« Laïcité et entreprises » (Paris, 13 déc. 14)

P. Kessel : "Laïcité en entreprise : ouvrir le débat avec lucidité et courage" (Colloque du CLR, 13 déc. 14)

Patrick Kessel, président du Comité Laïcité République. 14 décembre 2014

Chers amis, je vous souhaite à toutes et à tous la bienvenue à ce nouveau colloque organisé par le Comité Laïcité République et remercie tout particulièrement nos intervenants qui ont répondu favorablement à notre invitation.

En octobre dernier, nous étions près de 600 personnes et une quarantaine d’associations réunies à la Mairie de Paris, pour la 9e édition du Prix de la Laïcité. Le prix national a été décerné à un chef d’entreprise, Jean-Luc Petithuguenin, qui a pris l’initiative de faire adopter une charte de la laïcité dans son entreprise. C’était anticiper sur le débat d’aujourd’hui.

Avant d’aborder notre sujet, je souhaite évoquer ces nouvelles agressions contre la laïcité dont témoigne l’actualité, en particulier cette affaire des crèches. La décision de justice condamnant l’installation de crèches à la mairie de Béziers et au conseil général de Vendée a en effet été accueillie par certains politiques et par certains médias comme la manifestation d’une laïcité "intolérante", "sectaire", voire "intégriste".
En quelque sorte, intégristes laïques et intégristes religieux : même combat ! Historiquement, ce discours a été porté par cette extrême droite pour qui la France ne pourrait être que blanche, catholique, apostolique et romaine.
Malheureusement, il convient de constater que des élites médiatiques, administratives et même des élus se sont portés caution pour légitimer la présence de ces symboles d’appartenance religieuse dans les lieux publics. La crèche ne serait qu’un symbole culturel, pas religieux, à traiter au cas par cas, ont argumenté certains éminents commentateurs, apparemment contrariés par la décision de la justice. A ceux-là, pour qui il eut mieux valu laisser filer plutôt que de risquer de jeter de l’huile sur le feu, rappelons que le problème, ce n’est pas l’huile, c’est le feu [1].

Civitas, association proche des milieux catholiques intégristes, qui a obtenu de faire installer une crèche au Parlement européen à Bruxelles [2], explique clairement ce que ce symbole signifie culturellement et politiquement. Son président, à cette occasion, a affirmé que "cet Enfant-Jésus au centre de la crèche est appelé à régner sur les Nations et [que] tout pouvoir vient de Dieu." "La civilisation n’est plus à inventer : elle a été, elle est, c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique. [...] Si le moment n’est pas venu pour Jésus-Christ de régner, alors, le moment n’est pas venu pour les gouvernements de durer", a-t- il ajouté.
Je ne vois pas bien où est la culture mais j’entends bien où est la menace !

On aurait tort de considérer cette campagne autour des crèches comme un épiphénomène insignifiant alors qu’elle constitue une attaque frontale contre la liberté de conscience et l’égalité des droits. Comment expliquer à des jeunes filles qui ont choisi de porter le voile qu’elles doivent l’ôter lorsqu’elles entrent dans l’école de la République, alors qu’il serait possible d’installer des crèches dans des lieux publics ? Y aurait-il deux poids et deux mesures selon la religion ?

Pendant une semaine, des voix se sont élevées pour dénoncer cette ”laïcité de combat”, laissant entendre qu’elle voudrait éradiquer les religions. Au Comité Laïcité République, nous ne sommes pas engagés dans une "laïcité de combat" parce que nous ne sommes pas en guerre contre les religions. Il faut le rappeler sans cesse : la laïcité n’est pas anti-religieuse. Elle garantit même la liberté de conscience et la pluralité des religions, ce qui est rarement le cas lorsqu’une religion se confond avec un pouvoir d’Etat. La laïcité ne se préoccupe pas du contenu des religions, laissant à chacun la liberté de croire ou de ne pas croire, de pratiquer une religion ou de n’en pratiquer aucune, dans le respect de la loi.

En revanche, nous sommes concernés par le retour du religieux en politique et la confusion qui s’ensuit. Si chacun a le droit d’exprimer son opinion, ce n’est pas aux églises mais au Parlement de faire la loi, qu’il s’agisse de divorce, de contraception, d’IVG, de recherche sur les cellules souche, de PMA, de GPA, de mariage pour tous, de droit à mourir dans la dignité.
En ce sens, oui, la laïcité est un combat. Elle est même "un combat permanent, celui de la Raison, du libre-arbitre et de l’esprit critique contre l’obscurantisme et le totalitarisme". Propos d’un laïque sectaire ? L’expression n’est pas de moi mais de Laurent Dutheil, secrétaire national du Parti socialiste, dans un communiqué de ce parti publié le 9 décembre dernier, à l’occasion de l’anniversaire de la loi de 1905. Un communiqué qui "appelle chacune et chacun à promouvoir la laïcité" [3]. On se réjouit de cette déclaration.

