Revue de presse

J. Julliard : "Les deux écoles" - "La troisième glaciation" (Le Figaro, 4 sep. 17)

4 septembre 2017

"LES DEUX ÉCOLES

[...] Il existe, au chapitre de cette École, deux projets concurrents qui se sont révélés, à l’usage, incompatibles. Le premier est d’en faire un instrument de diffusion du savoir et de la culture. On a cru longtemps qu’il ne saurait y en avoir d’autre. Erreur ! Depuis un bon demi-siècle existe en effet un autre projet qui consiste à faire de l’École un instrument de réduction des inégalités sociales. Appelons le premier « le projet Jules Ferry » ; c’est celui de la IIIe République. Et appelons le second « le projet Bourdieu-Meirieu » ; c’est le projet de la sociologie critique et des pédagogistes professionnels.

Le premier, véritable fondement de l’idéologie républicaine, vise à l’excellence : il s’agit de permettre à chacun d’aller le plus loin possible dans l’acquisition des connaissances et des diplômes correspondants ; mais aussi de faire de l’École le creuset de l’excellence française en matière scientifique et technique dans le concert des nations. C’est un projet orienté vers le progrès des individus et de la nation tout entière.

Le second, de facture à la fois politique et scientiste, vise à empêcher les inégalités sociales de se refléter dans les résultats scolaires, quitte à faire bon marché des inégalités naturelles. Projet typiquement rousseauiste, qui partant du Discours sur l’origine de l’inégalité, aboutit dans Émile ou de l’éducation à la dénégation de tout savoir inculqué de l’extérieur.

Il ne faut donc pas enseigner les enfants. Il faut seulement les aider à s’enseigner eux-mêmes. Cela revient à obliger chacun à refaire pour son compte le parcours historique de l’humanité et à nier le caractère cumulatif des connaissances acquises. Vaste programme ! Il faut en outre éliminer la transmission extrascolaire, notamment familiale, de nature à creuser les inégalités. On exclura donc les matières et les méthodes susceptibles de favoriser les « héritiers », notamment tout ce qui relève de la culture générale. Ce qui, soit dit en passant, destine celle-ci à rester le monopole des classes sociales dominantes… C’est bien simple : chaque fois que le sociopédagogue entend le mot « culture », il sort sa machine à raboter. Cette culture générale a été éliminée des épreuves de Sciences Po ; plus largement et plus récemment, la sémillante Najat Vallaud-Belkacem a rayé d’un trait de plume les langues anciennes, les classes bilangues, les parcours européens. Trop discriminatoires ! Une chance pour les malades du cœur que la cardiologie n’ait pas été jugée elle aussi discriminatoire. Mon Dieu, quelle idée condescendante, obscurantiste ces gens-là se font-ils des classes populaires !

Car depuis 1981, jusqu’au mois de mai dernier, c’est le modèle Bourdieu-Meirieu qui l’a emporté au sommet de l’État, et notamment dans le camp retranché de la Rue de Grenelle, où les ministres passent mais où les docteurs du crétinisme égalitaire sont inamovibles.

On va dire que j’exagère. Je suis malheureusement en dessous de la réalité. Je n’en veux pour preuve que cette histoire bien française du baccalauréat, qui ne serait que comique si elle n’avait pas, on s’en aperçoit enfin, des conséquences dramatiques.

Au départ, la volonté délibérée de donner le baccalauréat à quiconque s’y présente. Luc Ferry prétend même que pour s’y faire coller, il faut en faire la demande écrite… Or le baccalauréat, on l’oublie trop, est le premier diplôme de l’enseignement supérieur. Sa fonction de sélection minimale – à tout le moins d’orientation – ayant disparu, il en est résulté un gigantesque embouteillage à l’entrée des universités. Dans certaines options, on en est à éconduire des mentions « très bien » au bac ! Conséquence : on a recours, sous prétexte de ne pas sélectionner, au tirage au sort ! On a honte pour l’Université.

