Vincent Tournier, maître de conférences de sciences politiques, IEP Grenoble. 24 janvier 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"La directrice de l’Institut d’études politiques (IEP) de Grenoble, ainsi que quarante enseignants-chercheurs de cet établissement, rejoints par 770 anciens étudiants, ont tenu à défendre la réputation de Sciences Po Grenoble, qu’ils jugent injustement mis en cause depuis la crise du printemps 2021.
Pour eux, cette crise est essentiellement le fruit d’une instrumentalisation politique de la part de certains médias et de la droite car, à leurs yeux, il n’y a aucun problème sérieux à l’IEP, école qu’ils jugent pleinement acquise au pluralisme des idées et à la rigueur scientifique.
Cette analyse paraît insuffisante. Les collages d’affiches du 4 mars 2021 [dénonçant « l’islamophobie »] ne tombent pas du ciel. La récupération politique par la droite n’a été rendue possible que parce que la gauche est aux abonnés absents sur la laïcité. Quant à l’IEP, est-il aussi pluraliste que le prétendent nos collègues ?
Passons sur la maladresse de la directrice, qui ne trouve rien de mieux à citer, en guise de preuve, que la venue du ministre chargé des relations avec le Parlement. Relevons plutôt que, depuis le mois de mars, Klaus Kinzler [enseignant de civilisation allemande à l’IEP] et moi-même sommes considérés comme des provocateurs ou, pire, comme des enseignants « de droite » avec tout le mépris qui est censé accompagner ce qualificatif.
Le fait que nous soyons vus comme des provocateurs interpelle. Qu’est-ce qu’une provocation, sinon une note dissonante dans un ensemble monocorde ? Or, notre métier d’enseignant ne consiste-t-il pas à déranger les étudiants ou, du moins, à entretenir la pluralité des points de vue ? En ce sens, l’université tout entière devrait être un lieu de provocation. Si le pluralisme prévalait dans notre institut, aurions-nous vu nos noms placardés sur les murs ?
Depuis quelques années, l’IEP de Grenoble, comme beaucoup d’établissements du supérieur, tend à devenir une institution moralisatrice, ce qui réduit le champ des idées acceptables. Des formules comme « IEP vert » ou « IEP inclusif » ont été officialisées sans rencontrer d’opposition. La fameuse « Semaine pour l’égalité et contre les discriminations », organisée chaque année a moins pour objectif de faire réfléchir les étudiants que de les soumettre à des injonctions morales.
C’est d’ailleurs à l’occasion de la préparation de cet événement, lorsque des étudiants et une collègue ont voulu imposer le terme « islamophobie » à côté du racisme et de l’antisémitisme, que nous sommes intervenus, ce qui nous a valu d’être dénoncés et accusés sur les réseaux sociaux par un syndicat étudiant.
Au passage, ces étudiants ont voulu faire interdire mon cours optionnel sur « Islam et musulmans dans la France contemporaine ». Là se trouve le vrai sujet : comment se fait-il que des étudiants en sciences politiques se soient donné pour mission de défendre une religion, en l’occurrence l’islam, qu’ils entendent préserver de tout regard critique ?
Si la formule « institut d’éducation ou de rééducation politique », employée par mon collègue Klaus Kinzler [1], est excessive, elle n’est pas dénuée de tout fondement. On ne peut nier que le discours ambiant invite à voir la société sous un certain angle. La France est volontiers présentée comme intrinsèquement mauvaise car raciste et sexiste, viciée par son héritage colonial. La lutte contre les discriminations, martelée sur tous les tons, est devenue le mantra de la mobilisation politique.
La pratique généralisée de l’écriture inclusive conforte ce discours moralisateur et pessimiste. Le simple fait que des universitaires souscrivent à ce militantisme langagier témoigne de l’effondrement de l’objectivité scientifique – qui pourrait soutenir que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen a empêché de penser les droits des femmes ?