Promouvoir la laïcité, cela commence par défendre la loi de séparation des églises et de l’Etat. Une loi malheureusement trop souvent contournée au fil des ans et que certains rêvent de "toiletter", c’est à dire de vider de son contenu. Un exemple parmi beaucoup : la loi Carle, votée sous le précédent quinquennat, qui aggrave la loi Debré en assurant la parité entre écoles privées et publiques en matière de financements publics, alors qu’il existe encore plusieurs centaines de communes sans école publique !

Promouvoir la laïcité, c’est à dire la liberté pour chaque femme et chaque homme de disposer de lui-même, devrait garantir enfin le droit à mourir dans la dignité. On sait que les églises sont vent debout contre cette liberté nouvelle comme elles l’ont été contre le mariage pour tous. Les propositions annoncées hier par le groupe de travail Clays-Léonetti [4] permettent une petite avancée mais elles reviennent à reporter une nouvelle fois une décision qu’attendent 80 % des Français. Le Parlement décidera sous peu si cette liberté, que connaissent nos voisins belges, néerlandais ou suisses, sera accordée aux citoyens français.

Promouvoir la laïcité, c’est rappeler qu’il est possible de préparer une sortie concertée et progressive du concordat, statut dérogatoire et inégalitaire qui contraint la République à financer les cultes catholique, protestant et israélite en Alsace et en Moselle. A tout le moins conviendrait-il, dans un premier temps, de supprimer l’obligation de l’enseignement religieux dans les écoles publiques et d’abroger l’interdiction du blasphème. Le gouvernement serait avisé d’avancer en ce sens.

Promouvoir la laïcité, c’est aussi prendre la mesure des problèmes posés par la montée des communautarismes qui revendiquent des dérogations à la loi commune et fragilisent la liberté de conscience et l’égalité des droits entre tous, quels que soient les origines, la couleur de peau, le sexe, les appartenances culturelles, religieuses ou philosophiques.
Le récent rapport sur "la lutte contre les discriminations" présenté par Esther Benbassa, sénatrice Verte, et Jean-René Lecerf, sénateur UMP, rapport qui propose notamment la mise en place de statistiques ethniques, illustre cette dérive à un moment où la France a besoin de se rassembler [5]. Vivre ensemble n’a de sens que si l’on fabrique des citoyens se reconnaissant dans des principes communs et non des ghettos identitaires.
La montée inquiétante des actes antisémites et racistes cet été, et tout récemment à Créteil, doit nous alerter sur les dangers que fait courir la fragmentation identitaire.
De ce point de vue la confirmation que la circulaire Chatel, relative aux accompagnatrices de sorties scolaires, n’est pas abrogée, nous rassure [6]. Mais nous regrettons que la décision d’application soit transférée aux responsables d’établissements qui auront à assumer seuls une lourde responsabilité face aux pressions du terrain.

Promouvoir la laïcité, c’est aussi s’interroger sur les tensions et blocages provoqués par la poussée du communautarisme dans l’enseignement supérieur et dans les entreprises, domaines où ne s’applique pas la loi de 1905. Il nous est apparu nécessaire de reprendre le débat. Sur l’enseignement supérieur, le CLR organisera un colloque en mars prochain et nous sommes réunis ce jour pour traiter de laïcité et entreprises.

De quoi s’agit-il ? De la montée de revendications identitaires et religieuses sur les lieux de travail qui conduisent à des situations de blocage et de tension. Une étude réalisée par l’Observatoire du fait religieux pour le groupe Randstad constate que si seulement 3 % des entreprises sont concernées par des situation de blocage, ce chiffre est en nette augmentation. Le directeur général de ce groupe parle de "crispation" et de problème "à prendre au sérieux".

Sur quoi portent les revendications ? Elles concernent des demandes d’absence pour fêtes religieuses (16 % des cas), des aménagements du temps de travail (12 %), des prières pendant le temps de travail (12 %), le port ostentatoire d’un signe religieux (10 %). Les deux premières demandes sont généralement facilement gérées par les entreprises. Mais il existe des demandes nettement moins acceptables, comme le refus de travailler avec une femme, la demande de ne travailler qu’avec des coreligionnaires, le prosélytisme ou le refus de certaines tâches pour motifs religieux. Ces dernières posent problème d’autant qu’elle sont souvent portées de façon collective, parfois par des personnes radicalisées soutenues depuis l’extérieur de l’entreprise, précise le rapport.