Mais cette bouffonnerie a au moins le mérite de démontrer que le refus de toute sélection par le savoir a pour conséquence inéluctable la négation du savoir lui-même. Et le triomphe de l’obscurantisme ! Connaissez-vous d’autre lieu, en France ou dans le monde, des États-Unis à la Corée du Nord, où l’on sélectionne les aptitudes et les compétences par tirage au sort ?

Si encore les résultats en matière d’égalité compensaient l’abandon par l’École de son ambition scientifique ! Ce n’est pas le cas : non seulement la France est un pays en voie de déculturation lente, comme en témoignent les résultats cumulés des enquêtes Pisa et du classement de Shanghaï des établissements d’enseignement supérieur, mais elle demeure l’une des nations d’Europe où les inégalités constatées à l’école sont les plus profondes. C’est un échec cuisant que seule la complicité des rubriques spécialisées de la presse bien-pensante parvient à dissimuler en partie au grand public. La vérité est toute simple  : l’école n’est pas faite pour réduire les inégalités.

Naturellement, l’enseignement qu’elle prodigue doit être donné dans des conditions aussi égalitaires que possible. Mais si l’on veut changer la nature matérielle, économique de la société, c’est à la formation des revenus primaires qu’il faut s’attaquer ; c’est-à-dire à l’échelle des salaires et des revenus. Vous voulez réduire les inégalités ? Réduisez les écarts de salaire !

Ce n’est pas en dévoyant l’école de sa mission éducative que l’on fera la Révolution ! Ni même la Réforme sociale ! Car c’est bien d’un véritable dévoiement qu’il s’est agi. Les premières déclarations et les premières décisions du nouveau ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, ont signifié clairement que la ligne Bourdieu-Meirieu était abandonnée au profit de la ligne Jules Ferry. Je m’en réjouis. Il était temps. De toutes les tâches, sans exception, qui incombent au nouveau pouvoir, la plus urgente et la plus décisive pour l’avenir est la reconstitution de l’École républicaine et un développement sans précédent de la recherche scientifique et technique. Les pays asiatiques l’ont bien compris, qui, à l’exemple de la Corée du Sud, dépensent sans compter pour l’école et la recherche. Pour la France, c’est même la seule variable à la disposition du nouveau président pour replacer la France dans le peloton de tête des nations modernes.

À cet égard, les réformes que vient d’annoncer Jean-Michel Blanquer sont, pour la plupart, les bienvenues, à commencer par la liquidation de l’œuvre néfaste du gouvernement précédent au chapitre des collèges. Le rétablissement des classes bilangues instituées jadis par Jack Lang, ainsi que de l’enseignement des langues anciennes et des parcours européens, c’était bien là le minimum. La réduction à douze du nombre des élèves en classe de CP et de CE1 dans les réseaux d’éducation prioritaire, la réinstallation d’études surveillées pour les devoirs du soir sont des mesures qui vont dans le sens de la démocratisation.

L’annonce du retour à la méthode syllabique, en lieu et place des méthodes globales, voire semi-globales, a fait sortir de leur réserve les Diafoirus de la pédagogie, qui, pour la quasi-totalité d’entre eux, n’enseignent pas ou même n’ont jamais enseigné. Ces méthodes n’ont plus cours, clament-ils à tous les horizons. Alors de quoi se plaignent-ils exactement ?

Je ne vois qu’une réserve, mais elle est importante. Le ministre botte en touche en se débarrassant sur les municipalités du mistigri des rythmes scolaires. Ce n’est pas courageux. La durée de l’enseignement doit rester de la responsabilité du pouvoir central. Il ne faut pas laisser se réinstaller en catimini la semaine Darcos de quatre jours, une rareté dans le monde, et un désastre pédagogique, mais au contraire rétablir une demi-journée supplémentaire, consacrée, s’il vous plaît, au français et au calcul plutôt qu’au tir à l’arc et à la danse rythmique.

