Revue de presse

"Racisme d’Etat" : « Blanquer a eu raison de porter plainte » (M. Wieviorka, Libération, 25 nov. 17)

Michel Wieviorka , sociologue. 28 novembre 2017

"Opposé au terme « racisme d’Etat », le sociologue Michel Wieviorka déplore aussi le caractère « dangereux et malsain » des ateliers « en non-mixité raciale ».

Président de la fondation Maison des sciences de l’homme, auteur de Antiracistes (éd. Robert Laffont) récemment paru, le sociologue Michel Wieviorka a été un des premiers à introduire dans la recherche française, dans les années 90, la notion de « racisme institutionnel ». Il en retrace l’histoire et explique pourquoi il refuse l’expression « racisme d’Etat ».

Comment définir la notion de « racisme institutionnel » ?

J’ai découvert cette notion dans un livre de Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, Black Power, paru en 1967 aux Etats-Unis. Ces deux militants noirs partaient du constat que même quand personne n’est ouvertement raciste, les Noirs n’accèdent pas comme les autres à l’emploi, à l’éducation… Par conséquent, il faut réfléchir aux mécanismes structurels, moins visibles, qui fabriquent les discriminations.

Problème intéressant : comment expliquer que des systèmes aient des effets racistes sans qu’il y ait des acteurs explicitement et consciemment racistes ? Quand j’ai lancé un programme de recherche sur le racisme en France, j’ai retrouvé cette notion. Mais ces mécanismes qui semblent fonctionner sans acteurs sont-ils pour autant purement abstraits ? J’y ai travaillé avec Philippe Bataille, ce qui a abouti à son livre le Racisme au travail. Une des expériences de la recherche que nous avons menée avec la CFDT était située à Alès : dans une entreprise de la métallurgie comptant plusieurs centaines de salariés, on ne trouvait aucun travailleur immigré. Pourtant, dans cette ville sinistrée par le chômage, la population issue de l’immigration était considérable, venue travailler dans des mines qui avaient fermé dans les années 60.

Le résultat de l’enquête est lumineux : personne dans l’entreprise n’était raciste, mais quand un emploi se libérait, il y avait toujours quelqu’un pour dire « mon frère, mon fils, mon copain…peut faire très bien l’affaire ». Le mode d’attribution des postes était tel qu’il n’y avait aucune raison d’aller chercher au-delà. Mais une fois cette logique reconnue, on voyait bien que derrière les structures, il y avait des acteurs, plus ou moins capables et désireux de chercher, ou non, à modifier cet état de fait.

Vous prenez l’exemple d’une entreprise privée mais qu’en est-il des institutions de l’Etat ?

C’est plus compliqué et je serai prudent. L’Etat interdit le racisme. Mais, par exemple, la façon dont on est traité quand on vient chercher des papiers dans les administrations publiques n’en est pas toujours dépourvue ! Si on veut prendre ces questions à bras le corps, il faut beaucoup de volontarisme, et ce volontarisme est entravé par un racisme qui peut être non-dit ou latent. On retrouve alors des mécanismes qui produisent des discriminations sous des apparences bureaucratiques ou administratives.

Qu’en est-il, par exemple, de la non-gestion des morts en Méditerranée ? On peut penser que c’est parce qu’ils ne sont pas blancs qu’on les laisse mourir.

Sur ce sujet, il faut distinguer entre l’opinion dans sa réalité concrète, l’opinion dans les sondages et les pratiques de l’Etat. Les témoignages sur l’accueil des demandeurs d’asile dans les villages ou les villes où ils arrivent montrent que ça se passe bien. Quand ils sont concrètement concernés, ou qu’ils sont confrontés à l’horreur, les Français ne sont pas spécialement racistes. Par contre, les politiques ont peur de donner l’impression d’être prêts à accueillir toute la misère du monde.

Que pensez-vous de l’expression « racisme d’Etat », dénoncée par le ministre de l’Education ?

Parler de racisme d’Etat veut dire que l’Etat pratique et professe le racisme. C’est mettre la France sur le même plan que l’Afrique du Sud de l’apartheid ! Il y a racisme d’Etat quand le phénomène se hisse au niveau de l’Etat. Ce qui n’est pas du tout la même chose que s’il s’agit de mécanismes inacceptables qui existent certes au sein de l’Etat - un Etat qui s’efforce de les faire reculer. Certains des problèmes listés par SUD éducation 93 existent, et il est vrai que si vous êtes issus de l’immigration maghrébine vous avez plus de peine à trouver un stage ou un emploi au sortir de l’école. Mais il n’y a pas de volonté explicite, ni même l’acceptation de telles logiques de la part de l’Etat. Au contraire, la République donne tous les signes d’une forte mobilisation contre le racisme.

Vous pensez donc que Jean-Michel Blanquer a bien fait d’annoncer une plainte ? Qu’en est-il de la liberté d’expression ?

Oui, il a raison. S’il n’avait rien dit, cela signifiait qu’il laissait faire. De façon générale, je trouve bien que les responsables de l’action publique n’hésitent pas à recourir aux instruments du droit, même si ici j’ignore si les textes donnent ou non au ministre la possibilité d’obtenir satisfaction.

Le ministre s’en prend aussi au fait que deux ateliers seront organisés en « non-mixité raciale ».

C’est dangereux et malsain, c’est aller en sens inverse de ce qu’il faut faire pour faire respecter, comprendre et partager les valeurs universelles. En disant que pour partager certaines expériences, il faut appartenir à un groupe racialisé, on joue la fragmentation de la société, on s’éloigne des idéaux universels. Mais le discours universaliste, incarné en France par l’idéal républicain, lance des promesses d’égalité ou de fraternité qui ne sont pas tenues pour tout le monde. Il devient alors abstrait, incantatoire, répressif et contre-productif. Pour résister aux tentations de fragmentation, on met en avant des valeurs sans les appliquer à tous. La situation est donc délicate, il faut combattre sur deux fronts : à la fois défendre les valeurs de la République et, en même temps, reconnaître que le racisme se fixe sur des populations plutôt que d’autres.

Recueilli par Frantz Durupt"

Lire "Michel Wieviorka : « Blanquer a eu raison de porter plainte, de ne pas laisser faire »".



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