Quels sont les secteurs concernés ? Principalement, les industries et entreprises situées dans les grandes agglomérations, employant une main-d’oeuvre peu qualifiée, particulièrement dans le BTP, les centres d’appel mais aussi le secteur social et médico-social pour lesquels les règlements intérieurs ne constituent pas un garde-fou suffisant. Dans ces secteurs, 12 % de managers sont régulièrement confrontés à ces problèmes.
Ces revendications sont principalement le fait de jeunes salariés musulmans qui ont le sentiment d’une stigmatisation de leur pratique religieuse. Mais les problèmes sont davantage multiconfessionnels depuis la loi sur le mariage pour tous qui a renouvelé le débat sur la place de la chrétienté dans la société, ajoute le rapport.

Que faire ? Les associations laïques ont des approches différentes. Les syndicats sont silencieux. Les organisations patronales sont nuancées. Les élus sont embarrassés. Mais, selon un rapport du Credoc réalisé pour la Direction générale de la Cohésion sociale, 81 % des français sont contre le port ostentatoire de signes religieux dans l’entreprise.

Des entreprises ont anticipé les problèmes en essayant de répondre favorablement à des demandes personnelles, ponctuelles, n’impactant pas le travail.

Côté salariés, l’étude montre que si 5 % seulement pensaient l’an dernier que ces pratiques religieuses ne posaient pas de problèmes, ils sont désormais 30 % à estimer que l’impact est négatif. Ils attendent une neutralité de l’entreprise qui doit être laïque, voire plus de fermeté dans certains cas, précise encore le rapport.

L’entreprise doit-elle devenir un lieu laïc, neutre comme c’est le cas dans les services publics ? C’est le souhait d’une très grande majorité de français : 76 % des personnes, selon une étude de l’institut Sociovision qui vient d’être rendue publique sur RTL [7], souhaitent ainsi une société qui respecte la neutralité en matière de religion et que les entreprises restent des lieux neutres.
Comment traiter la question alors que la loi de séparation ne concerne que le secteur public ? Le code du travail donne pas mal d’outils, en particulier en matière de sécurité ou bien de contacts avec la clientèle. Ces dispositions sont-elles suffisantes ?

Plusieurs organismes ont traité le sujet. L’Observatoire de la laïcité, dans son rapport annuel, a également souligné que les salariés attendent de leur entreprise « une neutralité ». Pour autant, il ne s’est pas déclaré majoritairement en faveur d’une évolution de la législation. Le CESE non plus. En revanche la mission laïcité de l’ancien Haut Conseil à l’Intégration avait émis un avis favorable en ce sens.

Plusieurs entreprises ont adopté des règlements intérieurs affirmant la neutralité religieuse dans l’entreprise. C’est le cas de la société Paprec dont la charte de la laïcité, votée à l’unanimité des collaborateurs, assigne aux salariés "un devoir de neutralité" qui suppose que les salariés ne manifestent pas leurs "convictions politiques ou religieuses dans l’exercice de leur travail”. Cette initiative peut-elle servir de référence alors que la jurisprudence du Conseil d’Etat considère qu’ "imposer un devoir de neutralité serait une négation de la liberté religieuse" ?
Pour autant, la législation peine à fixer sa doctrine sur la laïcité dans les secteurs associatif et privé, comme l’ont montré les multiples rebondissements dans l’affaire de la crèche Baby-Loup.

Faut-il amender le code du travail, légiférer ?

Plusieurs propositions de loi ont été déposées en 2013, l’une par Eric Ciotti, député UMP, qui souhaitait interdire le port de tout signe religieux dans les entreprises, l’autre, la même année, par Arnaud Richard, député UDI, visant à ouvrir aux entreprises la possibilité d’inscrire dans leur règlement intérieur le principe de laïcité.
A gauche, Jean Glavany s’était également prononcé en ce sens. Mais la crainte de stigmatiser pèse lourdement sur le débat. Une chose est sûre, la meilleure solution ne consiste pas à se réfugier dans le déni, au risque de devoir traiter le sujet sous la pression des évènements.

L’enjeu de ce colloque est d’ouvrir ce débat, sans anathème mais avec lucidité et courage. Car se réfugier dans le déni en affirmant qu’il n’y a pas de problème, reviendrait à laisser le terrain à l’extrême droite.
Le communautarisme et le Front National, tel un moteur à deux temps, s’entretiennent mutuellement et se nourrissent des tergiversations de la République quand il s’agit de faire respecter ses principes fondateurs, la laïcité en premier lieu.

Patrick Kessel



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