Savez-vous pourquoi, en dépit de leurs vibrantes déclarations, les présidents de la République successifs depuis Georges Pompidou se sont désintéressés de l’École ? Parce que c’est un domaine où les résultats sont lents à se faire sentir et, par conséquent, d’un rendement électoral faible. Si Emmanuel Macron avait le courage de s’attaquer à cet immense chantier, mieux encore, de le poursuivre jusqu’à la fin de son quinquennat, je serais, au nom d’une certaine idée de la République et de l’enseignement, disposé à lui pardonner toutes les bêtises qu’il pourrait commettre ailleurs.

LA TROISIEME GLACIATION

J’ai connu, au cours de mon existence, trois glaciations intellectuelles successives, qu’il est bon de rappeler au moment où l’islamisme frappe à coups redoublés, non seulement sur les corps, mais aussi sur les esprits.

La première fut la glaciation stalinienne. Elle marque notre après-guerre. Dans l’intelligentsia, les mots étaient encore gelés, les paroles surveillées, les opinions contrôlées, les échanges interdits. Quiconque mettait en doute l’excellence du régime dirigé par le camarade Staline ne pouvait être qu’un agent de l’impérialisme américain. La nature proprement meurtrière de la dictature soviétique était pourtant aveuglante, même pour les moins avertis ; mais partagés entre la force de l’évidence et la pression du politiquement correct, beaucoup d’intellectuels multipliaient les contorsions qui ont conduit nombre d’entre eux à la dépression nerveuse, voire à la tentation du suicide.

La deuxième glaciation fut maoïste. Elle ne disposait pas de cet énorme arsenal que constituait un parti communiste puissant, respecté, voire hégémonique dans certaines disciplines. Ses dévots avaient beau répéter – déjà ! – que le maoïsme « n’avait rien à voir » avec le stalinisme, le ver était dans les esprits. Pour écarter le doute, ils répliquaient par un surcroît de ferveur et d’obséquiosité envers le nouveau dieu vivant. Ce furent les Chinois eux-mêmes qui les détrompèrent, comme les Russes l’avaient fait précédemment pour Staline.

La troisième glaciation, nous la vivons de nos jours, c’est la glaciation islamiste. Le « rien à voir avec », qui est à la dévotion gauchiste ce que le « en même temps » est à l’univers mental du macronisme, s’est affirmé comme jamais. C’est la pensée schizophrénique appliquée à la politique. On a vu ressurgir chez certains intellectuels le même type d’argumentation qui avait cours dans les précédentes glaciations : la théorie de l’encerclement par l’impérialisme, l’érection de l’islam en « religion des pauvres », le ressentiment érigé en moteur de l’histoire, etc.

De ce rapprochement, je veux tirer quelques conclusions.

L’intellectuel « engagé » n’est rien d’autre qu’un militant dépravé, tenté de se faire pardonner, par un fidéisme sans limites, sa mauvaise conscience de n’être ni un pauvre ni un élu de l’histoire.

L’intellectuel, qui est normalement un professionnel du doute, devient dès qu’il chasse en bande le plus crédule et le plus servile des hommes. Ce n’est pas pour rien que l’on a vu, pour dénoncer la prétendue islamophobie, des intellectuels se regrouper pour lyncher un de leurs semblables. Pierre-André Taguieff, Sylvain Gouguenheim, Olivier Grenouilleau, Marcel Gauchet, Michel Houellebecq, Alain de Benoist, Kamel Daoud, Alain Finkielkraut ont été parmi tant d’autres quelques-unes des victimes de ces lynchages collectifs qui ne déshonorent que leurs auteurs. L’intellectuel a le devoir déontologique de rester un homme seul ; on ne devrait avoir le droit d’employer ce mot qu’au singulier.

L’intellectuel est le plus religieux des hommes. Quand un individu perd la foi, il s’installe dans l’agnosticisme. Un intellectuel qui perd la foi en recherche immédiatement une autre. Ce n’est pas pour rien qu’autour de Staline, puis de Mao, aujourd’hui de l’islamisme, se développe chez beaucoup un culte de nature religieuse, qui leur tient lieu de transcendance. [...]"

Lire "Avec l’islamisme, les intellectuels risquent à nouveau l’aveuglement".




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