Revue de presse

J. Julliard : "Soviéto-marxisme, maoïsme, puis islamo-gauchisme : la troisième glaciation" (Marianne, 26 fév. 21)

Jacques Julliard, historien, essayiste, éditorialiste ("Marianne", "Le Figaro"), ancien directeur d’études à l’EHESS. 27 février 2021

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"Toutes les batailles politiques sont, à l’ère de la communication, des batailles de vocabulaire. C’est ainsi qu’à l’automne dernier une vive controverse s’éleva à propos du mot « ensauvagement » employé par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, pour décrire la société actuelle. N’était-ce pas – déjà ! – un emprunt à l’extrême droite ? Les sondages montrèrent que 70 % des gens approuvaient l’usage du mot. On n’en parla plus.

Au tour de l’islamo-gauchisme. L’expression est depuis longtemps d’usage courant, mais il a suffi que la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, l’utilise, pour caractériser le climat qui règne dans certaines parties de l’université pour que l’on sonne de nouveau l’alarme : encore un coup de l’extrême droite ! La Conférence des présidents d’université (GPU) vient de nuire gravement à sa réputation en reprenant à son compte ce bobard. L’auteur de la formule, Pierre-André Taguieff, que les lecteurs de Marianne connaissent bien à travers le grand entretien qu’il nous a donné, n’a rien à voir avec l’extrême droite. C’est un grand travailleur, un immense érudit qui allie à la rigueur de l’information un sens inné de la taxinomie : à l’instar d’un Pierre Bourdieu ou d’un Edgar Morin, il ne se contente pas de décrire les choses de la société. Il les classifie ; c’est un grand nommeur de choses et d’idées.

Pourquoi un tel émoi dans la mouvance islamo-gauchiste ? Parce que l’implantation dans le langage politique du nom qui la désigne lui a fait perdre la maîtrise du vocabulaire qui était la sienne. Quand elle parlait d’« islamophobie », mot mal formé et employé à tort et à travers, ou encore de « racialisme » mot qui accrédite ce qu’il prétend combattre, la mouvance avait un contrôle complet du champ lexical. Elle est en train de le perdre. Voilà toute l’affaire.

De quoi s’agit-il ?

Nous vivons actuellement, à l’université, et plus largement dans le monde des idées, ce que l’on pourrait appeler la troisième glaciation des temps modernes. Après le progressisme soviéto-marxiste de l’après-guerre, puis l’hallucination maoïste de la fin du siècle, nous voici parvenus à l’islamo-gauchisme, qui voit dans l’islam la religion des pauvres (et non des émirs pétroliers…) et dans l’immigration arabo-musulmane un prolétariat de rechange. On ne saurait dire qu’au pays des contes de fées le niveau monte.

On a de la peine à imaginer, aujourd’hui, la fascination, « l’emprise » exercée alors par le marxisme et par l’Union soviétique, présentée comme le marxisme en actes, sur les intellectuels au lendemain de la Libération. En dehors de quelques esprits libres comme Raymond Aron à droite, Albert Camus à gauche, et François Mauriac au paradis, tous ou presque y succombèrent.

Aujourd’hui encore, d’avoir vu clair avant tous les autres sur la plus monstrueuse entreprise d’extermination du XXe siècle vaut dans certains milieux à Raymond Aron, non la reconnaissance de sa lucidité, mais au contraire une réputation quelque peu sulfureuse, tandis que Sartre, cet esprit libertaire qui a passé sa vie à cautionner tous les despotismes de la planète, pourvu qu’ils se réclament de la gauche, continue de passer pour un confesseur de la foi, comme son Saint Genet.

Témoin, du reste, leur réaction lors de la deuxième glaciation, à savoir le maoïsme. Certes, elle dura moins longtemps que la précédente et, au moins, ne prétendait-elle pas parler au nom de la science. C’était autre chose. Une sorte de Transfiguration, un chemin de Damas, dans tous les cas, un phénomène de nature religieuse, auquel on accédait, non par la pensée rationnelle, mais grâce à la communion des saints.

Quand, au retour d’un voyage que je fis en Chine post-maoïste, au sein d’une délégation CFDT conduite par Edmond Maire, j’expliquai à mes amis, qui n’étaient pourtant pas des maoïstes affirmés, qu’on avait affaire à un régime totalitaire porté à l’extrême, je ne rencontrai dans leurs paroles et leurs regards que l’incompréhension : je n’avais pas su voir. Obsédé par le parallèle avec le stalinisme, je n’avais pas compris que, sous des apparences semblables, c’est le contraire qui était advenu. Eux, restés en France, mais éclairés par la lecture du « Petit Livre rouge », ils avaient su l’apercevoir.

Il va sans dire que la troisième glaciation, celle qui a pris la forme de l’islamo-gauchisme, est fort différente des précédentes. Ne serait-ce que parce que les crimes de ce nouveau totalitarisme ont lieu en France, sous nos yeux, et que, si les intellectuels cédaient à leur tentation de les passer sous silence, la population française serait là pour les leur rappeler. Quand un mois après l’attentat islamiste à la préfecture de police, qui fit quatre morts, Jean-Luc Mélenchon défile avec les islamistes du CCIF « contre l’islamophobie » (10 novembre 2019), il perd d’un coup le reste de considération que lui conservaient les républicains.

De plus, aucun chef charismatique, façon Staline ou Mao, n’est à l’horizon. Néanmoins, l’islamo-gauchisme prospère sous la forme de l’expiation. La France n’a plus qu’à faire pénitence, en raison de son passé colonial. Le travail historique nécessaire s’efface au profit d’une repentance sans espoir de pardon. La dernière fois que la France avait été sommée d’expier son passé, ce fut de 1940 à 1944, sous les auspices du maréchal Pétain. Faudrait-il, à cause de son passé nazi, refuser toute forme d’avenir commun avec l’Allemagne ? Oui donc à l’Histoire. Non à la repentance. Oui à l’amitié entre les peuples. Non au pétainisme."

Lire "Soviéto-marxisme, maoïsme, puis islamo-gauchisme : la troisième glaciation des temps modernes".



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