par Patrick Kessel, président du Comité Laïcité République. 16 février 2016
(Une version plus courte de ce texte est parue dans Libération le 16 février 2016. Note du CLR)
La Laïcité est de retour au coeur des enjeux politiques, n’en déplaise à ses adversaires aux multiples visages qui veulent la vider de sa substance. C’est heureux car les atteintes à la laïcité constituent en fait autant d’attaques contre la liberté de conscience et l’égalité, contre la citoyenneté républicaine.
Tel fut l’enjeu réel de l’affaire de l’Observatoire de la laïcité. Car au-delà des tribulations de ses responsables, nous n’avons pas assisté à un affrontement d’ego, mais à une opposition de fond entre ceux qui affirment qu’il n’y a pas de problème de laïcité en France, et ceux qui pensent au contraire que les problèmes posés par les revendications communautaristes sont de plus en plus nombreux et qu’il convient de rechercher les solutions avant qu’il ne soit trop tard. Une opposition qui voit s’affronter, à droite et de plus en plus à gauche, deux conceptions de la démocratie et de la République, communautarisme contre laïcité.
Le débat n’est pas nouveau, qui remonte à la Révolution française. D’un côté les tenants d’un humanisme qui place la grandeur de chaque individu dans son cheminement vers l’émancipation toujours inachevée. Ce sont les héritiers des Lumières pour qui la liberté de conscience et l’égalité en droit entre tous les citoyens, quels que soient leurs origines, leur couleur de peau, leur sexe, leurs appartenances religieuses ou philosophiques, et en premier lieu l’égalité entre femmes et hommes, ne sont pas négociables. De l’autre, les anti-Lumières, tenants du communautarisme pour qui la valeur de l’homme tient à ses racines, aux origines, l’ethnie, la religion, la terre [1] qui prônent des accommodements avec la loi, voire des droits différenciés en fonction des communautés d’origine. Certains vont même jusqu’à revendiquer la renégociation des principes républicains, la laïcité en premier lieu.
Cette idée, désormais portée par certains intellectuels de gauche, reprend l’antienne de l’extrême droite qui, dans les années 1970, cherchait à légitimer l’apartheid sud-africain au nom de “différences” entre blancs et noirs ! Régis Debray, en son temps, nous avait prévenus : le droit à la différence débouchera sur la différence des droits !
Ce débat a pris un tour nouveau avec les attaques dont Elisabeth Badinter a été l’objet, parce qu’elle avait osé dire qu’il faut “défendre la laïcité sans avoir peur d’être traité d’islamophobe”, signifiant ainsi que la laïcité doit s’appliquer à toutes les religions et contribuer au combat contre tous les racismes. La ligne rouge a été franchie, l’Observatoire de la laïcité associant sa voix à la campagne “anti-islamophobie” qui vise à faire taire, en la traitant de raciste, toute critique de l’islamisme politique.
Le procès en "islamophobie", au coeur de la polémique, est une véritable imposture intellectuelle. Quand le racisme anti-arabe doit être combattu avec fermeté, comme tous les racismes, cette campagne idéologique vise à discréditer ceux qui défendent l’idée que la laïcité s’applique à tous les cultes et que les musulmans en France sont des citoyens comme les autres, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs, qu’ils doivent être traités comme tels. Elle vise à vise à interdire toute critique d’une religion et à condamner pour blasphème la liberté de penser. Charb nous avait mis en garde dans sa “Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes” [2].
En s’engageant de fait dans cette campagne de dénigrement, les dirigeants de l’Observatoire qui, deux jours après les massacres de novembre 2015, avaient signé une tribune de presse en compagnie d’adversaires déterminés de la laïcité, sont sortis de l’exigence de neutralité. Ce n’est pas là le rôle de cette instance placée sous la tutelle du Premier ministre, qui a mission d’observer et de proposer, de rassembler plutôt que diviser. La situation était suffisamment grave pour que le Premier ministre se soit clairement et courageusement engagé, condamnant ces déclarations et rappelant cet organisme public à ses devoirs.
