Revue de presse

"L’inquiétante racialisation du discours de gauche" (F. Noudelmann, Le Monde, 12 mai 16)

François Noudelmann, Professeur à l’université de Paris-VIII. 11 mai 2016

"Depuis les attentats contre Charlie Hebdo, un discours critique est apparu chez certains universitaires qui emploient un langage racial, identifiant des paroles blanches ou non blanches. Cette répartition des êtres parlants selon leur couleur a été revendiquée par des enseignants de l’université Paris-VIII lors des grèves contre la " loi travail " et récemment par les signataires d’une pétition demandant que la non-mixité soit reconnue comme un droit (Mediapart, le 4 mai).

Ces appels provenant d’une université issue, en 1969, d’un désir contestataire, révèlent un dévoiement de son esprit et de ses pratiques. Dans cette université-monde se croisent des étudiants aux origines et aux cultures diverses. Les langues, les couleurs et les styles de vie cohabitent, les tenues voilées les plus variées côtoyant les plus dénudées, la plupart se rassemblant dans les lieux de savoir et de recherche.

La promotion d’activités séparées entre Blancs et non-Blancs, même si ses défenseurs " blancs " déclarent soutenir les autres, est symptomatique de la trahison par une certaine gauche des idéaux libertaires de 68 qui défendaient l’égalité des races et des sexes, la liberté sexuelle, le droit à l’irréligion, l’accueil des marginaux et, plus généralement, l’hybridation infinie des corps, des savoirs et des pensées. En répartissant la société en Blancs dominants et non-Blancs dominés, ce nouveau discours de gauche rejoue une vieille rengaine marxiste, sans imagination, antérieure à Sartre, Marcuse ou Castoriadis. Il cherche désespérément à remplir la place vide du prolétaire perdu par une victime indistincte, totem de tous les opprimés, définie comme " non-blanche ", et qui serait le dernier recours pour relancer la dialectique révolutionnaire.

En hypostasiant les opprimés qui se retrouvent enclos dans une culture homogène, ce marxisme en loques se rhabille avec une rhétorique identitaire que les campus américains ont promue et déjà dépassée. Mais les suiveurs politiquement corrects la décalquent naïvement sur les sociétés européennes qui n’ont pourtant pas la même histoire que les Etats-Unis. Plus profondément, derrière ces arguments se cache un moralisme qui n’a rien de politique, volant au secours des faibles et battant noblement sa coulpe.

Les Blancs qui recommandent aux non-Blancs de les exclure montrent qu’ils sont au côté des victimes, dans une abnégation qui les dispense de toute analyse, notamment sur les disparités entre groupes victimaires. Ils gardent pour seul guide la bien-pensance qui noie les autres dans l’océan de leur repentir. La sociologie invoquée par ces dévots contrits masque un credo moral qui les dispense d’analyser leur propre milieu socio-culturel, la déconstruction de l’expérience critique n’étant pas leur fort. Ils n’évitent toutefois pas le paradoxe de rester des Blancs qui parlent pour les " non-Blancs ", c’est-à-dire à leur place, et qui reconduisent de surcroît une catégorie ethnocentriste du type " les non-Européens ".

Le droit à la non-mixité ne saurait faire oublier que cette non-mixité est, dans l’histoire des rapports de pouvoir, un devoir et une injonction à la séparation. Les sociétés ou les groupes se distinguent évidemment par des ressemblances et des dissemblances, et des critères empiriques permettent d’identifier ce qui les unit et les sépare. Que des êtres se regroupent par airs de famille ou intérêts, qu’ils se rallient face à une stigmatisation, qu’ils exigent la reconnaissance des torts passés et présents, rien de plus logique et légitime.

Mais promouvoir cet entre-soi par principe (sans en être partie prenante), et non par coutume ou circonstance, c’est promouvoir l’idéologie de la séparation, commune aux apartheids raciaux, sociaux ou sexuels. C’est aller dans le sens d’un essentialisme qui enferme les individus dans leur prétendue couleur. Et même si la revendication d’un droit à la non-mixité en appelle ici à une inversion de la hiérarchie raciale, mettant le Blanc en position de retrait, elle encourage l’idée d’une inégalité des races et la pulsion d’un rejet immunitaire des altérités.

L’histoire des luttes émancipatrices témoigne au contraire que la mixité est une victoire contre la séparation : celle des hommes et des femmes, des pauvres et des riches dans les écoles, les espaces publics, les institutions, les emplois ; celle des êtres de couleurs différentes et leur droit à former des " couples mixtes ". A l’heure où ces mixités sont remises en cause, notamment par les religions, dans les établissements scolaires, les hôpitaux, les piscines ou les usages matrimoniaux, l’appel à soutenir un droit à la non-mixité consonne avec les pouvoirs obscurantistes.

Plus pernicieuse encore, la rhétorique de la séparation aboutit à l’exclusion de ceux qui n’entrent pas dans le dualisme des Blancs et des non-Blancs. Où doivent se situer tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans ces assignations ? Ceux-là n’ont pas de place dans les catégories racialistes de gauche et de droite. Doivent-ils penser que leur parole est de couleur gris clair ou blanc sombre ? Seront-ils soumis à la terminologie raciale qui définissait dans les sociétés d’apartheid des proportions, un quart de blanc ou un huitième de non-Blanc, pour savoir s’ils peuvent participer aux discussions ?

