9 février 2016
"" Collabo ", " traître ", " esclave ". Lynché sur la twittosphère pour avoir critiqué les revendications communautaristes de certains musulmans, l’élu Amine El-Khatmi a été soutenu du bout des lèvres par un Parti socialiste désarmé sur la question de la laïcité.
Dans l’énorme tas d’insultes qui lui ont été adressées, il en a découvert une qu’il ne connaissait pas : " collabeur ". Les autres sont plus ordinaires : " espèce d’esclave ", " carpette ", " collabo ", " kapo ", " Beur de service "… Le mot de " harki ", utilisé comme synonyme de " traître ", est l’un de ceux qui reviennent le plus pour le qualifier, lui dont les parents marocains, nés respectivement en 1952 et 1963, et arrivés en France dans les années 1980, n’ont rien à voir avec la guerre d’Algérie.
Amine El-Khatmi fait très poliment l’inventaire des expressions dont il est affublé, assis bien droit dans un café d’Avignon où les terrasses peuplées font croire au début de l’été. Son allure distinguée ne suffit plus à cacher sa colère. A 28 ans, il est, comme on dit, " un pur produit de la méritocratie républicaine " ou, comme on dit encore, " l’exemple de l’intégration réussie ". Il a grandi à la cité de la Reine-Jeanne, dans les quartiers défavorisés du nord d’Avignon [1], s’est distingué au collège, puis au lycée et à la fac de droit. Il est maintenant élu socialiste, adjoint au maire de la capitale du Vaucluse et membre du conseil national du PS. Pendant ces jours tumultueux qu’il vient de vivre, il en est arrivé à une conclusion : pour lui, la politique à laquelle il se consacre depuis ses années de lycée ne sera jamais plus comme avant.
Vendredi 22 janvier, il a posté sur son compte Twitter " une banalité " dont il était loin de soupçonner le maelström qu’elle susciterait. Il s’y disait " affligé " après le petit événement télévisuel de la veille qui commençait à créer le buzz. Lors de l’émission " Des paroles et des actes ", sur France 2, où était invité Alain Finkielkraut, une jeune femme souriante du public, présentée par le journaliste David Pujadas comme " enseignante ", " encartée dans aucun parti " et " de confession musulmane ", est conviée à venir l’interpeller [2]. M. Finkielkraut se trouve violemment pris à partie par un discours communautariste militant désignant les musulmans comme principales victimes du racisme en France. " Vous vous êtes octroyé le droit de parler de l’islam et des musulmans alors que vous n’en avez ni la compétence ni la légitimité ", dit l’enseignante au philosophe. Concluant : " Il y a une vidéo qui tourne sur vous sur Internet où vous criez - dans " Ce soir ou jamais " en 2013 - à M. Dafri - scénariste - “Taisez-vous, taisez-vous”. Je vais vous dire moi, pour le bien de la France, je vous dis la même chose : taisez-vous monsieur Finkielkraut. " La jeune femme, Wiam Berhouma, s’est avérée par la suite être dans la mouvance du Parti des indigènes de la République, qui affirme" lutter contre toutes les formes de domination impériale, coloniale et sioniste qui fondent la suprématie blanche à l’échelle internationale ". Son intervention a déclenché une cacophonie polémique comme les réseaux sociaux en ont le secret.
