Natacha Polony, journaliste, essayiste, directrice de la rédaction de "Marianne", fondatrice de polony.tv 2 décembre 2018
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Natacha Polony et Jean-Michel Quatrepoint, Délivrez-nous du bien. Halte aux nouveaux inquisiteurs, L’Observatoire, 2018, 192 p.
"Natacha Polony a publié avec Jean-Michel Quatrepoint un livre dénonçant la tyrannie de minorités de plus en plus autoritaires. La culpabilisation qu’elles exercent menace selon elle les libertés démocratiques.
FIGAROVOX.- Votre livre « Délivrez-nous du bien », évoque le titre L’empire du Bien de Muray. Est-ce voulu ?
Natacha POLONY.- Totalement. Philippe Muray faisait de l’anticipation mais aujourd’hui, tout ce qu’il décrivait prend vie. C’est un étonnant cauchemar.
Comme dans les récits de Philippe Muray, des gens qui se croyaient jusqu’à présent à peu près corrects, dans les clous, pas des héros mais des gens bien, se retrouvent mis en accusation pour une blague, une attitude… Vous ne considérez pas que la France impose un racisme d’État ? Vous êtes un blanc dominant aux réflexes postcoloniaux. Vous mangez de la viande ? Vous êtes un nazi. Vous plaisantez sur les femmes battues ? Vous êtes viré du service public audiovisuel… Ce qui nous a rassemblés, Jean-Michel Quatrepoint et moi-même, est ce constat d’une nouvelle forme d’oppression utilisant la culpabilisation des citoyens. Les restrictions de nos libertés se multiplient mais, comme c’est au nom d’une « juste cause », on doit l’accepter. Résister devient extrêmement délicat et difficile.
Le titre du livre veut donc rendre compte du piège qui s’abat sur les citoyens et qui pourrait être résumé comme suit : « si vous ne partagez pas nos luttes, c’est que vous êtes des salauds, vous soutenez les morts sur les routes, le fait de frapper les enfants, les femmes etc. ».
Nous cherchons dans le livre à sortir de cette fausse alternative manichéenne. Ni Jean-Michel ni moi ne sommes là pour expliquer que c’est très bien d’être racistes ou homophobes, vous l’avez bien compris, ce n’est vraiment pas notre tasse de thé. Simplement nous aimerions rappeler que la vie en démocratie c’est la recherche de la juste mesure, du consensus, de la possibilité de trouver une position majoritaire. Or la logique contemporaine est minoritaire et empêche l’avènement d’un compromis démocratique.
Je pense toutefois que l’absurdité finira par tuer certains de ces mouvements. Je cite ce tweet dans le livre, dans lequel l’auteur explique que les white vegan choisissent cette lutte, le véganisme, parce qu’ils peuvent pratiquer l’appropriation, confisquer la lutte des moutons, sans que ceux-ci puissent protester. Ils chercheraient à se sentir des héros… Et les vegans « racisés », au contraire, auraient conscience de ce biais. L’intersectionnalité ça devient très compliqué…
Le titre semble également faire référence au Notre Père et à son célèbre « Délivrez-nous du mal ». Ces nouvelles luttes menées par les minorités revêtent-elles une dimension religieuse ?
Tous ces mouvements participent d’une logique inquisitoriale. Comme ils se battent au nom du « Bien », ils rendent la discussion impossible. Ils quittent l’ordre du politique pour rejoindre l’ordre religieux. Il ne s’agit pas, pour eux, de déboucher sur un compromis, d’écouter des points de vue, de débattre, mais de lutter contre le mal. Or le mal, on ne transige pas avec, on l’éradique, c’est normal. C’est ce qui nourrit leur aspect autoritaire.
Cette dimension religieuse est particulièrement perceptible au sein des mouvements vegan. Ils sont la quintessence de cette recherche de purification - recherche caractéristique de tout cheminement spirituel. Leur vision est la suivante : nous sommes mauvais, et en reconnaissant les torts de l’homme, en devenant vegan, l’individu se purifie. Cela joue le rôle d’une conversion, d’un changement radical découlant d’une prise de conscience. En revanche ceux qui persévèrent dans le « carnisme », choisissent de demeurer mauvais, ce sont des « assassins », des « pécheurs ».
