre des débats.

Pendant des décennies cette laïcité a pu se consolider, la résistance des cléricaux faisant progressivement place à son acceptation totale par les trois principaux courants religieux (catholiques, protestants, juifs). Le clergé catholique, après le concile Vatican II (1962-1965), se fait moins visible et les processions aussi. Le concours des finances publiques, notamment pour les églises et les établissements d’enseignement, est une aubaine car la déchristianisation s’accroît fortement après la seconde guerre mondiale ; un régime spécial de protection sociale du clergé est intégré au système paritaire français.

Mais voici qu’à la fin du siècle dernier, les fondamentalistes religieux redressent la tête et qu’un quatrième courant monothéiste s’installe avec force, l’islam. Cette religion n’est pas comme les autres, en ce sens qu’elle ne fait pas de distinguo entre « pouvoir spirituel » et « pouvoir temporel », entre religion et politique. Comme l’attestent non seulement ses écrits, mais la situation de l’ensemble des pays dits musulmans, à la religion d’Etat, depuis le rétrograde et totalitaire « guide suprême » de l’Iran, l’ayatollah Ali Khamenei, jusqu’au plus moderne « commandeur des croyants » du royaume du Maroc, sa majesté Mohammed VI.

Sous la pression puissante de ses intégristes, la « communauté musulmane » en France, qui grossit avec une immigration soutenue, introduit dans nos villes et nos banlieues des modes de vie qui y étaient inconnus. Dans les zones où l’islam radical est le plus implanté, les femmes ne peuvent plus sortir – ou entrer dans le secteur – sans avoir au minimum la tête couverte. Avec un foulard comme autrefois à l’église, mais de plus en plus avec des tchador, hidjab, niqab et burka qui ôtent à la femme son identité, la renvoyant à son « genre ». S’il n’y a pas de mosquée dans le coin, on s’autorise à prier en groupe dans la rue, on l’a vu notamment dans le sud de la France.

On exige bientôt l’application de la loi religieuse (la fameuse charia) dans les services publics, particulièrement les écoles, les piscines et les hôpitaux, où les agressions verbales voire physiques se multiplient, comme l’atteste notamment le rapport annuel de l’Observatoire national des violences en milieu de santé qu’il a fallu créer en 2005. On attaque ouvertement les valeurs de la République. Par exemple en organisant un Salon de la femme musulmane où l’on a pu voir en septembre 2015 (troisième édition, Pontoise) deux imams-prédicateurs parler en toute quiétude de la question de savoir s’il faut ou non battre sa femme. Sic. Deux militantes féministes Femen, seins à l’air, ayant protesté vigoureusement, elles sont agressées et huées aux cris de « Sales putes ! », « Il faut les tuer ! », avant que la police ne vienne les protéger.

Et l’on s’étonne aujourd’hui, après des décennies de propagande intensive d’un côté, de laisser-aller politiquement correct de l’autre, que la France soit devenue un terrain privilégié de recrutement pour la « guerre sainte » au Moyen-Orient et pour les attentats de masse en Europe. La « communauté musulmane » répond par un silence assourdissant – mis à part quelques individualités remarquables – l’incapacité à s’organiser, à prendre des initiatives, à défendre haut et fort les valeurs universelles, auxquelles pourtant la majorité se dit attachée selon divers sondages. Et l’on s’étonne aujourd’hui, après des décennies de propagande intensive d’un côté, de laisser-aller politiquement correct de l’autre, que la France soit devenue un terrain privilégié de recrutement pour la « guerre sainte » au Moyen-Orient et pour les attentats de masse en Europe. La « communauté musulmane » répond par un silence assourdissant – mis à part quelques individualités remarquables – l’incapacité à s’organiser, à prendre des initiatives, à défendre haut et fort les valeurs universelles, auxquelles pourtant la majorité se dit attachée selon divers sondages. L’écrivain algérien Boualem Sansal, qui a vu la guerre civile et la « salafisation » de son pays en quelques décennies post-indépendance, se désole et appelle les Français à se ressaisir, avec une condition : « La France doit retrouver l’usage de la parole libre et en faire une arme » (dans Valeurs actuelles, 10 janvier 2017).

Il est plus que temps. Dès les années 1980, les plus engagés pour la laïcité dans la société, par exemple les militants et dirigeants de la Ligue de l’enseignement, ont stoppé leur combat anticlérical, et entrepris d’établir une sorte de « dialogue constructif » avec les organisations religieuses, à commencer par l’Eglise catholique. Au nom d’une « tolérance » qui serait renforcée en mettant de côté la défense de la raison, de la science, des valeurs universelles. Ils ont ainsi mis le doigt dans l’engrenage. Ce qui autorise cette vraie laïque qu’est Elisabeth Badinter à observer qu’ « une partie de la gauche a baissé la garde » : dans les années 1980, « la collusion du relativisme culturel et du différentialisme fut dramatique et contribue à la remise en cause de l’universalité des droits de l’homme ». Dans la même interview au Monde (3 avril 2016), elle évoque sa « vive critique », à l’époque, des « féministes » et de Danielle Mitterrand, prenant « la défense du droit à l’excision et à la polygamie » au nom du respect des différences. Il est quand même humiliant que la laïcité vraie soit aujourd’hui davantage défendue par le Front national que par la gauche…

Dans ce contexte, la Conférence des évêques de France publie en librairie en octobre 2016 une « adresse aux habitants de notre pays » intitulée « Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique ». Pourquoi pas ? Dans une interview au Monde, son président Georges Pontier, archevêque de Marseille, constate que « nous sommes devenus pluriculturels et il nous faut réussir avec ce que nous avons de meilleur, qui est contenu dans les mots ‘‘ liberté, égalité, fraternité’’ ». Bien. Il précise toutefois que la laïcité « ne doit pas dépasser son objectif en [en] faisant un projet de société, qui envisagerait une sorte de neutralisation religieuse de cette société, en expulsant le religieux de la sphère publique vers le seul domaine privé où il devrait resté caché ». Beaucoup moins bien.

La tolérance est le principe vital de notre laïcité. Mais une tolérance de protection et non de laisser-faire et d’acceptation de tout et n’importe quoi. Si elle veut atteindre son objectif et garantir le « vivre ensemble », ce ne peut être un blanc-seing pour des pratiques et des propagandes qui seraient contraires aux lois et aux droits de l’homme. Les graves dérives soulignées obligent aujourd’hui à reconsidérer les choses, à reconnaître les erreurs commises, à redresser la barre. Toutes les religions ont droit de cité, tout croyant a droit au respect de ses convictions. Mais la croyance est d’ordre privé – n’en déplaise aux évêques –, propre à chaque citoyen, lequel n’a pas à imposer quoi que ce soit, de façon active ou passive, à autrui ou à la société.

La tolérance est une valeur de premier plan, ne la galvaudons pas."

[1Publié notamment dans la revue "[im]Pertinences" (Académie de l’éthique) : "Le poison du politiquement correct - Catéchisme du savoir vivre et penser" (note du CLR).



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