Dans la scission de la gauche entre le républicanisme qui masque les discriminations réelles derrière l’universel abstrait et l’identitarisme qui désigne les individus par leurs couleurs et généalogies, il est temps de faire entendre d’autres voix. Contre la logique séparatrice, il faut défendre la mixité comme principe sociopolitique et promouvoir les imaginaires de la rencontre, des interstices, des créolisations, des personnalités multiples et des affinités électives."

Lire « Contre la logique séparatrice, il faut défendre la mixité comme principe sociopolitique ».


Lire aussi "« La non-mixité racisée » : un racisme qui ne dit pas son nom" (A. Jakubowicz, 14 av. 16), "Madame Autain, vous êtes en partie responsable de la crise d’identité" (A. Ketelbuters, huffingtonpost.fr , 3 mai 16), J. Julliard : « Aux sources de l’islamo-gauchisme » (Le Figaro, 2 mai 16), "L’antisémitisme de gauche peut coûter cher à l’Europe" (D. Macshane, liberation.fr , 3 mai 16), "Les idiots utiles de l’islamisme conquérant" (Brice Couturier, France Culture, 20 av. 16), "Les tweets de Monsieur Edwy" (causeur.fr , 11 av. 16), Quand Edwy Plenel condamne l’"excommunication politicienne" de Tariq Ramadan (Printemps républicain, 27 mars 16), "Les comiques croupiers" (J. Macé-Scaron, Marianne, 25 mars 16), "Gauche autoritaire, islamisme et terrorisme" (R. Fregosi, huffingtonpost.fr , 29 fév. 16), Gauchisme / islamisme : le témoignage d’une ex-militante de la LCR (laregledujeu.org , 4 fév. 16), "Expliquer, c’est excuser" (H. Glevarec, liberation.fr , 24 jan. 16), "La gauche et l’islam : le cas « Libé »" (hebdo.ch , 21 jan. 16), "Islamisme, femmes et capitalisme : Marx attaque" (V. Toranian, revuedesdeuxmondes.fr , 18 jan. 16), "Doit-on salir les libérateurs d’Auschwitz pour blanchir les salafistes ?" (causeur.fr , 15 jan. 16), S. Chafik : "Cette gauche qui s’allie aux islamistes méconnait la solidarité" (huffingtonpost.fr , 23 déc. 15), "Employer la cause de l’antiracisme contre elle-même" : Gilles Clavreul, Tariq Ramadan, les "Indigènes" (lefigaro.fr/vox , 17 déc. 15), "Les idiots utiles de l’islamisme radical" (T. Gadault, hexagones.fr , 1er déc. 15), "Le parti de Clémentine Autain appelle à se rendre à un meeting de Tariq Ramadan" (lefigaro.fr , 10 déc. 15), Caroline Fourest : "L’après-Charlie Hebdo et comment transformer les victimes en bourreaux" (slate.fr , 9 juil. 15), M. Houellebecq : "Le terrorisme et le militantisme sont des moyens de socialisation" (La Revue des deux mondes, leparisien.fr , 2 juil. 15), "Terrorisme, défis et dénis" (Le Monde, 3 juil. 15), Attentat de l’Isère : cette haine que la France a laissé prospérer contre elle-même (G. Chevrier, P.-F. Paoli, Y. Roucaute, atlantico.fr , 27 juin 15), "Todd contre les intégristes, tout contre" (Bernard Schalscha, laregledujeu.org , 18 juin 15), "Les corbeaux" (J. Macé-Scaron, Marianne, 5 juin 15), C. Fourest : « On ne fera pas baisser le racisme en trouvant des excuses sociologiques aux fanatiques » (Libération, 21 mai 15), "Emmanuel Todd, intellectuel zombie" (J. Macé-Scaron, Marianne, 8 mai 15), "La mouvance antiraciste malade du confusionnisme" (J. Dion, marianne.net , 20 mars 15), "De la sauce blanche dans les cervelles" (Guy Konopnicki, Marianne, 27 fév. 15), C. Fourest : "Ces progressistes qui crachent sur les morts du 7 janvier" (huffingtonpost.fr , 5 mars 15), "Quand la gauche radicale s’acoquine avec des accros de l’intégrisme" (marianne.net , 26 fév. 15), "La gauche candide sur Charlie" (J. C. Grøndahl, Libération, 9 fév. 15), "Quand laïcité rime avec conformisme et autocensure" (R. Fregosi, lemonde.fr , 21 jan. 15), C. Fourest : "Violences contre Charlie Hebdo : la mondialisation des imbéciles" (huffingtonpost.fr , 19 jan. 15), "Charlie Hebdo : des combattants de la laïcité cible privilégiée des islamo-gauchistes" (marianne.net , 11 jan. 15), "La gauche radicale a eu tort d’attaquer la prétendue islamophobie de « Charlie »" (C. Ramaux, Le Monde, 10 jan. 15) (note du CLR).


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