Revue de presse

K. Daoud : "La myopie et la complaisance des élites françaises vis-à-vis de l’islamisme" (Le Figaro, 7 av. 17)

Kamel Daoud, écrivain, journaliste, auteur de "Mes indépendances" et “Meursault, contre-enquête” (Actes Sud). 8 avril 2017

Kamel Daoud, Mes indépendances, Actes Sud, 480 p., 23,90 euros.

"Le Figaro.- Pourquoi avoir appelé votre recueil de chroniques Mes indépendances ?

Kamel DAOUD.- En Algérie, le mot « indépendance » est surchargé de sens. Il renvoie bien sûr à la guerre d’Algérie et à la libération du pays. Une étape nécessaire du point de vue de l’histoire. Cependant, aujourd’hui, la référence omniprésente à l’indépendance nationale est devenue une tromperie. Elle occulte le combat nécessaire pour une autre libération : celle de l’individu. J’ai voulu faire allusion à cette contradiction entre l’indépendance d’un peuple et la liberté de chacun. L’enjeu fondamental pour l’intellectuel au Sud est de se libérer, de s’affirmer face à la montée des conservatismes religieux et des traditions collectivistes. Au Nord, il y a un abus de « je » par rapport au « nous » ; au « Sud », c’est le contraire ! Il n’y a qu’un seul héros : le peuple. L’individu est écrasé par le groupe. Il n’existe pas. Et lorsqu’il tente d’exister, il se retrouve dans la position du « traître », du « dissident ». Être libre n’est pas trahir les siens. Face à la logique du groupe, aux archaïsmes sociaux, à la dimension globalisante de l’islam, aux pressions des dictatures, il faut défendre la liberté, la restaurer, la redéfinir. Il est aussi important de se libérer de ses propres familles idéologiques.

C’est-à-dire…

En Algérie, la tradition intellectuelle est de considérer que tout découle de l’histoire et que la colonisation est la cause de tous nos malheurs. J’admets que la colonisation a été un crime, mais nous sommes responsables du présent. S’il y a une insouciance criminelle en Algérie vis-à-vis de l’avenir, de l’exploitation inconsidérée des ressources, de l’éducation des plus jeunes, ce n’est pas la faute de la France, mais la nôtre. Pour avoir écrit ou dit que nous n’étions pas des victimes éternelles, je me suis fait lyncher, traité de « suppôt de la France ». Le parti unique fonde sa seule légitimité sur la mémoire. Il en a fait une rente. Il faut assumer l’histoire pour la dépasser, mais il faut arrêter d’en faire un objet de culte et de fétichisations qui empêche de penser le présent et l’avenir. La dialectique du « colonisé » et du « colonisateur » ne permet pas de comprendre la réalité actuelle. Pour cela, il faut aussi souligner le rôle du « décolonisateur ». Ce dernier a chassé le colon pour le remplacer et s’accaparer le pays. Le discours du régime reproduit d’ailleurs de manière inconsciente le discours colonial : « nous avons construit des écoles », « nous avons bâti pour vous des routes », comme s’ils nous donnaient quelque chose. Nous sommes passés d’une colonisation extérieure à une colonisation par nos propres castes dites de libération.

Macron a évoqué un crime contre l’humanité à propos de la colonisation…

Les propos d’Emmanuel Macron ont servi le régime. Sur le fond, il est juste de dire que le système colonial était injuste. Mais il n’est pas juste de dire que tout est de la faute du système colonial. En tant qu’Algérien, je n’ai pas besoin d’excuse, ni que les Français qualifient cette époque de crime contre l’humanité. Selon moi, l’histoire est tranchée. La guerre d’Algérie était une guerre légitime d’indépendance et de libération : des gens sont morts pour que je sois libre. Le plus important maintenant pour les Algériens est de jouir de leur liberté et de leur pays. Or, on ne pense pas à demain, mais à hier. On préfère la racine à la récolte. Le culte des ancêtres et des martyrs a fini par donner un teint jaune, même aux nourrissons. Nous ne pensons pas à ce qu’on lègue à nos enfants comme Maghreb, comme pays, comme puits et réserves, comme villes et comme écologie. L’avenir est tué par la gloire vaniteuse d’un passé obsédant. Je fais partie de cette génération qui en a marre du passé, qui veut tourner la page, surmonter la peur de guérir qui se retrouve généralisée comme position idéologique alors qu’elle ne cache, souvent, qu’une impuissance à assumer le présent. Je veux aimer la France sans avoir l’obligation idéologique de la détester, ni d’en être fasciné jusqu’à la soumission. La colonisation ? Oui, c’est un crime. La France ? C’est un beau pays que j’aime profondément. La langue française ? J’écris en français. La culture française ? J’en suis amoureux comme je le suis pour toute culture universelle. Est-ce que je suis « un suppôt de la France » ? Non, il y des Français que je déteste, d’autres que j’aime. J’ai un rapport sain avec ce pays et avec mon propre pays.