Amine [sic] [3] ne se sent pas d’atomes crochus avec Finkielkraut, dont il ne partage pas " la vision apocalyptique ". Il a seulement éprouvé à ce moment-là le besoin de rappeler que lui, d’origine maghrébine, musulman, citoyen français et de surcroît élu de la République, pratique sa religion dans la sphère privée, mais que, dans la sphère publique, la loi républicaine l’emporte sur les autres considérations. Sur Facebook, il a expliqué être offusqué par " la violence " du discours de Wiam Berhouma, dans lequel il ne se reconnaît pas, et en avoir assez que " l’espace médiatique soit envahi par des gens qui n’ont plus que des revendications communautaristes ou religieuses à la bouche ". Aujourd’hui, il constate : " Ce que j’ai dit était on ne peut plus banal. C’était simplement un message républicain, proféré en République. Et ça a été la déferlante. "
En quelques jours, le compte Twitter d’Amine El-Khatmi, @Amk84000, se retrouve au milieu d’un tir croisé d’insultes et de soutiens. Les agresseurs proviennent un peu de l’extrême droite, mais surtout d’identitaires arabo-musulmans. Son adresse postale puis celle de sa mère sont mises en ligne quelques heures avant d’être effacées. Un utilisateur connu pour s’afficher en soutien de l’organisation Etat islamique (EI) et qui a apposé à son profil Twitter la photo d’Al-Baghdadi, le " calife " autoproclamé de l’EI, a, de son côté, réclamé dans un tweet que lui soit communiquée " incessamment " l’adresse postale d’Amine El-Khatmi. " Là, j’avoue que ça m’a fait flipper ", note sobrement l’intéressé, qui se dit décidé à déposer une plainte. Dans la bataille, l’enseignante intervenue sur France 2 et ses défenseurs sur Twitter ont également reçu leur lot d’insultes ignobles.
Un spécialiste des réseaux sociaux s’est aussitôt penché sur le cas d’Amine El-Khatmi. Nicolas Vanderbiest, doctorant à l’Université catholique de Louvain, dresse des cartographies de liens entre les comptes Twitter qui permettent de décoder les phénomènes et les techniques de lynchage sur Internet. La " muslimsphère ", ainsi que les experts nomment les sites identitaires musulmans en ligne, est aujourd’hui, selon lui, " le collectif identitaire le plus organisé en réseaux pour se mobiliser sur un sujet ou une personne à un moment particulier ".
Les féministes, historiquement le mouvement le plus actif sur les réseaux, a été supplanté par la fachosphère et la muslimsphère, qui agissent différemment : " La fachosphère est plus sur des thèmes, moins dans le bashing à l’encontre d’une personne ", analyse M. Vanderbiest. Il note que la campagne contre Amine El-Khatmi n’est pas d’une ampleur exceptionnelle. " Il y a cette fois plus de soutiens que d’attaques, et j’ai déjà vu la muslimsphère s’activer bien plus. Mais l’effet est le même : donner à la victime, à partir d’un réseau de quelques centaines de comptes Twitter, le sentiment que le monde s’abat sur lui. On le transporte dans un espace public et il ne peut pas répondre directement. "
Pour le préfet Gilles Clavreul, délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (Dilcra), qui a soutenu publiquement l’élu avignonnais, " cette ostracisation orchestrée crée un dommage collatéral : elle vous présente comme étant un facteur de trouble ou d’embarras dans votre propre groupe, qu’elle fragilise en le divisant. C’est une logique perverse ". Dans son " groupe " à lui, en l’occurrence le PS, le lynchage a fait apparaître Amine El-Khatmi comme non consensuel. Il affiche une position qui fâche une partie des citoyens. Il attire des ennuis. Il aurait " cherché à se faire remarquer ", murmurent certains.
Alors que le hashtag " #JeSoutiensAmineElKhatmi " prend de l’ampleur sur le fil Twitter, Amine reçoit des encouragements isolés de camarades et responsables politiques du PS. Il se voit aussi défendu pour d’autres raisons par des sympathisants du Front national ou de la galaxie d’extrême droite, trop contents de pouvoir s’emparer du cas d’un socialiste beur [sic] [4] harcelé par d’autres Beurs. " Moi j’aimes pas les arabes, mais la je te soutient - sic - ", dit un tweet. Mais parmi ces innombrables soutiens, un grand absent se fait remarquer : la direction du Parti socialiste.
Le 26 janvier, à 13 h 44, Amine El-Khatmi s’en désole par écrit auprès de la responsable de la communication du PS : " Je suis désolé de voir que c’est la droite et la fachosphère qui montent au créneau pour me défendre, alors que mon propre parti est silencieux ", lui écrit-il. -Réponse à 13 h 58 : " Je vois ça. " Puis rien. Le 27, il réitère sa demande, en vain.
