Revue de presse

"L’Observatoire de la laïcité défend-il suffisamment la laïcité ?" (lefigaro.fr , 25 oct. 20)

26 octobre 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Présidé par Jean-Louis Bianco, l’organisme qui conseille le gouvernement est accusé d’être trop conciliant avec l’islam politique. Est-ce vraiment le cas ?

Par Alexis Feertchak

Sur fond de lutte contre le séparatisme islamiste, l’Observatoire de la laïcité, organe consultatif créé en 2007 et placé sous l’autorité du premier ministre afin « d’assister le gouvernement dans son action visant au respect du principe de laïcité », est pris sous le feu des critiques. En un mot, il n’en ferait pas assez, notamment son président, Jean-Louis Bianco, ancien cacique socialiste, et son rapporteur général, Nicolas Cadène. À tel point que Matignon a annoncé cette semaine sa volonté de « renouveler » l’instance afin qu’« elle soit davantage en phase avec la stratégie de lutte contre les séparatismes ».

La menace à l’égard des deux têtes de l’organisation est prononcée : « À l’évidence, cette conception n’est pas partagée par tous et le gouvernement en tirera toutes les conclusions dans les prochains jours ». Elle se double, ce dimanche, d’un appel « pour une laïcité pleine et entière » signé par 49 personnalités, dont Marcel Gauchet, Élisabeth Badinter, Caroline Fourest ou Richard Malka, dans le JDD. Sans citer nommément l’Observatoire, ils appellent à la création d’« organismes publics adaptés » pour « porter haut l’idéal laïc ». Qu’en est-il vraiment ? Face à l’islam politique, l’Observatoire est-il trop conciliant ? Ne défend-il pas suffisamment la laïcité ?

VÉRIFIONS. Jean-Louis Bianco, dont le mandat expire en 2021, a contre-attaqué en déclarant que l’Observatoire « faisait bloc » dans « le combat contre l’islamisme et contre tous les fanatismes » et qu’« il rappelait très strictement le droit, celui qui découle des lois laïques (loi de 1905, loi de 2004, etc.) ». Le respect du droit est la ligne derrière laquelle Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène se retranchent toujours. Mais au-delà de ce juridisme, leur message politique varie peu : ils redoutent une « instrumentalisation dangereuse et trop courante » de la laïcité. Dans leur viseur, l’islamophobie : ainsi, en 2016, exprimaient-ils leur « crainte de voir la laïcité se redéfinir par de nouvelles lois pensées uniquement pour l’islam ».

La réponse à la question dépend évidemment de la définition que l’on donne de la laïcité. Et justement, depuis une trentaine d’années, celle-ci fait l’objet d’un vif débat, notamment à gauche de l’échiquier politique, sur son étendue exacte, l’islam se substituant progressivement au catholicisme au centre de la question laïque. Le débat s’est en effet cristallisé en septembre 1989 lors de l’affaire dite des « foulards de Creil » lorsque trois collégiennes portant le voile islamique ont été exclues de leur établissement. La loi de 2004 interdisant les signes ostentatoires à l’école n’existait pas encore. Se fondant sur la laïcité, le proviseur déclarait à l’époque vouloir « limiter l’extériorisation excessive de toute appartenance religieuse ». Le vice-président de SOS Racisme, Malek Boutih, jugea alors « scandaleux que l’on puisse au nom de la laïcité intervenir ainsi dans la vie privée des gens ». Et de dénoncer, déjà, la « volonté de mettre l’islam au ghetto » et des « relents de racisme ». La controverse sur la laïcité et l’islam politique était née.