Vous vous opposez au régime. N’est-il pas, cependant, le meilleur rempart face aux islamistes ?

Non, le régime et les islamistes sont alliés car il est plus facile de gouverner des croyants que des citoyens. Il y a en Algérie une sorte de deal à la pakistanaise avec une caste qui garde le pouvoir politique et délègue la gestion de l’espace public aux islamistes parce qu’ils permettent d’immobiliser la société. Ils se partagent des tâches et ont une utilité réciproque. Les islamistes expliquent qu’ils sont la solution car le régime est corrompu tandis que le régime se pose en rempart face aux islamistes et explique qu’il faut choisir entre la sécurité et la démocratie. Les révolutions n’ont pas produit les terroristes et les djihadistes, elles ont exprimé un besoin légitime de liberté et de démocratie. Les islamistes sont les enfants des dictatures. Elles les ont fabriqués, encouragés avant de les subir. On ne peut pas jouer avec le diable car le diable gagne toujours à la fin.

L’hiver islamiste a pourtant succédé aux printemps arabes…

L’actualité médiatique a transformé l’histoire en spectacle dont on attend une fin rapide. Mais l’histoire n’est pas un blockbuster américain avec un happy end imaginé par un scénariste hollywoodien. Elle est tragique et non linéaire. Elle progresse par à-coups. N’oublions pas que la Révolution française a été traversée par des épisodes de terreur et qu’il faudra pratiquement un siècle à la République pour s’imposer dans la durée. N’oublions pas non plus que les conséquences de la Révolution se sont déclinées en Europe de manière différente selon les pays. Je ne comprends pas comment les Français, riches de cette expérience historique, peuvent penser que nous allons accéder à la démocratie en trois ans. Il ne suffit pas de faire tomber les régimes, il faut aussi mener une révolution culturelle dans les têtes et dans les coeurs. Cela prendra du temps. Les islamistes n’ont pas fait les révolutions arabes, ils en ont profité. Ils ont de l’argent, contrôlent des corporations de métier, des réseaux de mosquées, des chaînes satellitaires. Un laïc ou un démocrate, lorsqu’il est célèbre, dispose de ses droits d’auteur. Les islamistes ont tout un royaume derrière eux : l’Arabie saoudite et ses millions de pétrodollars. En Tunisie, Ennahda a remporté les élections car le parti possédait une force de frappe financière gigantesque avec laquelle les démocrates ne pouvaient pas rivaliser. La mainmise des islamistes sur les révolutions est désolante, mais il y a tout de même quelque chose de positif et de consolant dans ces événements : l’histoire est enfin en marche ! Elle marche sur des corps, mais ne s’arrêtera plus. J’ai dépassé la quarantaine et je craignais de ne jamais voir cela. Depuis les indépendances, la résignation des peuples était désespérante, étouffante. Les printemps arabes ont constitué une bouffée d’oxygène.

Où sont les progressistes dans le monde arabe ?

Il y un courant profond même s’il reste minoritaire et n’est pas visible en Europe à cause de l’effet de loupe médiatique. Un attentat est beaucoup plus spectaculaire qu’un livre réformiste. Cependant, il y a un véritable travail intellectuel sous-terrain, d’autant plus qu’Internet offre un nouvel espace de liberté. Là encore, il ne faut pas s’arrêter à une vision à court terme et considérer le temps long de l’histoire. Gutenberg invente l’imprimerie au milieu du XVe siècle. Ce n’est qu’un demi-siècle plus tard que va se produire la première grande fracture intellectuelle dans la chrétienté occidentale avec la Réforme de Martin Luther et l’émergence du protestantisme. Aujourd’hui, le mouvement « coraniste », très combattu par les conservateurs dans le monde arabe et passé totalement inaperçu en Europe, est justement de type « luthérien ». Il s’agit de remettre en cause « les hadiths », c’est-à-dire les paroles et actions attribuées au Prophète et qui ne figurent pas dans le Coran.