C’est quand même très délicat de discuter avec quelqu’un qui estime que lorsque vous mangez une côtelette vous rouvrez les camps de concentration. La base de la discussion est problématique.
L’appel à la raison semble avoir disparu…
On note cette incapacité à raisonner dans la manipulation du langage qui est à l’œuvre. Nous n’avons plus de langage commun. Au sein de tous ces mouvements militants, il y a un usage spécifique des mots, une distorsion du langage commun. Comment discuter après ? C’est quasi-impossible.
Quand on s’intéresse à la manière dont les féministes inventent de nouveaux usages sémantiques, on ne peut qu’être frappés. Je songe au cas de cette femme qui avait déclaré avoir été agressée sexuellement par Philippe Caubère - femme qui depuis milite activement pour le véganisme et que l’on a vue sur plusieurs plateaux, presque en larmes, récemment, parler de « camps d’extermination » et de « trains de la mort ».
Dans une interview - modifiée depuis - elle se plaignait du fait que Philippe Caubère lui avait dit qu’il ne pouvait vivre sans elle. Selon elle, ce genre de propos est typique des pervers qui font preuve de manipulation mentale pour essayer de forcer une victime à accepter une relation avec eux. Chez les féministes, disait-elle, on appelle cela du « Grooming ». Dans ce cas, il faut bien admettre que beaucoup d’hommes pratiquent. Et des femmes aussi. Parce que le « si tu me quittes je vais me tuer » est assez répandu.
Cette histoire est révélatrice de cette propension à créer des concepts pour décrire une réalité, en la tordant dans le sens qui arrange, et qui a particulièrement cours dans les mouvements féministes. Notons que c’est toujours mieux quand le concept est en anglais.
C’est une façon de conditionner l’esprit de l’autre pour l’amener à ne penser que comme vous le souhaitez préalablement.
Encore une fois, je ne dis pas ici que les violences faites aux femmes ne sont pas une véritable et grave question. Mais je doute que ce soit par ce procédé qu’on le résolve, ou que l’on aide vraiment les femmes en difficulté. Le but de cette manipulation du langage n’est autre que celui de désigner des coupables systématiques, les hommes.
Mais si nous assistons à l’émergence d’une nouvelle religion, qui sont les nouveaux curés et quelle est la nouvelle morale ?
Les nouveaux curés, nous les subissons en permanence. Pour ma part, je suis foncièrement laïque et je crois que ce qui permet de vivre dans une société apaisée est l’existence d’un espace politique neutre au sein duquel on peut débattre librement entre citoyens. Dès que des intérêts privés s’accaparent ce domaine, on s’éloigne de la concorde. Or nous assistons en ce moment à ce phénomène : des minorités s’approprient le bien commun en le tordant dans le sens de leurs intérêts idéologiques et en abandonnant toute possibilité de mettre tout le monde d’accord, de déboucher sur un consensus.
Ces associations instrumentalisent un combat ; car des associations qui œuvrent au bien commun, la France en compte beaucoup. Des associations féministes, anti-racistes qui font un formidable travail il en existe plein. Le problème naît quand des militants utilisent une cause pour désigner des coupables faciles et réduire l’analyse à une vision de la société totalement binaire, scindée entre bien et mal. Leur militantisme leur permet de se sentir appartenir au camp du Bien, ce qui est toujours plus agréable, convenons-en.
Pour imposer leur vision du monde, ces associations recourent à la culpabilisation permanente. Cette instrumentalisation de la culpabilité est très dérangeante. Le principe politique de la démocratie est de s’appuyer sur la raison humaine. Ainsi les vrais progressistes doivent croire dans un progrès de l’humanité par les progrès de la raison et de l’éducation. En éduquant les citoyens, on les rend moins bêtes et on diminue les occasions de violence ou d’agressivité. Mais si au lieu de faire appel à l’intelligence on préfère faire appel à la culpabilité, on sort du politique pour entrer dans le religieux.