Au-delà de ces péripéties, cette affaire témoigne de la confusion et de la profonde déchirure culturelle qui accompagne la fracture sociale, sans s’y réduire. Qui divise les intellectuels, les faiseurs d’opinion, les politiques, des deux rives de la République.
Dès 2004, le rapport Obin, conçu par des inspecteurs de l’Education nationale, avait révélé la profondeur de la crise provoquée par la montée du communautarisme. Douze ans plus tard, le déni n’est plus possible a fortiori quand les tensions sont plus fortes dans nombre d’écoles, d’hôpitaux, de prisons mais aussi de crèches, d’établissements d’enseignement supérieur, d’entreprises, de quartiers. Il n’est plus possible de dire qu’il n’y a pas de problème de laïcité en France. Il est urgent de trouver des solutions, de faire appliquer les règlements quand ils existent, de légiférer quand cela s’avère nécessaire.
Un débat qui divise la droite et la gauche
Il n’y a qu’une laïcité, mais la confusion s’est installée dans les têtes au fil des ans.
Une partie de la droite retrouve son vieux penchant pour une catho-laïcité, inscrivant la religion catholique au coeur de l’identité nationale. Si Jacques Chirac, président, s’était opposé à ce que le préambule de la Constitution européenne fasse référence à des origines religieuses, Nicolas Sarkozy a frontalement attaqué la laïcité : tentative de révision de la Loi de 1905, tentative de modification de la Constitution pour permettre les discriminations dites “positives”, discours de Latran plaçant le prêtre au-dessus de l’instituteur, instrumentalisation du débat sur l’identité nationale.
Voilà qu’une centaine d’élus de droite vient ainsi de protester contre l’Association des Maires de France, présidée par François Baroin, dont le rapport invite les conseils municipaux à ne pas installer de crèches dans les mairies ! Comment expliquer à des jeunes filles voilées qu’on ôte les signes religieux ostensibles en entrant dans l’école alors que des symboles chrétiens seraient les bienvenus dans les mairies ?
Ce qui est nouveau, c’est qu’une partie de la gauche balance entre accommodements dits raisonnables et communautarisme.
La déchirure culturelle s’est révélée au grand jour au lendemain des attentats barbares de janvier 2015, certains intellectuels susurrant que les caricaturistes de Charlie Hebdo "l’avaient un peu cherché", avant de se lâcher dans le mouvement anti-Charlie. La fable de l’arroseur-arrosé trouvait une nouvelle version, les caricaturistes aux crayons impertinents devenant les responsables de leur propre assassinat ! Et les victimes de novembre dernier, l’avaient-elles aussi un peu cherché ?
Bientôt, certains, allant au bout de leur raisonnement, expliquaient que les assassins étaient des victimes : victimes du colonialisme parce que descendants de peuples autrefois opprimés, victimes du racisme parce que leur religion serait ostracisée par la laïcité, victimes sociales parce que vivant dans des cités ghettoïsées. Et d’aucuns n’hésitaient pas à affirmer que les islamistes seraient en quelque sorte les héritiers du prolétariat perdu en lutte contre le capitalisme mondial. Un congrès international d’extrême-gauche s’est ainsi interrogé sur les alliances entre le mouvement révolutionnaire et le mouvement islamiste ! Comme si l’islamo-fascisme était une philosophie de l’émancipation des peuples comme l’anti-colonialisme l’était ! C’est une idéologie fondée sur la haine de l’Occident, de l’universalisme, de la liberté de conscience, de l’égalité des droits, des juifs, de l’autonomie de l’individu ; elle repose sur la peur des femmes et sur la haine de la vie.
Tout cela prospère dans la confusion. Des mouvements identitaires en viennent à accuser la laïcité d’être "colonialiste" voire "raciste" ! Contrairement à ce qu’on suggère, la laïcité ne s’oppose pas aux communautés humaines fondées sur des affinités électives qui ont plaisir à se retrouver, à entretenir une mémoire, une culture, une langue, une religion ou une philosophie. Elle est l’art de conjuguer le singulier et l’universel. En revanche, elle pose que les communautés ne font pas la loi de la République, laquelle est commune. C’est cet universalisme des Lumières qu’ils voudraient jeter aux poubelles de l’Histoire !
