Revue de presse

"Le football dans le piège identitaire ?" (E. Debono, Le Monde, 5 juin 16)

"Gare à la lecture raciale des sélections sportives ou artistiques." 5 juin 2016

"La déclaration de l’attaquant du Real Madrid et la polémique qu’elle a suscitée montrent à quel point le débat se tend dès lors qu’il est question d’identité.

Le propos rase les crampons et pourrait demeurer au niveau de la pelouse tant le ressort verbal est rudimentaire et banal. Parmi d’autres, les enseignants en sont familiers : " Monsieur, vous m’avez mis cette note parce que vous êtes raciste. " Le raisonnement est simple, désarçonne toujours un peu ; on y répond avec ironie ou agacement, car il est toujours pénible d’avoir à botter en touche semblable accusation.

Le propos de salle de classe vaudrait d’y être étouffé. Mais Karim Benzema, qui a mis en cause " la pression d’une partie raciste de la France " pour expliquer qu’il n’avait pas été sélectionné dans l’équipe nationale pour l’Euro 2016, a lui-même choisi de médiatiser sa déclaration égocentrique en Espagne. Le geste est peu sportif mais il sera goûté par tous ceux qui, en France et hors des frontières, aiment à titiller les vieux démons ethnocentriques et racistes de notre pays.

On sait que le football français intéresse au-delà de la beauté du jeu. Les projections, les considérations politiques y croisent les questions sociétales ; les passions – dont la passion nationaliste – s’y expriment allègrement. Au sein d’une équipe ambassadrice, bras agissant de la nation, se joue aussi, dans un contexte tourmenté de rétraction nationale, l’espoir de faire revivre la communion des Français, façon 1998, celui de conjurer le mauvais sort des divisions démoralisantes.

Une fois n’est pas coutume, dans un milieu sportif ponctuellement secoué par des affaires de racisme, un joueur a pris l’initiative de dénoncer le fond du problème. Il ne l’a toutefois pas fait à la manière de Lilian Thuram, dans une démarche réfléchie et constructive. Empruntant au mode accusatoire et lapidaire qu’affectionnent les réseaux sociaux, il a mis en cause le racisme des Français, un travers assez consistant, d’après lui, pour qu’il ait influencé le sélectionneur de l’équipe de France, Didier Deschamps.

La France raciste ? A cette question qui a si peu de sens quand elle est ainsi posée, des chercheurs, et notamment la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), apportent régulièrement des éléments de réflexion et d’évaluation. La CNCDH produit un imposant rapport annuel sur l’emprise sociale du racisme, de l’antisémitisme et de la xénophobie. Il mobilise spécialistes et enquêteurs et met en œuvre des méthodologies exigeantes. C’est dans cet esprit que travaillent bien d’autres chercheurs en sciences humaines et sociales, attachés à circonscrire le phénomène. Souvent, leurs analyses divergent, mais elles sont loin des jugements à l’emporte-pièce, superficiellement et intuitivement fondés.

Des propos comme ceux de Benzema valent-ils d’être commentés ? Par d’anciens ministres, par des élus, par des artistes… ? Faut-il que se mette immédiatement en branle, à la moindre incartade, à la moindre sottise prononcée, le tohu-bohu médiatique qui obstrue la réflexion ?

Benoît Hamon a corroboré sans attendre le diagnostic de Benzema. Jamel Debbouze l’a commenté, avec pondération, pointant la déception probable d’une partie de la jeunesse française en mal de considération. Sa référence à des " représentants " fondée sur leur origine a fait réagir à son tour. La maladresse de l’expression justifiait-elle les accusations sans nuance de " communautarisme "portées par Brice Hortefeux ? Les arrière-pensées du comédien se situaient à l’évidence du côté d’un universalisme inclusif et non de préoccupations identitaires sécessionnistes.

La manière dont la déclaration de Benzema enflamme l’actualité et produit des commentaires approximatifs témoigne du raidissement extrême de notre société sur les questions de racisme et d’identité : celles-ci semblent devenues le carrefour infernal par lequel doit nécessairement transiter une partie de nos interrogations. La rapide cristallisation sur ces thèmes révèle bien des errances actuelles. Il y a, à droite comme à gauche, une focalisation sur le racisme de l’Autre comme il existe une crispation sur l’identité de ce même Autre. Toutes deux tendent à trahir, dans la raideur de leurs énoncés, ce qu’elles ont de peu universel.