Dans votre livre, vous parlez de l’origine des communautarismes. Vous citez Tocqueville qui recommandait de faire valoir ses intérêts minoritaires pour amoindrir la tyrannie de la majorité. Ce développement des aspirations minoritaires aujourd’hui en France n’est-elle pas une illustration de notre américanisation ?
En effet. Mais nous oublions que l’organisation de la société américaine est en contradiction avec notre système politique. Elle repose sur un modèle libéral dans lequel le droit et le marché organisent le libre jeu des minorités, de telle sorte que de cette confrontation émerge le bien commun. Or la République et son principe d’universalisme sont le contraire absolu de cette logique.
Nous vivons actuellement une globalisation culturelle en provenance des États-Unis. Une vision du monde est en train de s’imposer au détriment des systèmes politiques locaux. On l’a très bien vu dans le débat autour de #MeToo. Le féminisme à la française était encore audible il y a 20 ans, aujourd’hui, ce n’est plus le cas, les tenantes de ce mouvement se font insulter par des jeunes militantes féministes intersectionnelles ou différentialistes. Le recul de la notion d’universel est patent chez les plus jeunes.
Cette américanisation est en train de gagner. Et cette globalisation culturelle va bientôt remettre en cause toute notre organisation politique.
Si on prolonge la tendance, à quoi aboutit-on ?
Cela donne le merveilleux des facultés américaines où avant un cours, on vous prévient qu’« attention, le contenu de ce cours peut choquer », parce qu’il traite de la théorie de l’évolution. Ou bien encore un monde où des étudiantes réclament un nombre égal d’auteurs hommes et femmes pour étudier une période, quand bien même il n’y a que trois femmes pour 10 hommes qui ont écrit dessus.
A vous entendre, on s’achemine vers une société des « susceptibles » …
Oui ; c’est le modèle de l’individu-roi qui impose sa vision des choses au reste du monde. Le respect n’est considéré comme obtenu que lorsque le point de vue individuel est reconnu et apprécié.
Il n’y a aucune limite à ce processus. On ne peut pas deviner quand et où cela s’arrêtera. L’individu obsédé par le rejet de tout déterminisme est entré dans une course sans fin. Ce qui est certain c’est que cette attitude produit une société de lutte, où les citoyens sont constamment en guerre les uns avec les autres. Le culte de l’offense est au centre de notre société et ne produit que de la division.
Ajoutons que derrière ces mouvements, il y a une détestation de l’homme tel qu’il est. Un rejet du désir, du plaisir, de tout ce qui relève de la faiblesse, de la finitude, de la limite. C’est le règne de l’individu tout-puissant et du fantasme de la rédemption par la perfection. Mais une perfection que l’on recherche seul.
Il y a aussi ce refus d’accepter que nous ne sommes pas transparents à nous-mêmes ; ce constat est pourtant au fondement du désir. Croire que l’on puisse toujours savoir ce que nous désirons à l’instant présent est un leurre, n’en déplaise à #MeToo et aux contractualistes effrénés. Nous savons tous qu’une personne peut désirer, sans se l’avouer, et envoyer des signaux contradictoires à l’autre. C’est la base de toute relation humaine. J’exclus bien sûr l’agression en tant que telle, le viol, qui sont des violences objectives injustifiables. Je fais plutôt référence au débat qu’il y a eu sur la drague, et le supposé consentement à la drague. À partir de quand sommes-nous capables de dire que nous consentons à être dragués ? Pouvons-nous être totalement au clair avec cela ? Je ne crois pas, non.
Le but de la société est justement de mettre des limites à ces parts d’ombres, d’inconnu, en interdisant l’agression physique ou tout ce qui va porter atteinte à l’autonomie de l’individu, à son émancipation. L’individu doit pouvoir choisir au maximum son destin et ce qui va lui arriver. Mais en gardant à l’esprit qu’on ne peut sonder les âmes. On ne peut pas pénétrer jusqu’au tréfond d’un être humain. C’est notamment le problème de la prostitution. Certaines féministes assignent aux prostituées des déterminismes qui ne sont peut-être pas les leurs. Cette intrusion dans la psyché personnelle n’est pas politique. Elle relève d’autre chose.