Depuis, deux blocs s’opposent fermement, que l’on résume généralement par une expression, « la laïcité avec ou sans adjectif ». Les tenants de la première qualifient la laïcité tantôt de « souple », d’« ouverte », d’« apaisée », de « plurielle », d’« inclusive », etc. Ils mettent volontiers l’accent sur la neutralité de l’État et la garantie de l’exercice des cultes, moins sur l’esprit laïc qui veut que la religion appartienne à la sphère privée et ne déborde que discrètement dans l’espace public. Une atténuation à laquelle s’opposent les tenants d’une laïcité stricte. « On est laïc ou on ne l’est pas. Les adjectifs vident la laïcité de son sens. Imaginez un code de la route ’ouvert’ ! », s’agace Charles Arambourou, le responsable de la commission Laïcité de l’Union des familles laïques, auprès du Figaro.

Du côté des partisans d’une laïcité souple, se trouve un universitaire français reconnu, le « pape » en quelque sorte des études sur le sujet. Il s’agit de l’historien et sociologue Jean Baubérot. Titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), l’ancienne plume de François Mitterrand sur la laïcité a, depuis trente ans, acquis une influence académique et intellectuelle considérable. Auteur du livre Les sept laïcités françaises, il y défend l’idée, à travers cette pluralité, que « le modèle français de laïcité n’existe pas ». « La croyance qu’il n’existe qu’une (représentation de la) laïcité essentialise celle-ci. Le slogan de la ’laïcité sans adjectif’ a voilé qu’une transformation s’est produite dans l’usage social dominant du terme de ’laïcité’ », explique-t-il. Pour ses critiques, comme le politiste Laurent Bouvet, membre du très laïc « Printemps républicain », Jean Baubérot navigue entre démarches analytique - dire ce qui est - et normative - dire ce qui devrait être -, l’historien de l’EPHE ne cachant d’ailleurs pas son scepticisme à l’égard d’une laïcité stricte qui s’arc-bouterait contre l’islam. En 2014, il plaidait en faveur d’une « laïcité calme », manière de dire en creux que la laïcité en manque, de calme.

Tribune et préface polémiques

Si la gauche dont Jean-Louis Bianco est issu a souvent adjectivé la laïcité ouvertement, lui se défend de faire de même. Se contentant de rappeler le droit existant, l’Observatoire « n’adjective jamais la laïcité », a-t-il encore fait savoir cette semaine. Mais la réalité est plus complexe car l’Observatoire donne bien l’impression d’une laïcité qu’il faudrait cantonner, limiter, raisonner comme si ce principe portait en lui le germe de restrictions liberticides visant les musulmans. En 2016, Nicolas Cadène et Jean-Louis Bianco appelaient ainsi à la « prudence » face au « caractère éventuellement passionné » du débat sur la laïcité. Un argument très similaire à celui de Jean Baubérot.

« À peine arrivé en 2013 à la tête de l’Observatoire, Jean-Louis Bianco estimait qu’il n’y avait pas de problème avec la laïcité. Or, c’est bien sûr le cas sur le terrain, notamment à l’école. C’est dans le concret qu’il faut porter le débat », considère Charles Arambourou, prenant l’exemple des accompagnatrices de sortie scolaires voilées, une pratique qui ne choque pas l’Observatoire. « Jean-Louis Bianco estime que le Conseil d’État, dans une étude de 2013, s’était opposé à l’interdiction de cette pratique, alors qu’elle dit exactement l’inverse », assure-t-il, et rappelle que, dans le cadre légal actuel, « l’administration peut demander aux parents de respecter le principe de neutralité » et interdire les signes religieux ou politiques lors des sorties scolaires. En 2012, lorsqu’il était directeur général de l’enseignement scolaire, Jean-Michel Blanquer avait d’ailleurs établi une circulaire en ce sens, supprimée aussitôt par la gauche dès son arrivée au pouvoir.