Bref, en sacralisant certaines causes ou certaines idées, l’IEP entretient une culture politique particulière. Dans une époque déjà empreinte d’hypersensibilité, les étudiants sont encouragés à juger insupportable la moindre contre-argumentation. Mais l’IEP peut-il prétendre former les cadres de la nation s’il enferme ses étudiants dans un moule protecteur qui les coupe du reste de la société, aggravant ainsi cette fameuse crise de la représentation politique que nous évoquons pourtant abondamment dans nos amphis ?
La crise des collages ne vient donc pas de nulle part. Elle a été préparée par nos multiples complaisances et accommodements, et même par nos encouragements. Sans cela, on ne peut pas comprendre pourquoi un groupe d’étudiants radicalisés a pu obtenir 70 % des suffrages (avec seulement 20 % de participation) et s’est senti investi de la mission d’éradiquer les voix discordantes, quitte à s’affranchir des règles élémentaires de l’Etat de droit. C’est d’ailleurs ce mépris assumé pour le droit qui a frappé les inspecteurs généraux, dont le rapport n’a visiblement pas été lu par nos collègues.
Les étudiants ne sont pas les seuls à devoir être blâmés. Si des dérapages se sont produits, c’est aussi parce que ces derniers ont eu la conviction qu’ils étaient soutenus par une partie de la communauté enseignante, à commencer par la direction du laboratoire Pacte, dont un communiqué de décembre 2020 a donné l’onction aux militants.
Le conseil d’administration a lui aussi joué un rôle trouble puisque ses communiqués ont été chaleureusement accueillis par les étudiants syndiqués. C’est ce même conseil d’administration qui, avec l’université Grenoble-Alpes, a accepté d’octroyer une subvention au « Mois décolonial », qui s’est tenu en juin 2021 à Grenoble. De cela aussi, nos collègues ne disent mot.
Il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur l’ensemble des enseignants et des chercheurs, dont beaucoup font un travail remarquable. Mais les dysfonctionnements ont des racines profondes. Comment expliquer sinon que, en septembre 2021, juste après la crise des collages, les étudiants chargés de gérer la cafétéria se soient félicités d’avoir trouvé un fournisseur « 100 % halal » ?
Ce genre d’acte manqué ne confirme-t-il pas que nous avons raté quelque chose ? De même, comment expliquer que des chercheurs de l’IEP se soient retrouvés dans un séminaire organisé par Alliance citoyenne, ce groupe d’activistes grenoblois qui œuvre depuis quelques années pour imposer le burkini dans les piscines municipales de la ville ?
Laurent Wauquiez a eu tort de suspendre la subvention du conseil régional, mais il a au moins eu le mérite de réagir. Dénoncer cette ingérence politique au nom de l’indépendance des universités ne doit pas fournir un prétexte pour se voiler la face et affirmer péremptoirement que l’ordre règne à Sciences Po Grenoble.
C’est justement au nom de la préservation de l’ordre public que la directrice de l’IEP n’a pas réagi assez fermement lorsqu’il était encore temps, et c’est encore au nom de l’ordre public qu’elle refuse de faire appel de la relaxe générale prononcée par la commission de discipline de l’université de Clermont-Ferrand.
Certes, Sciences Po Grenoble et les autres IEP ne sont probablement pas les pires endroits en France en matière de « wokisme » et de « cancel culture », mais le statu quo ne paraît guère tenable. Des réformes profondes sont nécessaires, à la fois dans la gouvernance des IEP et dans leurs missions, par exemple en proscrivant ces chartes ubuesques qui encouragent la délation sans preuve.
La crise de Sciences Po Grenoble pourrait alors être l’occasion pour les IEP de renouer avec l’esprit qui a présidé à leur création : former des cadres qualifiés au service de leur pays, ayant le sens du devoir et de l’intérêt général."
Voir aussi le communiqué du CLR Sciences Po Grenoble : Soutien à Klaus Kinzler (CLR, 22 déc. 21), dans la Revue de presse le dossier Institut d’études politiques de Grenoble dans la rubrique Censures à l’université dans Enseignement supérieur dans Ecole (note du CLR).
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