Revue de presse

"Ces visages contestés de l’antiracisme" (Libération, 4 av. 16)

"Piège grossier", par Laurent Joffrin 4 avril 2016

"Voile, violences policières, postcolonialisme... Les nouveaux militants contre les discriminations pratiquent un activisme radical et communautaire, dans la rue et surtout sur le Net."

"Editorial
par Laurent Joffrin

Piège grossier

[...] Le « nouvel antiracisme » que nous décrivons pose plusieurs questions. D’abord parce qu’il est délibérément communautaire. Les musulmans défendent les musulmans, les Noirs défendent les Noirs. Ainsi chacun s’occupe de sa paroisse, de son clocher, de son origine. Au nom d’une légitime autodéfense ? Certes.

Encore faut-il le faire aussi au nom de valeurs communes, et non de simples réflexes communautaires. Encore faut-il éviter cette malsaine concurrence des victimes qui attise les tensions au lieu de les apaiser. Les républicains qui se sont mobilisés en faveur du capitaine Dreyfus n’ont pas seulement défendu un juif. Ils ont défendu un homme parce qu’il était homme. Les plus engagés ont fondé la Ligue des droits de l’homme, qui promeut des principes généraux, abstraits, universels, autant que des individus situés avec leur histoire propre. Si les juifs défendent les juifs, les Noirs les Noirs, les musulmans les musulmans, qui défendra les principes communs ? Distinguer entre les victimes, n’est-ce pas les séparer, les affaiblir ? [...]

La deuxième inquiétude tient à un mot : islamophobie. Certes, les musulmans sont souvent attaqués en tant que musulmans, et derrière la critique de l’islam se cache souvent un préjugé « essentialiste » imputant aux musulmans des traits communs, présentés comme négatifs, qui découleraient de leur nature profonde. Mais pourquoi avoir voulu à toute force imposer ce mot ambigu, « islamophobie », dont chacun voit bien qu’il porte en lui un piège grossier ? Si tous ceux qui n’aiment pas l’islam sont catalogués comme racistes, l’antiracisme est détourné de son objet. Il se mue en défense de la religion.

Ces errements sont aussi le produit d’une théorie perverse. Le racisme anti-Noirs et antimusulman, dit-on, serait lié à un « impensé postcolonial » hérité du passé et qui affecterait peu ou prou l’ensemble de la société française. Ainsi tout Français, serait-il antiraciste, progressiste, anticolonialiste ou même musulman lui-même, serait sujet à cette mentalité inconsciente. Cette théorie essentialise la culture française, qualifiée de « postcoloniale » par nature, (alors que ses promoteurs se battent par ailleurs contre « l’essentialisme »), permet d’accuser de racisme à peu près n’importe quel acteur public, dès lors qu’il critique une religion. Ainsi Libération, qui a toujours soutenu la cause antiraciste, est-il traité de raciste par un exalté du Net, ancien porte-parole du CCIF. Ainsi on traite de raciste la ministre Laurence Rossignol, militante antiraciste de toujours, parce qu’elle a employé un mot avec maladresse. Ainsi est-il scandaleux, quoi qu’on pense de l’appel au boycott lancé par Elisabeth Badinter, d’assimiler la parole de la philosophe à une forme de racisme. Elle veut défendre l’individu émancipé contre la contrainte religieuse et la tradition, la liberté contre la communauté. Où est le crime ? Ainsi on qualifie de raciste la loi qui prohibe les signes religieux ostensibles dans les salles de classe, alors qu’il s’agit d’une règle laïque qu’on peut contester mais qui n’a évidemment rien de « raciste ». Ainsi on finit par rejeter ce qu’on appelle « l’universalisme abstrait », associé au post-colonialisme, sans se rendre compte que l’assignation permanente des hommes et des femmes à leurs origines particulières constitue l’argument principal opposé aux droits de l’homme par les conservateurs de tous les temps et de tous les pays. Si l’identité devient l’ultima ratio, l’intolérance communautaire n’est pas loin. N’est-ce pas un piège pour le nouvel antiracisme que d’utiliser les mêmes ressorts que l’ancien racisme ?"

Lire "Piège grossier".


Lire aussi "Plongée chez les nouveaux antiracistes" (Libération, 4 av. 16), Le Collectif contre l’islamophobie, sponsorisé par le communautarisme anglo-saxon (Libération, 4 av. 16), Elisabeth Badinter et la "mode islamique" : "Les femmes doivent appeler au boycott de ces enseignes" (marianne.net , 2 av. 16), Elisabeth Badinter : "Une partie de la gauche a baissé la garde" (Le Monde, 3-4 av. 16), L. Bouvet : "Ce que révèle l’affaire Laurence Rossignol" (lefigaro.fr/vox , 31 mars 16), ""Mode islamique" : soutien à Laurence Rossignol" (Printemps républicain, 30 mars 16), Pierre Bergé : "Les créateurs de mode n’ont rien à faire sur le terrain de la mode islamique" (marianne.net , 31 mars 16), "Le coup de gueule de Laurence Rossignol contre la "mode islamique"" (marianne.net , RMC, 30 mars 16), "Les marques se mettent à la mode islamique" (leparisien.fr , 29 mars 16), "Marché de « la mode musulmane » : extension du domaine de l’islam politique" (I. Kersimon, lefigaro.fr/vox , 25 mars 16), "Ces firmes qui cachent les femmes que l’Arabie saoudite ne saurait voir" (marianne.net , 8 fév. 16), "Quand le voile s’immisce dans le monde de la mode" (bigbrowser.blog.lemonde.fr , 1er oct. 15), "En finir avec le procès en islamophobie" (P. Kessel, Libération, 16 fév. 16), Jean-Louis Bianco (président Observatoire de la laïcité) : "La France n’a pas de problème avec sa laïcité" (Le Monde, 26 juin 13), Elisabeth Badinter : "Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe" (France Inter, 6 jan. 16), Un petit monsieur qui s’attaque à une grande dame (J. Glavany, P. Kessel, F. Laborde, 11 jan. 16), "Observatoire laïcité : Valls tacle les responsables" (AFP, lefigaro.fr , 18 jan. 16), Renouer avec le sens de la laïcité (P. Kessel, 24 jan. 16), Le Collectif laïque soutient Élisabeth Badinter face aux "attaques injustifiées" (26 jan. 16), Charb, reviens, ils sont devenus fous ! (P. Kessel, 4 mai 15) (note du CLR).


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