Revue de presse

C. Kintzler : "Faut-il sauver le discours des Bernardins ?" (lexpress.fr , 11 av. 18)

Catherine Kintzler, philosophe, membre du Conseil des sages de la laïcité de de l’Éducation nationale, Prix de la Laïcité 2014, auteur de "Penser la laïcité" (éd. Minerve). 11 avril 2018

"Dans la soirée du 9 avril, un tweet a circulé relayant un propos attribué à Emmanuel Marcon par son propre compte Twitter : "Le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, il nous incombe de le réparer". Ce tweet est inexact. Au début de son discours aux évêques de France, le président de la République a dit :

"Pour nous retrouver ici ce soir, Monseigneur, nous avons, vous et moi bravé, les sceptiques de chaque bord. Et si nous l’avons fait, c’est sans doute que nous partageons confusément le sentiment que le lien entre l’Eglise et l’Etat s’est abîmé, et qu’il nous importe à vous comme à moi de le réparer. Pour cela, il n’est pas d’autre moyen qu’un dialogue en vérité." [1]

À la lecture du tweet erroné et écourté, des demi-habiles se sont empressés de froncer le sourcil, et ont appelé (à juste titre) à rétablir l’exactitude et la continuité du passage pour se lancer dans une explication de texte en forme de rattrapage salvateur : vous voyez bien qu’il s’agit simplement d’un "dialogue" ! Sauf que, de ce dialogue, le ministre de l’Intérieur et des Cultes est déjà chargé. Sauf que ce dialogue n’a jamais été rompu. Sauf, surtout, que dans le texte "dialogue" n’est invoqué que comme moyen pour une fin plus haute : c’est bien le lien entre Église et État qu’il conviendrait de réparer.

De quelle nature peut bien être ce lien ? Politique ? Non, vous n’y pensez pas, ce ne serait pas sérieux : aucun magistrat ne pourrait assumer une telle thèse, ouvertement contraire au principe de laïcité et à la loi de 1905. Quoique ça s’est déjà vu récemment, et on ne peut pas exclure complètement cette hypothèse. On pense tout de suite aux discours de Nicolas Sarkozy à Latran et à Ryiad. Mais François Hollande fut plus précis dans Le Parisien, en une laconique paraphrase inversée de la loi de 1905 : "La République française reconnaît tous les cultes".

Emmanuel Macron est donc injuste envers ses prédécesseurs lorsqu’il dit au sujet de ce lien abîmé : "[...] la situation actuelle est moins le fruit d’une décision de l’Église que le résultat de plusieurs années pendant lesquelles les politiques ont profondément méconnu les catholiques de France.." À y bien réfléchir, la phrase dit quelque chose de vrai : effectivement l’Église catholique n’a pas ménagé ses efforts, ces dernières années, pour faire valoir ses vues - comme elle en a parfaitement le droit - dans le débat politique, alors que du côté de la puissance publique on a été très méchant. Par exemple la loi Carle. Oups, mauvais exemple, songeons plutôt au mariage étendu aux personnes de même sexe : la loi a été votée, preuve d’une "profonde méconnaissance" envers les catholiques de France qui, comme chacun sait, étaient tous vent debout contre cette disposition. Je me trompe ?

Revenons au texte initial, "le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé". Que veut dire s’abîmer ? On comprend que ce lien est tombé dans un abîme, a été précipité aux oubliettes. De plus, la proposition est à l’impersonnel, il n’y a pas de sujet, pas d’agent explicite.

Quand on dit "ce vin se boit facilement", personne ne comprend que le vin se boit lui-même : il est bu par des buveurs. Qui et qu’est-ce qui aurait donc abîmé le lien entre Église et État ? La réponse est facile : une loi votée en 1905, et toujours en vigueur, a "abîmé" le lien politique entre les Églises et l’État en les disjoignant. C’est cette séparation-dégradation qu’il faudrait réparer ? il faudrait refaire la soudure ? Mais non ! Je vais trop loin, c’est trop gros, je tiens là des propos outranciers de "radicalisation laïque". Aucun président de la République n’oserait suggérer ça - un chef de de l’État français, c’est possible, mais pas le président d’une République "indivisible, laïque, démocratique et sociale" quand même.