Un tel aveuglement doctrinaire n’est pas sans rappeler les années de plomb, quand le stalinisme, rayonnant sur une partie de l’intelligentsia de gauche, traitait toute pensée critique de "fasciste". Aujourd’hui, ce sont les défenseurs d’une laïcité sans qualificatif qui se font traiter de “racistes” !
En jouant sur la sensibilité sociale et la culpabilité post-coloniale, une partie de la gauche a semé la confusion et reculé sur la laïcité, en croyant défendre le sort des minorités. Un think tank de gauche, influent dans les allées du pouvoir, a ainsi proposé une "citoyenneté à géométrie variable" pour tenir compte des différences d’origine ! Le travail de sape ne connait pas de limites. Après le détournement de l’anti-racisme et de la déchirure sociale, voilà que le féminisme est retourné contre lui-même, le port de la burqa étant présenté comme une émancipation des femmes. “Ne cédez pas”, nous disent les femmes de l’autre rive de la Méditerranée qui se battent pour disposer librement d’elles-mêmes, parfois au péril de leur vie. “Tenez bon”, disent des femmes de nos cités, telle Nadia Remadna, présidente de la Brigade des mères.
Cette cécité revient enfin à donner un coup de poignard dans le dos de ces courageux intellectuels de culture ou de religion musulmanes qui dénoncent les périls que cet obscurantisme fait courir à la République. Amine El-Khatmi, adjoint socialiste au maire d’Avignon, lynché sur la twittosphère pour avoir critiqué les revendications communautaristes de certains musulmans, se “désole de voir que son parti est silencieux” alors que la “fachosphère” monte au créneau [3].
Les partis de gauche sont écartelés, comme s’ils devaient choisir entre politiques sociales et laïcité, alors qu’elles sont complémentaires ! Les Radicaux ont bien déposé des propositions de loi pour conforter la laïcité, mais ils sont isolés, et le PS, gêné, botte en touche. Mais le débat s’ouvre enfin. A ceux qui défendraient le communautarisme en imaginant conquérir un électorat communautaire, les dernières élections ont apporté un démenti.
On en est là. Avec de nouveaux procès de Moscou lorsque des journaux "de gauche" donnent de la voix contre les militants d’une laïcité sans adjectif, les traitant de "laïcistes intégristes", voire de “laïcards”, mot inventé par Charles Maurras, fondateur de l’Action française, qui résonne à l’identique de "bicot", "youpin", "négro" ou "pédé".
L’extrême droite est la grande bénéficiaire de ce petit jeu, elle qui a tenté un véritable hold-up, un détournement de la laïcité [4]. Scandale quand on se souvient que son histoire se confond avec le combat pour une France blanche, catholique, apostolique et romaine à l’origine des heures les plus noires de notre histoire.
Les défenseurs du différentialisme croient lutter contre le Front national alors qu’ils en font le lit. Dès 1996, le Comité Laicité République en avait demandé l’interdiction dans une pétition avec Charlie Hebdo
Attaques tous azimuts contre la laïcité
L’arbre du communautarisme ne doit pas masquer le fait que la laïcité est attaquée sur plusieurs fronts à la fois. Par ceux qui voudraient renégocier les principes de la loi de séparation au prétexte de l’adapter à des revendications communautaires. Mais aussi par ceux qui n’ont jamais renoncé à leurs anciens privilèges et veulent remettre en question le principe de séparation des églises et de l’Etat, en particulier l’article 2 de la loi de 1905 qui stipule que "la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne finance" aucun culte. Ou qui voudraient, par petites touches successives, étendre encore son contournement, rendu possible par des décisions de plus en plus "libérales" du Conseil d’Etat. Par ceux qui voudraient la réduire à une simple neutralité de l’Etat, à la liberté religieuse et au dialogue inter-religieux. Il y a encore ceux, souvent les-mêmes, qui voudraient abroger la loi de 2004 interdisant le port ostensible de signes religieux à l’école publique. Ceux qui s’opposent à ce que la laïcité soit appliquée sur tout le territoire, alors qu’en Alsace-Moselle l’enseignement religieux est toujours obligatoire dans les écoles de la République, que le délit de blasphème est toujours inscrit dans le droit et que le financement des cultes coûte aux contribuables près de 70 millions d’euros par an, manne au demeurant discriminatoire puisque le culte musulman en est exclu.
