Revue de presse

J. Julliard : « Contre la guerre civile » (lefigaro.fr , 1er déc. 19)

Jacques Julliard, historien, essayiste, éditorialiste (Marianne, Le Figaro). 14 juillet 2021

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"[...] Attardons-nous un peu sur cet art de la conversation, qui fit la grandeur intellectuelle et le rayonnement de la France, notamment au XVIIIe siècle : il est en train de dépérir à nos yeux sous les coups combinés de la télévision et d’internet, avec le cortège des réseaux sociaux, véritables moulins à paroles qui ont pour caractéristique essentielle, l’anonymat aidant, de mettre sur un strict pied d’égalité les gens de bonne volonté et les haineux, les intelligents et les imbéciles. Le malheur, c’est que ce ne sont ni les gens de bonne volonté, ni les gens intelligents qui y tiennent le haut du pavé. Cette démocratie directe ou semi-directe est d’abord et avant tout une démocratie permanente. Le Parlement prend des vacances, les réseaux sociaux jamais. Ce flux continu de jugements abrupts, d’invectives et d’insultes est en train de tuer sans rémission l’art français de la conversation. Se jeter à la tête des arguments massue n’est pas une manière civilisée de débattre, ce n’est qu’une variante symbolique de l’art de s’entre-tuer. C’est toute la différence que fait Platon notamment dans Le Ménon entre l’éristique, c’est-à-dire le débat dont le but avoué est la victoire à tout prix, et la dialectique qui a pour objet de faire avancer, non l’un des protagonistes au détriment de l’autre, mais l’objet du débat lui-même, avec la collaboration, sur le mode alternatif, de l’un et de l’autre.

« Pourquoi, demande un personnage de Claudel dans les Conversations dans le Loir-et-Cher, au lieu d’opposer des personnages qui heurtent sans se les pénétrer des thèses antagonistes, ne montrent-ils pas l’idée qui passe comme une flamme d’un esprit à un autre et se développe en un jeu de propositions alternées ? C’est comme la navette sur un métier. » Dans le premier cas, la nature des arguments importe peu, pourvu qu’ils produisent l’effet destructeur recherché ; dans le second, au contraire, elle est capitale, car de la nature des arguments choisis dépend la qualité de la solution retenue.

L’art de la conversation obéit donc à des règles et à des rituels. La scolastique médiévale connaissait la disputatio, débat organisé entre plusieurs interlocuteurs, qui, sous la direction d’un maître, présentaient les arguments pour et contre sur une question formulée à l’avance, à jour et à heure fixes, devant un public rassemblé à cet effet. La disputatio était en somme une technique d’enseignement, voire de recherche, faisant valoir la culture, la réflexion et l’ingéniosité des participants. [...]

Qu’est-ce à dire, sinon que l’art de la conversation, qui a accompagné dans la France moderne le développement du régime parlementaire, a été l’un des moyens de passer d’un système belliqueux, si ancré dans la mentalité nationale, à un système civilisé, où devant une question donnée, on fait l’économie de la phase armée du conflit pour en venir directement aux pourparlers, c’est-à-dire, comme le nom l’indique, à la conversation des différentes parties afin d’arriver à un accord ?

Il n’est donc pas surprenant que le déclin de l’art de la conversation au profit du débat télévisé, qui en est la négation, soit allé de pair avec celui du système parlementaire, déclin qui est un fait général sur toute la surface de la planète. De la démocratie proprement dite, nous avons longtemps joui du meilleur : liberté, civilité, pacifisme ; il nous faut maintenant goûter à ses fruits empoisonnés. [...]

Nous avons vécu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et le triomphe des démocraties sur les fascismes, trois glaciations successives : le stalinisme, le maoïsme et désormais l’islamisme.

De nouveau donc le débat est devenu impossible et tenu pour une forme de compromission avec l’ennemi. À mesure que les voix de l’intolérance, islamisme, indigénisme, communautarisme sexiste, se font de nouveau entendre, la parole cesse d’être libre, le débat tourne au pugilat ; l’intimidation tient lieu d’argument.

Je ne reprendrai pas ici l’énumération de tous ceux qui ont été victimes des formes nouvelles de terrorisme intellectuel, de Sylviane Agacinski à François Hollande, en passant par Alain Finkielkraut, Mohamed Sifaoui et bien d’autres. Je note pourtant deux choses : ce néofascisme où l’on fait l’autodafé des livres vient, non de l’extrême droite, mais de l’extrême gauche, et elle a pour théâtre, ce n’est pas tout à fait un hasard, le lieu même où naquirent la disputatio médiévale, comme l’esprit critique et l’anti-racisme : l’université. C’est pour l’esprit un scandale qui n’a pas de précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, à l’exception de Mai 68. La confusion de la science et du militantisme politique n’est pas seulement un crime contre les droits de l’homme, c’est un recul de la civilisation.