L’islamisme progresse même en Europe et notamment en France…

Je ne suis pas surpris par ce qu’il se passe en France. En Algérie, nous avons vécu cela. Nous l’avons vu venir chez vous. D’abord parce que le malaise français a été investi par une idéologie très agressive. Ensuite, il faut le dire, parce que les musulmans de France restent silencieux et laissent le monopole de l’islam aux islamistes. Ces derniers se sont érigés en interlocuteurs et en seuls propriétaires de l’islam. Enfin, il y a une myopie et une complaisance des élites françaises vis-à-vis de l’islamisme. La dimension totalitaire de cette idéologie est ignorée ou minorée. Durant la guerre civile dans les années 1990, cela a profondément blessé les progressistes algériens. La France donnait des leçons à l’Algérie. Au nom des droits de l’homme et de la démocratie, il fallait laisser passer des fascistes. Au risque de paraître cruel, j’avoue qu’aujourd’hui, nous avons parfois envie de dire : « Bien fait pour vous ! » Dans les années 1990, lorsque les nôtres se faisaient massacrer, la France accordait des visas en priorité aux islamistes.

Aujourd’hui, la France paie la facture. D’autant qu’il faut ajouter à cela le compromis passé avec l’Arabie saoudite qui n’est autre qu’un Daesh qui a réussi. Le déni de l’Occident face à ce pays est frappant : on salue cette théocratie comme un allié et on fait mine de ne pas voir qu’elle est le principal mécène idéologique de la culture islamiste. Les nouvelles générations extrémistes ne sont pas nées djihadistes. Elles ont été biberonnées par la Fatwa Valley, espèce de Vatican islamiste avec une vaste industrie produisant théologiens, lois religieuses, livres et politiques éditoriales et médiatiques agressives. Si on ne comprend pas cela, on perd la guerre même si on gagne des batailles. On tuera des djihadistes mais ils renaîtront dans les prochaines générations, nourris des mêmes livres.

Comment expliquez-vous l’attrait pour cette idéologie ?

Comme toutes les idéologies totalitaires, l’islamisme est un système global qui offre des réponses confortables à toutes les questions existentielles. L’islamisme explique à la fois la sexualité, le corps, la politique. Le djihadisme est une sorte de jeu vidéo théologique où la culpabilité et l’angoisse de la mort sont désamorcées. Si vous tuez quelqu’un, c’est légitime. Si vous vous faites exploser, vous irez au paradis. En face, il n’y a pas d’alternative idéologique aussi puissante. Il y a le McDo, c’est-à-dire un consumérisme très frustrant. Pour caricaturer, soit vous avez de l’argent, soit vous n’en avez pas. Enfin, l’islamisme, avant de se traduire par un activisme beaucoup plus politique, donne l’illusion d’une vie spirituelle. Ajoutez à cela le sentiment d’être rejeté par la société, les échecs personnels ou l’ennui, vous composez un zombie.

Après vos écrits sur les viols commis à Cologne le 31 décembre 2015, des universitaires français vous ont accusé d’être « islamophobe ». Vous avez alors décidé d’arrêter le journalisme...

Ce que j’avais à dire, je l’ai dit. Je ne voulais pas entrer dans des controverses stériles. J’ai également ressenti de l’usure. J’ai subi des pressions islamistes en Algérie, j’ai déjà sur le dos les religieux, les conservateurs, le régime, je ne voulais pas batailler avec des universitaires français. J’ai eu envie de revenir à moi-même, de lire, d’écrire des romans. J’ai compris que je devais traiter ces questions autrement. Pour autant, j’assume ma tribune sur Cologne. Si j’avais à la réécrire, je la réécrirais. J’y ai exprimé des positions auxquelles je crois profondément. D’abord le fait qu’au Sud, nous avons un problème avec le corps et le sexe. Le corps est le lieu qui révèle le plus notre rapport à la vie. Si vous êtes dans un rapport de malaise vis-à-vis du corps, cela signifie que vous ne désirez pas le monde sainement. La femme donne la vie. Si vous avez un rapport pathologique à la femme, c’est que vous avez un rapport pathologique à la vie. Les musulmans à l’époque abbasside faisaient des enluminures, des dessins érotiques. Ils étaient alors dans un rapport de conquête au monde. Quelques siècles plus tard, de prétendus imams expliquent que les séismes sont provoqués par des femmes qui portent des minijupes !

