Culture / Cinéma

The Father - Dans la tête d’Anthony (Th. Martin, 29 juil. 21)

par Thierry Martin. 29 juillet 2021

[Les échos "Culture" sont publiés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

The Father, de Florian Zeller et Christopher Hampton (1 h 38), avec Anthony Hopkins, Olivia Colman, Mark Gatiss. Sorti le 26 mai 21.
César du meilleur film étranger [1].

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« Celui qui meurt oublie », écrivait Aragon [2] dans La Nuit de Dunkerque. Zeller nous montre celui qui oublie, ou plutôt le chaos que voit, entend, pense et ressent, celui qui oublie le ici et maintenant. Étrange époque où chacun est fier de voir le monde selon son identité.

Le Père, de Florian Zeller, inscrira-t-il en ce début de XXIe siècle la démence dans le domaine de l’étrange en littérature, comme La Dame aux camélias, roman de Dumas fils mis en scène au théâtre, reste l’œuvre emblématique de la tuberculose, maladie romantique du dix-neuvième ?

Anthony [Anthony Hopkins] est The Father, ce film anglais hallucinant que Florian Zeller a réalisé à partir de sa pièce de théâtre française, Le Père, écrite pour Robert Hirsch.

Dans la pièce de théâtre, le père s’appelle André. Comme le mien, parti trop rapidement, emporté par une démence à corps de Lewy. Hallucinations. Aphasie. Raideurs parkinsoniennes. Mais aussi moments comiques au début qu’on prend pour son habituel humour décalé proche du non sense. De ses mauvais calembours.

The Father, à la fois drôle, dur et émouvant, représente une expérience qui serait plus proche de la maladie d’Alzheimer. « On est dans un cerveau malade, affaibli. La maladie s’incarne dans ce retraité [aisé] à la mémoire en vrac et qui sifflote dans sa cuisine, avant de s’arrêter net. Où est-il ? » [3]

Bien que le style ne soit pas sans rappeler Beckett, on n’attend pas Godot chez Zeller, ce serait plutôt Fin de partie. Pas de questions qui fâchent, ni dieu, ni diable.

« Je me suis toujours méfié des intentions trop précises »

La question métaphysique où l’identité est à la fois mêmeté, reconnaissance, et ipséité, dynamique, modulable, n’est de fait qu’effleurée. Ni phénoménologie allemande, « Husserl qui contribue à insister sur le caractère linéaire de la construction de l’identité permettant le Soi en soi, ou Nietzsche qui insiste sur le renouveau permanent du soi faisant penser à plusieurs sois en soi » [4]. Mais le film nous montre, vu de l’intérieur du sujet, ce qu’il advient de cette dualité constructive (à la fois même et autre) permise par le temps et par la mémoire ; ce qu’il advient de l’identité du sujet lorsque la mémoire n’est plus accessible comme avant, fragilisée par une maladie.

« La question éthique est de ce fait primordiale : elle donne un sens à ceux qui travaillent avec des personnes faisant face à l’angoisse de vivre une maladie neurodégénérative et donne une valeur au soin qui existe en dehors de l’espoir de guérison. Enfin, elle permet d’insister sur les capacités préservées, et cette préservation est de taille lorsqu’il s’agit de la représentation de soi-même, de notre sentiment d’identité. » Et l’on pense à une autre figure du Père, le prêtre. Saint Benoît comparait l’abbé à « un sage médecin » qui applique « tour à tour le cautère des cataplasmes, le baume des exhortations, les remèdes des divines Écritures ». Mais ici on n’est pas chez Bernanos, aucun prêtre n’est appelé au chevet d’Anthony, ni le personnage, ni l’auteur ne le réclame.

« Cette maladie bouleverse le rapport au malade, à soi-même et à Dieu. Le proche impuissant ne se reconnaît plus, déchiré par la violence de sentiments contradictoires et inhabituels qui le submergent. On navigue à vue, entre la nostalgie du passé, la frustration du présent et l’angoisse du lendemain. J’avais les nerfs à fleur de peau, j’étais épuisée », raconte Marie-Thérèse Dressayre dans La Vie [5]. J’ai pensé à ma pauvre mère « aidante » de fait, quand j’ai lu ce témoignage.