La guerre civile donc, c’est une conversation qui tourne mal. Mais pourquoi tourne-t-elle mal ? Parce qu’elle est arbitrée par la morale. Que l’on s’entende bien : je ne suis pas en train de prôner une politique amorale, cynique, sans programme avouable. Bien au contraire. Mais la seule morale acceptable en politique n’est pas celle que l’on inflige à autrui, mais celle que l’on s’applique à soi-même. Celle-ci est morale, celle-là n’est que cette substance toxique que Nietzsche avait baptisée moraline, et qui consiste à se servir de la morale pour abattre l’adversaire.

Pourquoi cette épidémie ? Parce que la moraline est fille du populisme, c’est-à-dire du refus des règles de la démocratie formelle, et des règles de la pensée tout court. Si vous n’avez pas de règle commune acceptée a priori par les deux parties, si donc vous refusez les règles formelles de la rationalité, principe d’identité (A est A) ; principe de non-contradiction (A n’est pas non-A) ; principe du tiers exclu (si Socrate n’est pas mort, il est vivant), il ne vous reste plus qu’à exterminer l’adversaire. Or à ces principes de rationalité formelle, le dogmatisme n’oppose que la règle d’autorité (le parti a toujours raison, Allah est Dieu et Mahomet est son prophète). Pour le fanatique, si vous n’acceptez pas les principes d’autorité, ce n’est pas parce que vous êtes dans l’erreur, c’est parce que vous êtes dans le mal. Voilà pourquoi la liberté politique et ce que j’ai appelé la conversation entre deux parties en désaccord exigent nécessairement et sans réserves le respect du principe de laïcité.

C’est ainsi que j’ai été profondément scandalisé par la participation de Jean-Luc Mélenchon et d’une partie des siens à une manifestation contre la prétendue « islamophobie » de la part de militants islamistes et dogmatiques. N’eût-il dit qu’une phrase, une seule, contre le terrorisme, une phrase pour reconnaître que le meurtre de quatre agents de la Préfecture de police était aussi grave qu’un attentat contre une mosquée ou l’interpellation par un quidam d’une femme voilée, que l’on aurait pu comprendre. Mais non. Rien de la part des organisateurs, rien de la part de Mélenchon, qui ce jour-là s’est rayé définitivement lui-même du nombre des démocrates. C’est un moment grave, un tournant grave dans notre histoire de la démocratie que celui où un élu du peuple, un ancien ministre de la République a accepté de défiler silencieusement sous les slogans scandés et réglés par les organisateurs d’Allah Akbar ! Honte à vous Mélenchon.

La République laïque et démocratique n’accepte qu’une morale, qui est le respect de la loi et des institutions qui la protègent : le Parlement, la justice, l’école et l’université. Les droits de l’homme doivent être respectés non parce qu’ils seraient plus « moraux » que d’autres principes, mais parce qu’ils sont notre loi commune, reconnue dans une déclaration solennelle et sacrée et non dans une déclamation opportuniste et partisane. Longtemps, j’ai reproché à la droite de préférer l’autorité d’une morale particulière, le cléricalisme, à une loi universelle. Qu’on le sache bien : je ne vais pas changer de principe parce qu’une partie des miens a tourné casaque et que de catholique qu’il était le cléricalisme est devenu islamiste, avec la terreur en plus. Que la gauche prenne garde, elle est en train d’être manipulée par les trafiquants de la morale. Quand j’ai appris que le Parti socialiste allait demander au CSA une enquête sur des propos d’Alain Finkielkraut, en vue de la suppression de son émission sur une chaîne publique, pour s’être, par antiphrase, accusé de viol, j’ai pensé que la lâcheté n’avait pour concurrent dans nos sociétés que la bêtise ; et aussi qu’une figure de style peut désormais vous conduire devant les tribunaux. L’ombre moralisante qui rôde autour de nous - voyez encore le projet de Conseil de déontologie journalistique - porte un nom dans notre histoire : cela s’appelle le pétainisme.

Voilà pourquoi lorsque l’art de la conversation est empêché par la sottise et l’intolérance, rendant le débat impossible, ce n’est pas seulement un art de vivre qui est en cause, mais le principe de la civilisation elle-même. Quand la conversation selon Madame de La Fayette cède le pas à la mascarade façon Cyril Hanouna, quand les dealers de la morale tiennent le haut du pavé et prétendent imposer silence à leurs contradicteurs, le despotisme pointe le nez sous les oripeaux de la démocratie. Ces trafiquants sont la pointe avancée de l’armée terroriste. Il faut que toutes les formes de l’intelligence, avec toutes les armes qui sont les siennes, s’opposent sans esprit de recul à la guerre civile qui se prépare."

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