Derrière son juridisme étroit, l’Observatoire défend une vision a minima de la laïcité, toujours suspecte de s’en prendre à l’islam. En 2015, Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène ont cosigné dans Libération une tribune collective « Nous sommes unis ». Parmi les signataires, figuraient également des organisations jugées proches des Frères musulmans comme le Comité contre l’islamophobie en France (CICF), que le ministre de l’Intérieur souhaite aujourd’hui dissoudre, le controversé Nabil Ennasri, président du think tank « L’Observatoire du Qatar », ou le rappeur Médine auteur du clip « Don’t Laïk » dans lequel il déclare « crucifions les laïcards comme à Golgotha ». Jean-Louis Bianco s’est défendu en rappelant que le texte avait été signé par 15.000 personnes, dont le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, le grand rabbin de France, Haïm Korsia, le secrétaire général de l’enseignement catholique, Pascal Balman. L’argment est juste, mais il faut surtout voir à qui revient l’initiative de ce texte, en l’espèce l’association « Coexister », dont est proche Jean-Louis Bianco et qui milite pour un projet « interconvictionnel » : derrière ce barbarisme, une vision communautariste de la société, faite de communautés distinctes qui veulent « coexister » ensemble, à rebours de la tradition républicaine.

À l’époque, le premier ministre Manuel Valls, tenant d’une laïcité qu’il qualifie lui-même d’« intransigeante », s’était élevé contre la participation à cette tribune, mais le président François Hollande ne l’avait pas suivi, soucieux de ne pas attiser ce clivage à gauche, Jean-Louis Bianco, qui fut le directeur de campagne de Ségolène Royal en 2007, conservant une forte influence au sein du PS. Aujourd’hui, l’ancien chef de l’État semble changer de braquet : « Il y a la laïcité, un point c’est tout », a-t-il déclaré dans une interview, vendredi, à Libération. Une critique quasi explicite de cette laïcité avec adjectif, qui a fait tant d’émules à gauche depuis trente ans, même si l’ancien premier secrétaire du PS préfère rappeler comment son camp a historiquement toujours défendu le grand principe républicain. En 2015, François Hollande avait en tout cas nettement moins soutenu la ligne de son très laïc premier ministre...

À l’Observatoire, on pratique aussi depuis des années un étrange mélange des genres. Que l’on pense à Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène qui ont préfacé l’ouvrage Outils pour maîtriser la laïcité d’un avocat, Asif Arif, qui y défend la nécessité d’une plus grande présence des religions dans l’espace public. En 2015, en tant que présentateur religieux sur YouTube, ce dernier demandait à son invité comment expliquer les « bienfaits du voile à sa fille ». Le clerc, en face, lui répondait en conseillant de voiler les filles dès le plus jeune âge, dès « 7, 8, 9 ans », pour éviter qu’elles ne « se rebellent » plus tard.

« L’Observatoire illustre cette tendance à cantonner la laïcité à un simple principe de neutralité de l’État en matière religieuse. Or, la laïcité est bien plus que cela, c’est une valeur que partage encore une majorité de la société française. Nous pouvons avoir une religion, mais elle ne nous définit pas en tant que citoyen. On ne peut faire l’économie de cet aspect civilisationnel de la laïcité », explique Jean-Pierre Sakoun, le président du Comité Laïcité République, qui s’inquiète de la progression du communautarisme : « Si cette tendance de fond continue, la laïcité ne pourra pas se maintenir. Un principe juridique ne tient pas tout seul, il faut que la société dans son ensemble le soutienne ».

« Le musulman, nouveau prolétaire »

C’est peut-être ce qui distingue le plus les deux camps, « avec ou sans adjectifs ». Les premiers ne voient dans la laïcité qu’un simple corpus de règles juridiques organisant la liberté de conscience de telle sorte que l’ordre public soit respecté, mettant l’accent sur la neutralité de l’État. Les seconds y voient un fondement républicain, une valeur politique qui, loin de ne concerner que l’État, est partagée par l’ensemble de la société, dont les membres se définissent d’abord comme citoyens, indépendamment de la religion qu’ils pratiquent. « Dans un cas, c’est le vivre ensemble, terme devenu omniprésent mais qui est ambigu car, en creux, il met l’accent sur ce qui nous sépare. Je préfère celui, plus républicain, de fraternité », reconnaît Jean-Pierre Sakoun.