Pas vraiment question de droit du malade dans The Father, même si sourd un respect de l’identité victimaire de ce vieux mâle dominant atteint de démence pour qui fille, assistante, infirmière, sont autant de figures maternelles de substitution à la mater dolorosa.

Nul ne sait ni le jour, ni l’heure. Pas question non plus de cette envie d’euthanasie très en vogue dans notre Europe déchristianisée, ni de suicide, le sac plastique sur la tête, comme celui que Robin Williams, O Captain ! My captain !, a mis sur la sienne, s’obligeant à ôter la vie de l’hôte pour venir à bout du mal qui s’y était introduit.

« Je veux ma maman. Je voudrais qu’elle vienne me chercher. Je voudrais rentrer à la maison »

Parce que chez Zeller il n’est pas question non plus, en dehors de quelques courtes scènes violentes, de prêter le flanc à quelque réalisme terre à terre ou effrayant qui montrerait la maladie neurodégénérative comme une lente et terrible agonie. Florian Zeller ne parle de rien de tout ça, et c’est ce qui fait son succès.

Zeller n’a pas de message, ou du moins pas de message conscient. « Je me suis toujours méfié des intentions trop précises », écrit-il dans l’avant-propos de ses trois pièces Le Père, La Mère, Le Fils [6]. « La plupart de mes pièces, je les ai écrites sans savoir ce que je cherchais à dire. (…) Ce n’est souvent qu’après les avoir terminées que j’ai pu me dire : « Ah, c’est donc ça dont il était question. » »

À la fin de la pièce, André dit : « J’ai l’impression de perdre toutes mes feuilles, les unes après les autres », ou encore conscient d’être à l’hôpital, « Je veux ma maman. Je voudrais qu’elle vienne me chercher. Je voudrais rentrer à la maison. »

Seule la musique est convoquée. La musique adoucit les maux semble dire Zeller, celle de Ludovico Einaudi, qui signe la BO. Mais aussi dès les premières image d’extérieur la musique de Bizet, Les Pêcheurs de perles [7]. On pénètre dans l’appartement. La musique semble plus forte, pourtant Anthony porte de gros écouteurs. "Je crois entendre encore, Caché sous les palmiers, Sa voix tendre et sonore." Bizet, King Arthur de Purcell, Norma de Bellini, l’opéra lui offrent un abri sûr. Il tourne la tête quand il aperçoit sa fille et enlève les écouteurs. La musique s’arrête. Ce qu’on prenait pour une musique d’ambiance était un son diégétique, présent dans le plan pour nous signifier que nous sommes dans la tête d’Anthony – being Anthony Hopkins.

Ludovico Einaudi amène avec son piano délicat une tendresse qui accompagne le déroulement inexorable d’une vie qui bascule. David Menke intervient pour de la musique additionnelle. Papa jouait magnifiquement de l’accordéon, encore la veille qu’il ne soit interné à l’hôpital, et même sans partition, c’est-à-dire de tête ; alors qu’il disait autrefois en avoir besoin parce qu’il n’avait pas de mémoire, un comble, maman me l’a confirmé au téléphone dernièrement. Là-bas personne ne s’est donné la peine de lui apporter son accordéon.

Transposer l’histoire en Angleterre et y mettre l’âme du pays

Film franco-britannique et non pas américain comme certains le pensent sans doute en raison de sa sortie en salles aux États-Unis dès le 26 février 2021. Le 25 avril, il obtient deux Oscars : celui du meilleur scénario adapté pour Christopher Hampton et Florian Zeller ; celui du meilleur acteur pour Anthony Hopkins. Il ne faut pas oublier Olivia Colman, le personnage de la fille, Anne, magnifique, qui tente de l’accompagner en douceur pleine de ce bel amour filial quand il devient oblatif.

Anthony Hopkins est magistral d’autant plus qu’il met tout son être dans l’interprétation de ce vieil homme digne, ancien ingénieur, mélomane, un monsieur comme il faut, comme lorsqu’il interpelle l’homme qui dit être son beau-fils et propriétaire de l’appartement où ils se trouvent, d’un « old sport ». Intraduisible old sport, une de ses expressions très vieille école que l’on retrouve maintes fois dans la bouche de Gatsby, le personnage de Francis Scot Fitzgerald quand il s’adresse au narrateur Nick Carraway. Un équivalant de "good fellow". Aux Etats-Unis, on entend toujours des hommes qui utilisent d’une façon enjouée : "How’s it goin’, there, sport ?"