Derrière tout cela, il y a le refus d’admettre que l’individu est complexe et parfois sombre. Un refus du plaisir en tant qu’expérience de sortie de nous-même, de perte de contrôle.
Pourtant l’industrie pornographique n’a jamais été aussi florissante…
C’est là que c’est intéressant ; ce boom de la pornographie nous prouve que la promotion de l’individu-roi ne fait que renforcer l’ultra-libéralisme. La destruction des solidarités classiques ne fait que renforcer des intérêts financiers qui nous dépassent. L’organisation économique correspond à une organisation culturelle.
À partir du moment où l’on atomise la société en laissant de plus en plus de places aux revendications minoritaires, on sert le libéralisme. Le cas de la pornographie participe de cette logique. Atomiser les individus sert la marchandisation de ces mêmes individus. La façon dont fonctionne l’industrie du porno est révélatrice : en exaltant le libre-arbitre, la liberté, la transgression individuelle elle laisse de côté l’idée que le bien commun doit être pris en charge par le politique, par le « commun » justement. Tout ne devient que transactions par le droit et le marché. Or, quand il ne reste que ces deux éléments, le droit et le marché, supposés neutres, le vide moral invite les individus à forger de nouveaux dogmes et à s’affronter.
Aujourd’hui, l’un de nos maux principaux n’est-il pas que nous sommes privés de « morale commune » ?
Si. Nous constatons cette absence de morale commune, dans les débats bioéthiques. Ce que nous appelons morale commune ce n’est qu’une vision partagée de ce qui fait la dignité humaine. De là, une société peut se construire, en ayant pour but de conserver et protéger cette dignité. Ces bases sont aujourd’hui laïcisées. Notre objectif doit être de définir les conditions qui vont faire que la dignité de chacun soit respectée.
Si on détruit cette morale commune, en ne considérant qu’il n’y a que le droit et le marché qui régule la vie en commun, chacun porte sa propre vision morale et tente de la faire valoir dans ce jeu - très libéral - des intérêts personnels. La pression devient partout présente. On appelle cela le lobbying.
Face à la tyrannie des minorités, ne risquons-nous pas de basculer dans l’excès inverse, à savoir la tyrannie de la majorité ? Les populismes sont-ils les symptômes de ce basculement, de cet effet de balancier ?
Dans le cas des populismes il ne s’agit pas de la tyrannie de la majorité. C’est plutôt une radicalisation des positions de chacun, qui s’exerce. Des groupes antagonistes se construisent, et qui sont incapables de discuter les uns avec les autres ; l’essence de la démocratie, c’est-à-dire le consensus, est menacée. On voit petit à petit la société se fracturer, les individus devenant incapables de se remettre en cause et campant résolument sur leurs positions. Finalement, il n’y a plus de société, plus de vie en commun possible.
Je crains que nous n’ayons du mal à trouver le juste milieu, pris en étau par des mouvements de balanciers extrêmes.
Je comprends pourquoi Trump est là. Cela ne veut pas dire que je me réjouis d’avoir un tel président des États-Unis, mais je crois que l’enjeu n’est pas de déplorer que le peuple vote mal. Il est de répondre aux aspirations démocratiques, à l’envie d’émancipation et de souveraineté des citoyens. Que chacun soit intégré à la société, avec l’impression de pouvoir décider de son destin sans se voir rappeler à l’ordre par des ligues de vertu, voilà la seule façon d’éviter de creuser les fractures et d’amplifier les haines."
Lire « Les minorités et leurs dogmes étouffent nos libertés ! »
Lire aussi la note de lecture Le retour des inquisiteurs (P. Kessel, 23 sept. 18) par Patrick Kessel, "Politiquement correct : la grande contagion" (J. Waintraub, Le Figaro Magazine, 12 oct. 18), "« Le droit de ne pas être offensé », la nouvelle censure qui sévit sur les campus américains" (lefigaro.fr/vox , 15 oct. 18) (note du CLR).
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