22 janvier 2015
"Mieux intégrés qu’ailleurs en Europe, les musulmans britanniques revendiquent un fort sentiment d’appartenance à la nation. Mais l’approche anglaise, fondée sur le respect des particularismes, bat de l’aile face au péril intégriste.
L’appel à la prière du soir retentit depuis le minaret de la mosquée de l’est de Londres. Une nuée d’adolescents en robe blanche et baskets, coiffés d’un kufi, surgissent de l’Ebrahim Academy for boys pour traverser la rue et rejoindre l’assemblée. Les commerçants ferment boutique. À l’ombre des tours de la City, dans le quartier de Whitechapel, la plus grande mosquée d’Europe accueille plus de 7000 fidèles le vendredi. Autour, se sont installés de nombreux établissements d’enseignement islamiques, de la crèche au supérieur, magasins et grossistes spécialisés, restaurants, cafés, salles de sport ou agence de l’Islamic Bank of Britain. Dans cet arrondissement londonien, qui englobe aussi le quartier financier de Canary Wharf, 35 % de la population est musulmane, 27 % chrétienne, selon le recensement de 2011. Ce qui lui a valu le surnom de « République islamique de Tower Hamlets ». Son maire, Lutfur Rahman, exclu du Parti travailliste, est entouré d’un cabinet entièrement musulman. Il y a trois ans, des milices autoproclamées patrouillaient les rues pour imposer aux passants de se conformer à la charia dans ce qu’elles définissaient comme une « zone musulmane », s’en prenant à ceux qui buvaient de l’alcool, à des femmes trop peu vêtues à leur goût ou à des homosexuels. « Nous savons très bien gérer ce genre de débordements, c’est nous qui les avons repérés. Nous avons prévenu la police », assure Muhammed Abdul Bari, ancien recteur de la mosquée.
Après la publication d’une caricature de Mahomet dans le dernier numéro de Charlie Hebdo, les imams ont appelé les fidèles à la « retenue » et à la « compassion ». Mais, dans ce quartier, comme dans le reste de la Grande-Bretagne, ce qui est perçu comme une nouvelle provocation suscite des réactions hostiles. Le propriétaire - français musulman - d’un café de Tower Hamlets a reçu des menaces de mort après avoir écrit « Je suis Charlie » sur un panneau devant son établissement, alors qu’il avait précisément choisi ce quartier pour son brassage de population. Tout en invoquant « patience » et « tolérance », le Conseil musulman de Grande-Bretagne recommande à ses ouailles de « ne pas faire preuve de timidité pour exprimer auprès de vos amis non musulmans votre mécontentement justifié face à la moquerie qui est faite de notre foi ».
Omer el-Hamdoon n’est pas Charlie. « Je ne suis pas un hypocrite », lance en écho le président de la Muslim Association of Britain. « On me reproche mon dégoût de ces caricatures. Or elles contribuent à la radicalisation, se défend-il. La liberté d’expression n’est pas absolue, ce n’est pas un droit à offenser les autres. Si l’on veut une société fondée sur la cohésion, on ne peut pas voir l’islam tourné en dérision au nom du droit à nous insulter. Au bout du compte, ce sont les musulmans qui souffrent car on leur fait porter la responsabilité de ce qui se passe. »
Les près de 3 millions de musulmans britanniques - 5 % de la population - craignent de voir se fissurer un modèle d’intégration sans comparaison en Europe. « En France, la laïcité impose un modèle de citoyenneté auquel tout le monde doit se plier. L’approche britannique, elle, s’accommode de la diversité. Les musulmans britanniques sont reconnus comme musulmans autant que comme citoyens, ce qui ne les empêche pas de faire preuve d’un degré d’assimilation supérieur à d’autres communautés, avec une forte loyauté aux institutions comme la justice ou la police », souligne Mohammed Abdul Bari, de l’East London Mosque. Selon le recensement de 2011, 71 % des immigrés bangladeshis et 63 % des Pakistanais se disent Britanniques avant tout, contre seulement 14 % des Blancs, qui se considèrent en priorité comme Anglais. Ce sentiment d’appartenance à la nation s’articule avec un communautarisme né de l’histoire du pays.
« Les premières vagues d’immigration musulmane étaient le fait de populations souvent pauvres et rurales très soudées du Pakistan et du Bangladesh, dont il a été décidé de protéger les particularités, raconte Ted Cantle, fondateur de l’Institute of Community Cohesion. On a encouragé la construction de mosquées, les habitudes alimentaires et même adopté des lois spécifiques, comme une dérogation au port du casque à moto pour permettre aux sikhs d’arborer leur coiffe. » Sur le plan urbain, de quasi-ghettos se sont développés, comme à Tower Hamlets, dans certains quartiers de Birmingham, où 22 % de la population totale est musulmane, ou à Bradford. Ailleurs, la mixité ethnique, religieuse et sociale s’est enracinée au centre des villes. En l’absence de séparation entre l’État et la religion, de nombreuses écoles, y compris publiques, peuvent professer un enseignement islamique. Les jeunes filles peuvent étudier voilées. Les femmes portent sans problème le niqab ou la burqa en public, même si un débat a émergé sur de nécessaires aménagements pour la sécurité, des aéroports par exemple. Les musulmanes peuvent exiger d’être soignées par des femmes à l’hôpital public. Piscines et clubs de sport proposent des horaires aménagés pour séparer les sexes. Des banques offrent des placements ou des prêts conformes à la loi islamique. Les avocats sont formés aux préceptes de l’islam pour les procédures civiles et il existe plus de 80 tribunaux officieux appliquant la charia dans le cadre de médiation de litiges civils.