Le 28 janvier, Najat Vallaud-Belkacem est la seule du gouvernement à entrer dans l’arène : " Le harcèlement et les menaces qui visent Amine @Amk84000 sont inacceptables ", tweete la ministre de l’éducation. Des écologistes et des socialistes font entendre leur voix, dont le député PS du Cher, Yann Galut, qui s’adresse sur Twitter au premier secrétaire, Jean-Christophe Cambadélis : " Cher @jccambadelis, je souhaite que le @partisocialiste soutienne @Amk84000 face au harcèlement dont il est victime. " Le même jour, en toute fin de soirée, Amine El-Khatmi reçoit un message de la chargée de presse l’informant qu’" un communiqué sortira demain matin ". Le 29 janvier, le Parti socialiste clame en effet dans un tweet son indignation soudaine et sincère : " La campagne contre @Amk84000 est inacceptable ! "Jean-Christophe Cambadélis retweete sans commentaire. La fédération PS du Vaucluse, prudente, attendra le soir pour accoucher " le plus bref communiqué de presse de l’histoire locale ", selon les termes d’un quotidien régional, Le Dauphiné libéré.
Un épisode emblématique de la gêne au PS sur la question de la laïcité ? Jean-Christophe Cambadélis n’a pas souhaité nous répondre sur le fait qu’il a fallu une semaine au PS pour produire ce simple communiqué. " L’affaire Amine est un symptôme, analyse le politologue Laurent Bouvet, spécialiste du PS et de l’identité culturelle [sic] [5]. Elle révèle qu’il est compliqué aujourd’hui de critiquer le communautarisme et que le parti n’arrive pas à trancher entre un multiculturalisme normatif et une vision républicaine intégratrice. Ces deux conceptions existent au PS, qui est travaillé par ces questions, mais pour autant ne les travaille pas. "
L’affaire El-Khatmi prend une résonance particulière dans un contexte politique en pleine tension, entre les élections régionales ébranlées par les scores importants du Front national et l’élection présidentielle à venir, marqué par les attentats djihadistes et la recrudescence des actes de violence à l’égard des communautés musulmane et juive. Les agressions sexuelles de la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne ont divisé la gauche et les féministes. Certains ont hésité à accuser des agresseurs supposés d’origine immigrée. Le récent conflit entre le premier ministre, Manuel Valls, et le socialiste Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité, a mis au jour l’incapacité du parti à s’entendre sur cette question du communautarisme.
Amine El-Khatmi est un cas embarrassant pour tout le monde. " Les musulmans qui dénoncent l’amalgame entre les intégristes et eux sont aussi ceux qui attaquent toute prise de parole dissidente et qui vous envoient une assignation identitaire. Avec moi, c’est difficile : je suis arabe, je fais le ramadan, je fête l’Aïd. Ils ne peuvent pas me traiter de raciste. Donc, je suis un traître… " Yann Galut le résume ainsi : " L’extrême droite a attaqué Amine parce qu’il n’est pas assez français, les communautaristes l’attaquent parce qu’il est trop français. "
Maintenant que l’affaire se calme, l’élu d’Avignon ne sait plus ce qui l’inquiète le plus : qu’il ait pu se retrouver menacé pendant six jours pour avoir exprimé " un attachement banal aux valeurs républicaines " ou la lenteur " sidérante " de son parti à réagir. " On a perdu du temps à gauche, à avoir des complexes avec ces sujets-là. Par paresse intellectuelle et par manque de courage, on a laissé le monopole de ces valeurs au FN, et l’élection se jouera là-dessus ", regrette-t-il.
Lui-même n’a pas tranché entre les options de la laïcité, mais il considère que ces sujets doivent être pris à bras-le-corps pour " construire une parole claire ". Cette expérience l’a convaincu d’en faire désormais une priorité politique absolue. " Il y a urgence. ""
[1] Lire Avignon : "Reine Jeanne, la cité des salafistes" ( parismatch.com , 27 jan. 16) (note du CLR).
[2] Lire "Face à Finkielkraut dans DPDA, une intervenante pas si neutre" (marianne.net , 22 jan. 16), "Quand la télé invite les ennemis de la République" (I. Kersimon, lefigaro.fr/vox , 25 jan. 16) (note du CLR).
[3] Note du CLR.
[4] Note du CLR.
[5] Note du CLR.
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