Gérard Biard est rédacteur en chef de "Charlie Hebdo". 28 novembre 2016
"La langue évolue au fil de l’actualité. Jusqu’à présent, lorsqu’on voulait évoquer l’indécision ou l’embarras face à un problème, on utilisait l’expressi on « comme une poule qui a trouvé un couteau ». Dorénavant, on pourra lui préférer « comme un sage qui a trouvé une crèche ». En effet, il semble que les membres du Conseil d’État ont beaucoup de mal à se prononcer sur la nature religieuse ou non des crèches de Noël, que certains édiles s’entêtent à vouloir installer dans leur mairie. Après avoir débattu longuement lors d’une première séance, le 21 octobre, sans avoir réussi à se mettre d’accord, les « sages » avaient décidé de reporter le vote au 3 novembre. Le 7 au soir, au moment d’envoyer le journal à l’imprimerie, on attendait toujours que le verdict soit rendu public... Il devrait l’être, dit-on, ce mercredi 9.
En théorie, la coutume voudrait que le Conseil d’État suive les recommandations de son rapporteur public. A l’issue de la première journée de débat, Aurélie Bretonneau a préconisé de ne pas « instruire par principe le procès de la crèche » (rires), en insistant sur « la dimension pacificatrice de la laïcité » (pouet pouet). Elle se prononce par conséquent pour l’autorisation, sous trois conditions. Que l’installation de la crèche soit « temporaire » - pas de crèches de Noël à Pâques ou pour le 14 juillet, donc -, que cela ne s’accompagne pas de tentatives de « prosélytisme religieux » - pas de racolage à moins de 500 mètres de l’étable - et, surtout, que cela revête « le caractère d’une manifestation culturelle ou au moins festive ». C’est le noeud que les membres du Conseil d’État ont eu beaucoup de mal, semble-t-il, à défaire : une crèche de Noël est-elle de nature religieuse ou culturelle ?
Observons, sans aucun a priori et en toute objectivité, une crèche. Qu’y voit-on ? Des personnages agenouillés ou en adoration devant un moutard officiellement né par l’opération du « Saint-Esprit », proclamé tour à tour « fils de Dieu », « Messie » et « sauveur des hommes », avec un horoscope pourri - il mourra jeune et dans d’atroces souffrances - mais une convention obsèques en béton - il ressuscitera et montera directement au paradis pour siéger à la droite de son père pour l’éternité. Que symbolise cette scène ? Le moment où le divin s’est « fait chair », acte fondateur d’un culte conquérant qui perdure depuis plus de deux mille ans et que l’on célèbre d’ordinaire dans les églises. A-t-on le droit d’y apporter des modifications « festives » - mettre une plume au cul à Joseph, un nez rouge à Marie, des porte-jarretelles au petit Jésus... - sans se faire traiter sur le champ de blasphémateur ? On conseille aux « sages » indécis de tenter l’expérience...
Permis de blasphème
Le Conseil d’État n’est pas l’Académie française, la science et le sens des mots ne sont pas sa spécialité. Mais ce n’est pas une excuse pour succomber à cette confusion toujours plus répandue et toujours plus entretenue, de loi Debré en loi Carle, entre « culturel » et « cultuel ». On peut déguiser les employés de mairie en Père Noël ou dresser un sapin dans le hall de n’importe quel bâtiment public. Mais y installer une crèche, c’est faire entrer une partie du catéchisme catholique dans un lieu où il n’a rien à faire. Les personnages de la crèche ne sont pas de banals santons, mais les protagonistes d’une histoire à dormir debout baptisée christianisme, religion qui n’a pas renoncé, loin s’en faut, à exercer un rôle déterminant dans l’espace public et politique, et qui est ravie de sucer la roue de l’islamisme dans ses assauts répétés contre la laïcité.
Alors, que les choses soient claires : s’il est admis qu’une crèche de Noël n’est qu’une installation « culturelle » et « festive », il ne faudra pas venir chouiner à l’atteinte au « sentiment religieux » le jour où des athées farceurs décideront d’aller passer la zézette du petit Jésus au cirage le soir du réveillon. Chacun fait la fête comme il l’entend."
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Patrick Kessel : "Comment expliquer à des jeunes perdus entre plusieurs identités que le voile n’a pas sa place à l’école mais que les crèches l’auraient dans des bâtiments administratifs !" (Prix de la Laïcité 2016. Discours de Patrick Kessel ), "Certains évoquent une tradition culturelle, comme si la scène où l’éternel est censé se faire homme n’était pas d’abord d’essence religieuse !" (Patrick Kessel : Les communautarismes contre les Droits de l’Homme et du Citoyen (Colloque du 5 nov. 16)),
"Se peut-il donc qu’une crèche de Noël soit un emblème religieux ? La réponse est un « oui » catégorique" (L. Stalla-Bourdillon, lavie.fr , 7 nov. 16), "Crèches de Noël : malaise au Conseil d’État" (Le Figaro, 27 oct. 16), "Le rapporteur public du Conseil d’Etat recommande d’autoriser les crèches de Noël dans les bâtiments publics" (marianne.net , 21 oct. 16), "Accepter des symboles religieux dans les mairies, c’est renoncer à la laïcité !" (M. Cerf, Egale, 22 oct. 16), "Y aura-t-il de la crèche à Noël ?" (V. Toranian, revuedesdeuxmondes.fr , 24 oct. 16), Les crèches dans les mairies ne sont "pas du tout une revendication des croyants" (francetvinfo.fr , 22 oct. 16), Rapport 2015-2016 du Collectif laïque : "Pour la laïcité, pour la République !" (juin 16), E. Conan : "Crèches de Noël, laïcité et mauvaise foi" (Marianne, 4 déc. 15), L’Association des maires de France demande plus de neutralité aux élus (la-croix.com , 18 nov. 15), "Crèches de Noël : la justice sème la confusion" (lefigaro.fr, 22 oct. 15), "Une justice administrative à géographie variable" (C. Arambourou, Ufal, 15 oct. 15), Pour l’Observatoire de la laïcité, une crèche de Noël est une « simple "exposition" culturelle ou traditionnelle » (la-croix.com , 13 oct. 15) , H. Peña-Ruiz : "La crèche n’a pas sa place dans une mairie" (Le Monde , 25-26 déc. 14), "Crèches : la laïcité ne s’use que si on ne la défend pas" (E. Conan, Marianne, 12 déc. 14), le communiqué du CLR Les ravis de la crèche (10 déc. 14), "Un tribunal interdit la crèche de Noël au conseil général de la Vendée" (lefigaro.fr , 3 déc. 14), Melun : la justice autorise la mairie à garder sa crèche à l’hôtel de ville (AFP, huffingtonpost.fr , 22 déc. 14) (note du CLR).
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