« Tourner dans une langue qui n’est pas la mienne a constitué un défi, mais ce fut intéressant, explique Florian Zeller. Quand on ne maîtrise pas tout à fait une langue, on peut ne pas être précis sur certains mots, à condition d’être précis sur sa pensée. Et puis, j’avais Christopher à mes côtés. Il a déjà traduit toutes mes pièces, et nous collaborons depuis plusieurs années. Christopher a aussi eu la charge de transposer l’histoire en Angleterre et d’y mettre l’âme du pays. »

Christopher Hampton, dramaturge chevronné et scénariste britannique, a été chargé de l’écriture de l’adaptation de sa pièce. Cette transposition dans un autre contexte culturel a forcé Florian Zeller à affiner ses intentions, à titre non seulement d’auteur, mais aussi de metteur en scène. Il en reste des traces. Alors qu’André dans la pièce disait « trafique », dans The Father en VO, Anthony parle de sa fille qui « cooks » quelque chose, sous-titré par « mijote », traduit dans la version française par « complote ». En anglais to cook a aussi le sens de faire (do), de truquer (rig) ou de falsifier (falsify). La version anglaise a aussi permis cette private joke récurrente dans la bouche d’Anthony reprochant à sa fille de vouloir partir à Paris en France où l’on ne parlait même pas l’anglais. A stupid idea because they don’t even speak English.

La rencontre entre Zeller et Hopkins produit un électrochoc bienvenu

« Florian Zeller signe un premier film étonnant à plus d’un titre. Il surprend les cinéphiles, son œuvre ayant été jusqu’ici plutôt mal traitée à l’écran (du pire au médiocre : Amoureux de ma femme, Une Heure de tranquillité, Floride). Tout comme son interprète principal redonne espoir à ceux qui regardaient la dernière partie de sa filmographie (constituée en grande partie de blockbusters ineptes et d’inédits vidéo indigents) avec un dédain grandissant, la rencontre entre les deux hommes (voulue par Zeller, qui n’envisageait qu’Hopkins pour le rôle) produit un électrochoc bienvenu, » tranche sans concession François-Xavier Taboni sur le site Bande-à-Part.

« En adaptant sa pièce à l’écran, Florian Zeller se révèle un metteur en scène sensible, juste, astucieux. Il s’est adjoint les services du dramaturge Christopher Hampton et du réalisateur Yorgos Lanthimos, ce qui est modeste et malin », nous confirme Eric Neuhoff [8] qui écrit dans Le Figaro que Zeller aligne les trouvailles cinématographiques : acteurs se mettant dans la peau de différents protagonistes, légères variations de décor. Pas un mot sur la fin poignante. Ne spoilons pas.

Neuhoff conclut : « C’est un vertige filmé avec élégance. The Father est servi par des comédiens au talent souverain, Hopkins pauvre Roi Lear en pyjama, Olivia Colman bouleversée par les incohérences de son père, véritable abeille contre la vitre, Olivia Williams dont il se demande quel est le rôle, au juste. On ne risque pas de les oublier. Zeller, hélas, va avoir un problème : son premier film est d’ores et déjà son meilleur. »

Thierry Martin

[1Note du CLR, 26 février 2022.

[2« Le lierre de tes bras à ce monde me lie
Je ne peux pas mourir
Celui qui meurt oublie. »
Urgent de relire Les Yeux d’Elsa (1942), La nuit de Dunkerque, Louis Aragon, Seghers, Paris, 1942 : 2004. Dépôt légal : septembre 2012.

[3Éric Neuhoff dans Le Figaro : "The Father, au non du père" (lefigaro.fr, 25 mai 21).

[4Marie-Loup Eustache-Vallée, Philosophe, enseignante et membre de l’unité de recherche U1077, Inserm - EPHE – université de Caen/Basse-Normandie. L’identité à l’épreuve du temps dans la maladie neurologique dégénérative.

[5Marie-Thérèse Dressayre : “Avec mon étranger bien-aimé...“ (lavie.fr).

[6Florian Zeller, Le Père, La Mère, Le Fils, Folio théâtre, Editions Gallimard 2021

[7"Les pêcheurs de perles" (note du CLR).



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