Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, ancien ministre des Affaires étrangères. 21 mai 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Il n’est pas rare que des doutes s’expriment aujourd’hui, y compris dans des démocraties dites avancées, sur la légitimité de protéger les libertés conformément aux principes cardinaux de l’État de droit. Les raisons avancées sont diverses, mais elles tournent souvent autour d’un reproche d’inefficacité de l’État dans un contexte de crises multiples, sécuritaire, sanitaire, climatique, sociale, économique.
Dans leurs attaques, certains s’en prennent de manière brutale aux institutions, particulièrement aux cours suprêmes, mais aussi à la presse et à la société civile. Au nom de la liberté du peuple, mais contre les libertés des citoyens, ils récusent les contre-pouvoirs, refusant même le débat et la délibération, pourtant nécessaires à la cohésion des Nations.
Face à ces attaques, il n’est pas inutile de rappeler combien les libertés et l’État de droit (qu’il ne faut pas confondre avec l’état, toujours modifiable, du droit) sont les piliers inséparables de la démocratie.
Sans libertés, pas d’État de droit
Pour les partisans du moins-disant démocratique, il existerait trop de libertés individuelles, ce qui rendrait nos systèmes politiques ingouvernables et nuirait à l’intérêt public. Dès lors, ils n’hésitent pas à prôner la suppression de libertés essentielles et à transformer les opposants politiques, la presse ou les minorités, au mieux en « sans-droits », au pire en « hors la loi ». Attention ! Quand on arrache un bout de liberté, le reste vient souvent avec. Si la Russie avait été une démocratie où les libertés sont effectives, où règne la liberté de la presse et où les informations circulent librement, l’invasion barbare de l’Ukraine aurait-elle été possible dans les mêmes conditions ? Évidemment non.
En France, l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ainsi que la devise républicaine placent la liberté au rang de valeur première : celle-ci se déploie dans le quotidien des citoyens, liberté d’aller et venir, d’entreprendre, d’opinion, d’expression, d’association… Il est erroné de présenter la liberté et l’ordre public comme inconciliables. En réalité, la protection des libertés inclut souvent une mise en balance de plusieurs intérêts, comme on le voit en matière de sécurité et de liberté.
Dans cet esprit, pendant la crise Covid, le Conseil constitutionnel a constamment recherché l’équilibre entre l’exigence constitutionnelle de protection de la santé et le respect des libertés et des droits fondamentaux. Le Conseil a admis certaines mesures restrictives de liberté décidées par le législateur, mais à la condition qu’elles soient limitées dans le temps, dans l’espace et que la situation d’urgence sanitaire soit caractérisée.
De même, si nous avons dit oui au passe sanitaire ou vaccinal, nous avons en revanche refusé la rupture anticipée du contrat de travail en cas de non-présentation du passe.
Cette « pesée des libertés » concerne bien des domaines. Ainsi, les institutions européennes, qui sont récemment parvenues à un accord concernant le nouveau règlement sur les services numériques, applicable aux plateformes comme Twitter, ont dû pour y parvenir rechercher l’équilibre entre la liberté d’expression et d’autres objectifs tels que la lutte contre les discours haineux et le harcèlement.
Sans État de droit, pas de libertés
Autre critique souvent entendue : l’État de droit (qui repose notamment sur la séparation des pouvoirs) briderait la liberté d’action du peuple souverain. Ce discours s’accompagne en général d’une défiance envers le « gouvernement des juges » et prône leur contournement, notamment par un recours systématique au referendum.
Les juges n’ont évidemment aucune vocation à empêcher les pouvoirs publics de poursuivre des objectifs de valeur constitutionnelle ou d’intérêt général, ils doivent seulement veiller à ce que les règles voulues par le peuple constituant soient appliquées. Quant au referendum, s’il est bien entendu un moyen d’expression tout à fait précieux et légitime, il ne doit pas être instrumentalisé pour contourner les autres institutions et les procédures qui forment le tissu de notre démocratie.
Car c’est bien l’action conjointe de ces institutions qui permet l’équilibre voulu en 1748 par Montesquieu dans L’Esprit des lois : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».
Resserrer les liens entre libertés et État de droit
Une étude récente indique que, sur la totalité des pays régulièrement classés « libres », plus de la moitié ont enregistré au cours des cinq dernières années des baisses sensibles de libertés. Cette évolution, tout comme la tragédie du retour de la guerre en Europe, pourrait conduire à un certain fatalisme qui ferait douter de la capacité du droit à garantir les droits de l’homme et au-delà, la paix.
C’est le réflexe inverse qui doit prévaloir : le respect de l’État de droit protège en réalité notre indépendance et notre liberté à tous, y compris celles des États et des peuples dont, paradoxalement, les gouvernements veulent les remettre en cause. Fondamentalement, libertés et État de droit se complètent. Ils ont des destins croisés au service de la justice et de la paix."
Lire "« Les libertés et l’Etat de droit, piliers inséparables de la démocratie » – par Laurent Fabius".
Voir aussi dans la Revue de presse le dossier L’Opinion, 9e anniversaire : La liberté, notre combat (13-14 mai 22),
"États-Unis : la Cour suprême tentée de revenir sur le droit à l’avortement" (Politico, 2 mai 22, AFP, leparisien.fr , 3 mai 22), J.-É. Schoettl : « L’emprise du juge sur la démocratie est réelle » (marianne.net , 18 avril 22), J.-É. Schoettl : « Du caprice du prince au caprice du juge » (lefigaro.fr , 22 mars 22), J.-É. Schoettl : "La notion d’État de droit est devenue le cheval de Troie de tous ceux qui en veulent au droit de l’État" (marianne.net , 6 avril 22),
dans les Initiatives proches Res Publica Jean-Éric Schoettl : "La notion européenne d’Etat de droit et les souverainetés nationales" (Res Publica, 21 nov. 22) (note du CLR).
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