Attirés par cet environnement, de nombreux Français font le choix chaque année de s’installer au Royaume-Uni. « On se sent reconnu en tant que musulman, il y a beaucoup moins de tension qu’en France », juge Yacine Helali, Marseillais de 36 ans, arrivé il y a dix ans à Newcastle. Arrivée il y a huit ans de Paris où « les portes se fermaient une à une », Myriam Cherif, docteur en biologie, a immédiatement reçu quatre offres correspondant à ses qualifications professionnelles. Depuis qu’elle s’est mise à porter le hijab (voile autour de la tête), personne ne lui a jamais fait de commentaires, « alors que ma sœur, elle aussi voilée, à Paris, subit des réflexions très souvent », raconte cette habitante de Bristol. Dans le laboratoire pharmaceutique où elle travaille, une salle de prière lui permet d’observer les rites de sa religion.
Malgré cette ouverture, les musulmans se sentent de plus en plus stigmatisés, tandis que le modèle communautariste semble insidieusement remis en question. Des interventions britanniques en Irak et en Afghanistan, ont émergé des tensions, renforcées par la montée du djihadisme occidental. Les meurtres d’otages britanniques par des combattants de l’État islamique eux aussi britanniques ont créé un traumatisme.
L’an dernier, une polémique a éclaté lorsqu’une dénonciation anonyme a accusé des factions radicales islamiques d’avoir pris le contrôle de plusieurs écoles et lycées de Birmingham pour y imposer leurs vues. Des enseignants qui protestaient en avaient été exclus, garçons et filles ont été séparés de certaines activités tandis que l’accent était porté sur l’enseignement religieux. Un ancien chef de l’antiterrorisme a été envoyé enquêter sur ces dérives, niées par les communautés religieuses locales. Pris de court, le gouvernement de David Cameron a réagi en invoquant le respect des « valeurs britanniques », sans que celles-ci aient bien été définies.
Le gouvernement veut brider l’expression de positions extrémistes autrefois tolérées, notamment dans le cadre universitaire, l’un des lieux privilégiés de radicalisation. Le ministre des Communautés, Eric Pickles, vient d’écrire aux 1100 imams du pays pour leur demander d’encourager leurs fidèles à montrer « plus clairement qu’auparavant » leur « fierté » d’être Britanniques. Ces propos ont suscité un tollé dans la communauté musulmane. Musulman non pratiquant, le ministre de la Culture, Sajid Javid, estime qu’un « fardeau particulier pèse sur les communautés musulmanes », celui de prouver qu’elles se distinguent du fondamentalisme islamiste.
« Le tour des musulmans d’être discriminés, diabolisés ou persécutés est venu. La Grande-Bretagne devient plus intolérante, cherche à nous imposer sa vision de l’islam ou la laïcité », s’irrite Adbullah al-Andalusi, militant intellectuel musulman. « La haine, les tensions et l’islamophobie se développent », s’inquiète Muhammad Afzal, recteur de la mosquée centrale de Birmingham. Dans le nord de Londres, la mosquée de Finsbury Park, ancien bastion de l’intégrisme, a reçu des messages d’insultes et de menaces depuis les attentats de Paris. Le chef du parti souverainiste Ukip (United Kingdom Independence Party), Nigel Farage, a évoqué l’existence d’une « cinquième colonne » musulmane dans les pays européens."
Lire "La Grande-Bretagne doute de son modèle communautariste".
Lire aussi "David Cameron veut vaincre le "poison" de l’islamisme radical" (Le Monde, 22 juil. 15), "Birmingham ou les limites du multiculturalisme anglais" (france24.com , 4 mai 15), Le débat sur l’interdiction du niqab bouscule le multiculturalisme britannique (Le Monde, 28 sept. 13), GB : un enfant battu à mort parce qu’il n’arrivait pas à réciter le Coran (lefigaro.fr , 7 jan. 13), "L’expulsion qui marque la fin du "Londonistan"" (Le Monde, 7-8 oct. 12), “David Cameron dénonce l’échec du multiculturalisme en Grande-Bretagne” (AFP, 5 fév. 11), “Le plus haut juge anglais accepte la loi islamique” (lefigaro.fr , 4 juil. 08), “La charia pourrait jouer un rôle dans le système judiciaire en Grande-Bretagne” (AFP, lemonde.fr , 4 juil. 08), Pour l’archevêque de Cantorbéry, l’adoption pour partie de la charia est "inévitable" (lefigaro.fr , 8 fév. 08) (note du CLR).
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