Edito

Les sept dangers qui menacent la laïcité (J.-P. Sakoun, 29 sep. 18)

par Jean-Pierre Sakoun, président du Comité Laïcité République. 29 septembre 2018

En cette rentrée accidentée, qui a vu se succéder depuis le début de l’été toutes sortes d’événements illustrant la dure bataille autour de notre modèle de société, plutôt que de se livrer à un inventaire des manquements, des attaques, des petites lâchetés et des grandes incohérences publiques, il nous a paru nécessaire de pointer du doigt les dangers qui menacent notre trésor commun, la laïcité.

Rappelons tout d’abord – et dire cela c’est déjà s’opposer frontalement aux adversaires de la laïcité – que celle-ci est à la fois un principe et une valeur.

Le principe politique et juridique de laïcité s’appuie sur des textes d’une grande clarté, d’une grande simplicité, grâce en soit rendue aux législateurs qui, de 1789 à 1958, en quelques mots ciselés, l’ont établi fermement. Il s’agit des textes suivants [1] :
les articles 3 et 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, et les articles 1, 2 et 11 ;
la première phrase de l’article 1er de la Constitution de 1958 ;
les articles principiels, 1 et 2, de la Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État.

La laïcité est aussi une valeur sociétale qui a entièrement pénétré les esprits et les corps des Français, un habitus, aurait dit Bourdieu. Il n’est que voir par les temps de forte chaleur de ces dernières semaines, des hommes et des femmes, attablés ensemble aux terrasses des cafés, vêtus sans aucune contrainte autre que celle de l’appréciation de chacun, riant ensemble, parlant d’égale à égal, pour mesurer le bonheur que l’on ressent à vivre dans la France laïque, républicaine, solidaire et sociale. Ce bonheur du comportement est très rare, même dans les pays démocratiques ; il est en quelque sorte la quintessence de notre « génie national », comme on disait au XIXe siècle.

Rappelons encore que les enquêtes et les sondages démontrent que la laïcité est profondément ancrée dans l’esprit et le cœur des Français. Selon la question posée, la préférence pour la laïcité recueille de 73 à 81 % d’adhésion.

L’Histoire qui a fait les Français et pas seulement les militants laïques, c’est celle de la sortie de l’organisation féodale et communautaire de la société, entre le XIVe et le XVIIIe siècle, pour instituer un sujet autonome, rationnel et politique. C’est celle de la philosophie de Condorcet, éminemment politique en ce qu’elle ne fait appel à aucune transcendance, plutôt que celle de Locke, fondée sur la notion surplombante de tolérance, même mutuelle.

De cette histoire et de cette philosophie, trois principes émergent, qui nous gouvernent :

  • la liberté absolue de conscience ;
  • l’égalité absolue entre tous les citoyens, sans distinction aucune ;
  • l’égalité de tous les citoyens devant la loi.

Aujourd’hui, et précisément depuis 1989, même si les premières attaques – et pas des moindres – remontent à 1958, le socle laïque est solide mais il est attaqué.

Sept dangers le menacent.

Le premier est la domination en Europe et en Amérique du Nord du modèle anglo-saxon d’organisation communautaire et communautariste des sociétés. Ce modèle repose sur une vision fondée sur la tolérance intercommunautaire et plus précisément interreligieuse. En quelque sorte, une société conçue par Locke plutôt que sur le modèle des Lumières françaises de liberté politique par l’abstention, la neutralité et la cécité volontaire de la République aux opinions philosophiques et aux croyances des citoyens autonomes.

Cette pression communautariste correspond assez bien au modèle économique de la concurrence généralisée et aux formes nouvelles du travail. Ces dernières mettent en concurrence les individus, dans un processus d’atomisation de la société qui rappelle le retour à l’état de sauvagerie présocial imaginé par Rousseau (corps qui errent sans trajectoire déterminée, qui se heurtent par hasard et déclenchent peur et violence)… Cette vision ténébreuse est-elle si éloignée de la violence constatée dans les pages de faits divers de nos journaux, dans lesquelles il suffit de puiser pour trouver ici deux hommes ensauvagés massacrant un père de famille devant sa femme et ses enfants pour une place de stationnement, là des égorgements au couteau pour une remarque ou encore le martyre de Mme Halimi ?