Il faut donc recourir à une autre manière de comprendre. Quand on dit "ceci ou cela se dégrade vite", on comprend qu’un élément subit une usure sans assigner à celle-ci un agent particulier : il a besoin d’entretien, de réparation régulière. Le lien entre l’Église catholique et l’État s’est-il usé de cette manière ? Non : on vient de voir qu’il a été nettement et délibérément brisé et avec lui les liens politiques entre toutes les puissances religieuses et l’État. Mais je suis bête à ne voir obstinément que le lien politique. Emmanuel Macron parle probablement d’autre chose que d’un lien politique aujourd’hui inexistant dont je viens de dire qu’un président de la République ne peut pas proposer le rétablissement. Il pourrait s’agir d’un lien non-politique, lien historique, social, traditionnel, moral. Le processus de sécularisation, d’indifférence croissante envers les religions manifeste cette usure, cette dégradation, et c’est à quoi il conviendrait de résister. Bingo, cette fois je sens que l’hypothèse tient la route !

Les obstacles qui rendaient ma vision bornée et aveugle s’aplanissent. Je comprends mieux le texte à présent, et c’est là qu’il révèle sa grandeur : il s’agit de restaurer un lien de nature morale entre l’Église catholique et l’État, tombé dans un abîme de perdition séculière. Le discours tout entier s’offre alors à une lecture aisée, avec ses allusions, ses citations, ses références, ses clins d’oeil, son vocabulaire et ses expressions puisées aux meilleures sources : "en vérité", l’"humilité profonde de notre condition", "le temporel", "le spirituel", le "sel", la lumière "sous le boisseau", la "bonne nouvelle" - avec en plus un superbe passage en forme de credo.

Emmanuel Macron a même avancé que chacun (pas seulement les croyants), est traversé par la question ultime de l’incertitude du salut. Écoutons-le, et prenons la mesure de ce souffle :

"C’est cela, si vous m’y autorisez, la part catholique de la France. C’est cette part qui dans l’horizon séculier instille tout de même la question intranquille du salut, que chacun, qu’il croie ou ne croie pas, interprétera à sa manière, mais dont chacun pressent qu’elle met en jeu sa vie entière, le sens de cette vie, la portée qu’on lui donne et la trace qu’elle laissera.

Cet horizon du salut a certes totalement disparu de l’ordinaire des sociétés contemporaines, mais c’est un tort et l’on voit à bien à des signes qu’il demeure enfoui. Chacun a sa manière de le nommer, de le transformer, de le porter mais c’est tout à la fois la question du sens et de l’absolu dans nos sociétés, que l’incertitude du salut apporte à toutes les vies même les plus résolument matérielles comme un tremblé au sens pictural du terme, est une évidence."

Je me sens concernée, et je me sens toute chose : un président de la République parle de salut ! N’étant pas complètement inculte, j’avais bien rencontré ce terme dans mes lectures, mais je ne savais pas qu’il peut désigner ce à quoi j’aspire : il aura fallu ce discours du 9 avril pour le sortir de son enfouissement et m’en révéler la troublante et tremblante évidence. Il me semblait que le premier magistrat de l’État doit s’attacher à sauver, à protéger et à accroître des biens civils immanents auxquels il est légitime de tenir ici et maintenant - par exemple les services publics, la liberté, la sécurité, sans oublier les biens de l’esprit appréciables en ce monde ici et maintenant, comme la connaissance, l’art, la recherche scientifique, l’instruction publique. Et voilà qu’il me suggère à présent (en plus ou à la place de ces biens immanents ?) un horizon surnuméraire empreint de spiritualité ! Il a bien raison de se garder d’inventer "une religion d’État se substituant à la transcendance divine" : cette dernière fait déjà largement l’affaire.

Je n’en demande pas tant au plus haut responsable politique. Même animé par les meilleures intentions, le président de la République a-t-il le droit de m’indiquer une telle dimension salvatrice ? Je remercie de tout coeur un concitoyen qui s’inquiète ainsi du soin de mon âme, mais je préfère m’en occuper moi-même. Aussi me dis-je que c’est seulement Emmanuel Macron qui a parlé le 9 avril. Je ne vois pas d’autre manière de sauver son discours."

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[1En ligne sur le site de la présidence de la République : La faute de ponctuation dans la première phrase est d’origine.



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