La question se pose aujourd’hui de savoir si toute décision qui revêt un caractère sélectif va être passée au crible de la question des origines et de la couleur. Les derniers Molières ont pu, à ce titre, être accusés d’être " coupables d’un sale racisme d’omission " pour n’avoir nommé, sur plus de 86 artistes, qu’une seule personne " issue de la diversité ". Un autre point est de savoir s’il est possible d’aborder les sujets du sentiment d’appartenance et de la construction identitaire, complexe pour une partie des Français, sans se trouver accusé de vouloir mettre le feu à la France et à la République. Sans que l’antiracisme, non plus, ne serve de fusible un peu convenu, en se voyant systématiquement accusé d’avoir perverti des esprits qui ne sont souvent qu’ignorants ou mal élevés.

Souligner le durcissement des commentaires ne revient pas à nier l’authenticité des faits commentés. La collectivité gagnerait ainsi à refroidir une partie des termes des débats. Elle s’épuise bien souvent dans des " affaires " dont les tenants et les aboutissants sont dérisoires. Les " dérapages " n’ont rien d’exceptionnel : ces dernières décennies ont bien montré à quel point l’équilibre n’est pas simple à tenir entre l’impératif de la lutte contre les racismes et les dérives liées à l’excès de vigilance, si ce n’est de zèle. C’est donc bien, finalement, le pari de l’intelligence et de la pondération qu’il faut tenir face à la tentation renforcée de lire le monde par le seul biais des origines, et de répondre à la défaillance intellectuelle par la faiblesse argumentative.

Emmanuel Debono"

Lire "« Toute décision qui revêt un caractère sélectif » doit-elle « être passée au crible de la question des origines et de la couleur » ?"


Lire aussi M. Boutih : « Les propos de Jamel Debbouze, c’est du poison » (Le Parisien, 1er juin 16), Derrière l’ "affaire Benzema", les "bonnes intentions antiracistes obsessionnelles" (G. Chevrier, T. Yildiz, atlantico.fr , 2 juin 16), L. Bouvet : "Affaire Deschamps-Benzema : la dérive identitaire des « antiracistes »" (lefigaro.fr/vox , 1er juin 16), S. Beaud, G. Noiriel : "Race, classe, football : ne pas hurler avec la meute" (Libération, 6 mai 11), S. Beaud : « Un endroit où il n’y a pas de discrimination raciale » (Le Monde, 2 mai 11), “Le foot français nie vouloir imposer des quotas” (Le Monde, 2 mai 11), "La dérive identitaire de Houria Bouteldja" (Libération, 25 mai 16), "Verdun 2016 : la victoire des identitaires ?" (I. Kersimon, lefigaro.fr/vox , 16 mai 16), la note de lecture H. Bouteldja : Le complexe de persécution, Rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (CNCDH, 2 mai 16), "L’inquiétante racialisation du discours de gauche" (F. Noudelmann, Le Monde, 12 mai 16), J. Julliard : « Aux sources de l’islamo-gauchisme » (Le Figaro, 2 mai 16), "Le Camp d’été décolonial ou les pseudos antiracistes dévoilés" (T. Andriamanana, medium.com , causeur.fr , 5 mai 16), La républicophobie, une maladie qui gagne les égoïstes et les sots, "Interdit aux Blancs" (J. Dion, Marianne, 22 av. 16), "« La non-mixité racisée » : un racisme qui ne dit pas son nom" (A. Jakubowicz, 14 av. 16), "Employer la cause de l’antiracisme contre elle-même" : Gilles Clavreul, Tariq Ramadan, les "Indigènes" (lefigaro.fr/vox , 17 déc. 15), "Les idiots utiles de l’islamisme radical" (T. Gadault, hexagones.fr , 1er déc. 15), "La mouvance antiraciste malade du confusionnisme" (J. Dion, marianne.net , 20 mars 15) (note du CLR).


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