D’où peut provenir cette scission entre les deux laïcités, avec ou sans adjectif ? Selon le militant laïque, trois forces entrent en jeu : « Il y a bien sûr la montée de l’islamisme politique mais aussi la prégnance d’un idéal individualiste, issu des États-Unis, qui ne voit dans la laïcité française qu’une atteinte insupportable aux libertés individuelles. Dès 1983, la gauche de gouvernement, elle, a dû trouver un horizon de remplacement devant son recul sur le terrain des luttes économiques et sociales. C’est l’époque de SOS Racisme et de la Marche pour l’égalité transformée en Marche des beurs ».« Pour une partie de la gauche, les musulmans sont devenus les nouveaux prolétaires », abonde Charles Arambourou.

Ainsi, retrouve-t-on le thème de l’islamo-gauchisme dénoncé aujourd’hui par une large part de la classe politique. Insensible aux critiques, l’Observatoire de la laïcité continue, lui, à défendre sa vision de la laïcité, et de l’islamophobie.

Laïcité ? À la fois corpus juridique et querelle historique

C’est un euphémisme de dire que la laïcité a toujours fait l’objet de débats tant ils ont marqué l’histoire de France, particulièrement au 19e et au 20e siècle. Les uns voient d’abord la laïcité comme un principe politico-philosophique hérité des Lumières au 18e. D’autres, en la matière, établiront d’abord un lien avec le christianisme, symbolisé par le célèbre « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu » que l’on retrouve dans le Nouveau Testament. Les premiers considéreront la Révolution française comme la grande rupture laïque, les seconds trouveront dans la monarchie française, dans sa quête de souveraineté et son opposition récurrente au pape, le début de ce processus de laïcisation.

Mais, au-delà, le premier réflexe quand on pense à la laïcité est de citer la loi de 1905, même si celle-ci ne contient pas le terme de laïcité. Que dit-elle ? Elle consacre la liberté de conscience, garantit l’exercice des cultes dans les limites imposées par l’ordre public et pose le principe de la séparation des Églises et de l’État. Malgré l’absence du mot, la loi de 1905 fait bien partie du corpus juridique de la laïcité, de même que d’autres lois votées sous la IIIe République (enseignement laïc, disparition du blasphème, divorce, etc.) voire antérieurement (l’état civil devient laïc durant la Révolution française). D’autres textes législatifs sont, eux, postérieurs à celui de 1905 : on pense à l’interdiction des signes ostentatoires à l’école, notamment le voile (2004). En revanche, la loi interdisant la burqa (2010) n’a pas pour fondement le principe de laïcité, mais celui de faire respecter l’ordre public et, en l’espèce, de ne pas dissimuler son visage.

Au-delà, la laïcité a surtout valeur constitutionnelle puisqu’elle apparaît dans la Constitution de 1958 (et en réalité déjà dans celle de 1946) dès la première phrase de l’article premier, qui dispose que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Dans sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel a aussi consacré la laïcité comme principe constitutionnel, qui se trouve déjà exprimé dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Toute loi votée en France doit donc le respecter.

Mais, au-delà de ce corpus juridique défini, la laïcité ne fait pas consensus politiquement. Déjà à l’époque, la loi de 1905 était loin de représenter le texte rêvé par le camp laïc, mais était au contraire une loi de conciliation avec les catholiques, garantissant notamment l’exercice des cultes. Quant à la neutralité qu’implique la laïcité, elle concerne l’État et ses représentants, la loi de 2004 sur le voile faisant ici figure d’exception puisqu’elle s’applique y compris aux élèves. Les polémiques à répétition autour de l’Observatoire de la laïcité s’inscrivent donc dans cette longue histoire."

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