Personne ne l’a retenu, mais j’étais également critique vis-à-vis de l’Occident et de son rapport à l’altérité. J’expliquais que fermer ses portes, c’est aussi tirer par les fenêtres. Les peurs sont légitimes. Mais d’un autre côté, que peut-on faire ? Fermer les frontières ? Éthiquement et moralement, peut-on vivre avec ça ? Si vous vous promenez sur une plage et que vous voyez un enfant se noyer, vous avez deux solutions : l’aider ou tourner la tête. Quelle décision prendraient ceux-là mêmes qui prônent la fermeture des frontières ? Je ne suis pas sûr qu’ils tourneraient la tête. Il est parfois très difficile de ne pas être humain. Cependant, j’ajoutais que ceux qui viennent chercher en France la liberté doivent y participer. L’équation est simple. Les migrants ne sont pas venus se réfugier en Arabie saoudite, mais en Allemagne. Pourquoi ? Pour la sécurité, la liberté, la prospérité. Dès lors, les migrants ne doivent pas venir pour installer de nouveaux Afghanistan, mais pour épouser la liberté. Un pays a des lois, des moeurs, des coutumes qu’il faut respecter, sinon il faut aller vivre en Arabie saoudite.

Vous avez dénoncé le réflexe néocolonial de ces universitaires…

Oui, par glissement, certains intellectuels de gauche se retrouvent solidaires des fausses victimes. Les islamistes se posent en victimes et les idiots utiles, guidés par leurs bons sentiments mais aussi par une forme de condescendance néocoloniale, se font leurs alliés. Ce n’est pas parce que le monde musulman a subi une blessure occidentale qu’il faut absoudre les islamistes. Ce ne sont pas des victimes. Il ne faut pas les défendre, mais les combattre."

Lire "Algérie, colonisation, islamisme : les vérités de Kamel Daoud".


Lire aussi "Cette intelligentsia qui pourfend les dissidents" (P. Berman, M. Walzer, Le Monde, 30 mars 16), B. Sansal : "Kamel Daoud ou le principe de déradicalisation" (Libération, 24 mars 16), "Salut à Kamel Daoud" (J.-L. Nancy, Libération, 10 mars 16), "L’écrivain Kamel Daoud gagne son procès contre un imam salafiste" (lemonde.fr , 8 mars 16), le communiqué du CLR Solidarité avec Kamel Daoud (3 mars 16), "Pour Kamel Daoud" (Brice Couturier, France Culture, 3 mars 16), "Défendons les libres-penseurs contre les fatwas de l’intelligentsia" (Pascal Bruckner, Le Monde, 2 mars 16), F. Zouari : "Kamel Daoud fait l’objet d’une sorte de fatwa laïque" (France Inter, 1er mars 16), "Au nom de Kamel Daoud" (F. Zouari, Libération, 29 fév. 16), "Daoud ou la défaite du débat" (Le Monde, 27 fév. 16), "Daoud islamophobe, contre-enquête" (Egale, 24 fév. 16), "Kamel Daoud victime de l’arrogance des universitaires" (M. Mbougar Sarr, Choses revues / courrierinternational.com , 24 fév. 16), "Pourquoi Kamel Daoud a raison" (F. Zouari, jeuneafrique.com , 24 fév. 16), "Non à l’hallali contre Kamel Daoud" (Libération, 22 fév. 16), R. Enthoven : "Pourquoi, dès qu’on attaque des fondamentalistes, se fait-on sermonner par des sociologues ?" (Europe 1, 19 fév. 16), "La gauche dans le piège de Cologne" (Aude Lancelin, nouvelobs.com , 18 fév. 16), Jean Daniel : "Mieux vivre avec l’islam !" (nouvelobs.com , 17 fév. 16), K. Daoud : "Le verdict d’islamophobie sert aujourd’hui d’inquisition" (marianne.net , 17 fév. 16), K. Daoud : "La misère sexuelle du monde arabe" (nytimes.com , 12 fév. 16), K. Daoud : "Cologne, lieu de fantasmes" (Le Monde, 5 fév. 16), L’écrivain Kamel Daoud visé par une fatwa (liberation.fr , 17 déc. 14) (note du CLR).


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