Ces orientations se doublent d’un affaiblissement raisonné de l’État, qui va contre toute l’histoire de la France. Comme l’appelait de ses vœux, il y a plus de trente ans, hélas avec gourmandise, un auteur, Laurent Cohen-Tanugi, dans son ouvrage Le Droit contre l’État, le rôle régulateur de la République s’est dangereusement affaissé pour laisser place, bien souvent, à la liberté du renard dans le poulailler libre. Or la République comme corps d’autorité, de régulation et d’orientation est indissociable de la laïcité, comme de l’indivisibilité, de la démocratie et de la dimension sociale, en France.

Ces reculs, ces transformations favorisent la demande vociférante ou feutrée de retour du religieux dans la société laïque. Et bien entendu, cette demande politique, prend des formes extrêmes qui, à la différence du « puritanisme », voire de la « radicalisation » des laïques, fantasmés par les autorités supérieures de notre pays, tuent et asservissent.

Sautant dans le train de la post-modernité, d’un « présentisme » qui leur paraît indispensable à leur visibilité et à leur carrière, tels les rhinocéros de Ionesco, de nombreux universitaires et intellectuels ont agressivement enfourché le cheval de bataille du différentialisme. On regrette que ce soit souvent avec le soutien des autorités nationales et locales, qui y voient des occasions clientélistes ou le moyen de normaliser la République au gabarit européen. Ces universitaires qui prennent d’assaut leur institution rejettent la laïcité comme un fascisme dans une inversion accablante. Citons les stratèges de cette offensives, ces sociologues qui ont mis leur science en danger et en ont fait une science dangereuse, comme l’écrivent Gérald Bronner et Etienne Géhin dans Le danger sociologique. Les uns inventent au réveil sept laïcités – et le titre de notre éditorial n’est pas sans malice – pourquoi pas vingt-deux, trente-sept ou soixante-quatorze ? D’autres ou les mêmes affublent la laïcité d’adjectifs destinés à la rendre incompréhensible. Le couronnement de ces calembredaines est atteint dans la récente « laïcité concordataire », équivalent conceptuel de l’eau qui ne mouille pas, du feu qui ne brûle pas et de l’homme debout-assis-couché de la comptine enfantine…

Ces évolutions sont soutenues voire promues par la quasi-totalité de la presse « mainstream ». Elle véhicule un véritable catéchisme victimaire et culpabilisateur, une novlangue qui fait de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, de la laïcité enfin, les épouvantails de la domination post-coloniale et sociale. En revanche, le repli religieux, le racisme intercommunautaire, le refus de l’altérité, du métissage et de la citoyenneté sont présentés comme l’idéal désirable de notre avenir.

À la fois cause et conséquence de cette transformation que nous combattons, au cœur de la joute, se trouve la modification pour le coup radicale des conditions de transmission des savoirs, de formation de l’esprit critique et donc de la citoyenneté, au sein de l’école de la République. Cette bataille-là est la mère de toutes les batailles. Après quarante ans de « dés-orientation » de l’école publique, qui peut s’étonner de voir des bataillons de jeunes et moins jeunes Français gober toutes les folies dont nous avons donné plus haut quelques exemples ?

Depuis trente ans, la limpidité optimiste et rassembleuse de la laïcité a été volontairement troublée par les remous d’idéologies convergentes, tendant à brouiller les repères des citoyens, à les accoutumer à la domination du religieux sur la société et au séparatisme racial.

Notre travail consiste à rendre la laïcité, vecteur incomparable de liberté, d’égalité et de fraternité, de nouveau désirable.

Laissons le dernier mot à notre amie Catherine Kintzler : « La laïcité a produit plus de libertés que ne l’a fait aucune religion investie du pouvoir politique » [2].

[1Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789
Article 1er
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
Article 2
Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.
Article 3
Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.
Article 10
Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.
Article 11
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

Constitution de la Ve République (4 octobre 1958)
Article 1
La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale.

Loi du 9 décembre 1905, sur la séparation des Eglises et de l’Etat
Article 1
La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.
Article 2
La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes.



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