Toutes les tentatives menées ces dernières années pour affubler la laïcité d’un qualificatif, "plurielle", "ouverte", "positive" et désormais “concordataire”, visent en fait à la vider subrepticement de son contenu. Et pour cela, à la caricaturer en force antireligieuse, alors qu’elle garantit la liberté de pratiquer un culte ou de n’en pratiquer aucun, d’en changer, de les critiquer.
Le sursaut
A l’occasion de l’affaire de l’Observatoire, la chape de plomb s’est soulevée. Les yeux se sont dessillés, les témoins ont entrepris de parler. Une certaine prise de conscience s’est faite jour. Il faut poursuivre.
Le débat doit s’ouvrir dans le pays, sur les deux rives de la République, sans céder aux invectives ni aux injures. Sans peur. Le déni et le mutisme nourrissent les dangers. Le débat seul permet le rassemblement, l’indispensable concorde, la paix sociale.
2015 demeurera comme l’année de la barbarie. Le sursaut du peuple, du président de la République, du Premier ministre, des élus, entonnant à l’unisson la Marseillaise dans les travées de l’Assemblée Nationale après les attentats de janvier, ne peuvent demeurer sans lendemain. Saurons-nous faire en sorte que 2016 soit l’année du sursaut républicain ? Tel est l’enjeu de l’avenir de la laïcité. C’est à ce chantier qu’il convient de consacrer nos forces.
Patrick Kessel,
président du Comité Laïcité République
[1] Zeev Sternhell, Les anti-Lumières, Du XVIII° siècle à la guerre froide, Fayard, mai 2006.
[2] Charb, Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, Les Echappés, avril 2015. (Lire Charb, reviens, ils sont devenus fous ! (P. Kessel, 4 mai 15) par Patrick Kessel. Note du CLR.)
[3] "Le "collabeur" de la République", Le Monde, 7 février 2016. (Lire "Le " collabeur " de la République" (lemonde.fr , 6 fév. 16). Note du CLR.)
[4] Patrick Kessel, Ils ont volé la laïcité, Ed Jean-Claude Gawsewich, novembre 2012.
Lire aussi Jean-Louis Bianco (président Observatoire de la laïcité) : "La France n’a pas de problème avec sa laïcité" (Le Monde, 26 juin 13)
Elisabeth Badinter : "Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe" (France Inter, 6 jan. 16), Un petit monsieur qui s’attaque à une grande dame (J. Glavany, P. Kessel, F. Laborde, 11 jan. 16),"Observatoire laïcité : Valls tacle les responsables" (AFP, lefigaro.fr , 18 jan. 16), Renouer avec le sens de la laïcité (P. Kessel, 24 jan. 16), Le Collectif laïque soutient Élisabeth Badinter face aux "attaques injustifiées" (26 jan. 16)
Prix de la Laïcité 2015. Discours de Patrick Kessel ("Ce concept sournois d’"islamophobie” qui vise à condamner comme raciste toute critique de l’islamisme radical"), Charb, reviens, ils sont devenus fous ! (P. Kessel, 4 mai 15)
"L’Observatoire de la laïcité et l’appel « Nous sommes unis »" (Culture commune, 25 jan. 16), "Les propositions de l’AMF en faveur de la laïcité" (Association des Maires de France, 24 juin 15), "Le " collabeur " de la République" (lemonde.fr , 6 fév. 16), Terra Nova : "Pour une citoyenneté musulmane" (M. Cheb Sun, O. Ndiaye, lemonde.fr , 14 mars 11), Pour interdire le FN, "Les 173 704 signatures de Charlie Hebdo" (liberation.fr , 12 sep. 96), F. Hollande : "La République française reconnaît tous les cultes" (Le Parisien , 4 mars 15) (note du CLR).
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