Revue de presse

Jean-Marc Sauvé (Conseil d’Etat) sur la laïcité : « On ne peut pas blesser sciemment et gravement des fidèles d’autres confessions » (lopinion.fr , 5 nov. 20)

Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’Etat. 10 novembre 2020

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Pour l’ancien vice-président du Conseil d’Etat, de nombreux « contresens » sont faits sur la notion de laïcité.

Marie-Amélie Lombard-Latune

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L’ancien vice-président du Conseil d’Etat, qui a été secrétaire général du gouvernement sous Jacques Chirac, préside aujourd’hui la commission d’enquête sur les abus sexuels dans l’Eglise catholique.

La laïcité française est-elle un mystère à l’étranger ?

Elle est mal comprise, c’est un fait. Et pourtant elle est simple : elle implique la neutralité absolue de l’Etat et de toutes les personnes publiques à l’égard des cultes. Rien à voir, par exemple, avec les constitutions irlandaise, polonaise ou hongroise qui se réfèrent à Dieu et au catholicisme, avec la constitution grecque qui reconnaît la primauté de l’Eglise orthodoxe, ni avec le Royaume-Uni où la reine est chef de l’Eglise anglicane, ni même avec l’Allemagne où, par le Kirchensteuer, l’Etat lève l’impôt pour les Eglises. Sans oublier les Etats-Unis où un président, quel qu’il soit, ne peut omettre de parler de Dieu dans ses discours. Jean Lacouture écrivait en 1968 à propos de De Gaulle : « Il est peu question de Dieu dans le discours gaullien. Moins souvent en tout cas que chez Lyndon Johnson, à peine plus souvent que chez Nikita Khrouchtchev ». Et son chapitre « De Dieu » à propos du Général tient en deux pages !

Comment expliquer cette tradition laïque à un public étranger ?

Par la pédagogie. En 2007, nous avons reçu la Cour suprême des Etats-Unis au Conseil d’Etat. Nos collègues américains s’intéressaient à la question de la liberté religieuse en France, car le concept de laïcité (intraduisible en anglais, sauf par secularism) et notre réputation de fermeté dans la lutte contre les sectes nous créaient en Amérique une réputation d’intolérance religieuse, alimentée notamment par l’Eglise de la Scientologie et certains groupes évangéliques. Nous avons expliqué comment la liberté de conscience et de culte était garantie dans notre pays.

Avec nos voisins européens, nos traditions ne sont en réalité pas si éloignées ; leurs systèmes juridiques consacrent aussi la liberté d’opinion et d’expression religieuse. Et le principe de non-discrimination les oblige à respecter l’égalité entre les cultes, même si un seul d’entre eux est inscrit dans leur Constitution. Nous ne sommes pas identiques, mais compatibles. L’universalisme républicain nous distingue, mais il n’est pas en opposition avec le reste du monde.

Avons-nous, depuis 1905, rigidifié la notion de laïcité ?

Le principe de laïcité – c’est-à-dire de liberté de conscience, de religion et de culte – est interprété à tort comme prohibant toute expression publique de sa foi. C’est un contresens que l’on commet en France comme à l’étranger. La laïcité ne conduit pas à interdire l’exercice public des cultes. Dès 1909, par l’arrêt Abbé Olivier, le Conseil d’Etat a annulé un arrêté du maire de Sens qui interdisait les processions sur la voie publique lors des obsèques. Un souvenir personnel, au passage : élève de l’école publique, j’étais aussi enfant de chœur. Quand il avait besoin de mes services pour des enterrements, le curé demandait une autorisation de sortie à l’instituteur qui la lui donnait bien volontiers. Un arrangement typique de la laïcité à la française. Il ne peut être porté atteinte à la liberté de culte que dans les strictes limites de l’ordre public. Il y a eu des controverses sur les processions, les sonneries de cloches des églises et, récemment, les crèches de Noël, mais la jurisprudence reste sur cette ligne.

N’est-ce pas la confrontation avec l’islam qui renforce les partisans d’une « laïcité de combat » ?

Que l’islam provoque des crispations, et parfois des dérives, est une réalité. Mais qui ne peut conduire à confondre laïcité avec lutte antireligieuse. On ne peut ainsi mettre en cause la présence de rayons halal ou casher dans les supermarchés. Pas plus que la laïcité n’a jamais imposé de manger gras dans les cantines scolaires le vendredi ! Certains ont tendance à rejouer aujourd’hui le combat du début du XXe siècle en pensant que Combes l’avait emporté sur Briand : c’est le contraire qui s’est passé. Briand a très justement insisté sur le fait que le principe de la loi de séparation était la liberté et que les restrictions étaient l’exception. La laïcité, ce n’est pas que le droit de pratiquer sa religion dans la sphère privée. Ce n’est pas non plus l’interdiction par principe des signes religieux extérieurs, comme le voile ou du burkini.

Mais la burqa a été interdite dans l’espace public...

Le législateur a trouvé une position d’équilibre, avec un argument de sécurité publique et l’idée que notre vie sociale implique que l’on soit à visage découvert dans l’espace public. Cette position a été validée par la CEDH.

Comment réagissez-vous aux propos de Mgr Le Gall, archevêque de Toulouse, qui a assuré, après l’assassinat de Samuel Paty : « On ne se moque pas impunément des religions » ?

Je ne partage en aucun cas le terme « impunément ». La liberté d’expression comprend le droit de faire des caricatures. Y a-t-il pour autant un « droit au blasphème » ? Non. Le blasphème n’est pas un délit et il y a un droit à la liberté d’expression qui peut conduire à des paroles ou dessins qui, pour d’autres, sont des blasphèmes. Après Charlie Hebdo et l’assassinat de Samuel Paty, il est extrêmement difficile de tenir un discours « audible », mais je suis convaincu qu’on ne peut pas blesser sciemment et gravement des fidèles d’autres confessions. Il ne s’agit pas d’en rabattre sur notre liberté d’expression, mais est-il besoin d’afficher les caricatures de Mahomet sur les façades des mairies ? Indépendamment de la religion, nous ne cessons pas dans la vie sociale de nous abstenir de comportements licites, mais qui pourraient choquer inutilement des personnes ou des groupes sociaux. Il faut juste faire la même chose en matière religieuse, ni plus, ni moins.

Pour les tenants d’une stricte laïcité, tenir compte des sensibilités des croyants, c’est déjà renoncer à la liberté d’expression...

Dans le contexte actuel, je suis sensible aux arguments du courant laïc mais on ne peut pas vivre ensemble dans un climat de provocations perpétuelles. Ne tombons pas dans ce panneau ! Il nous faut absolument éviter de donner au monde une image d’intolérance religieuse. A vouloir surinterpréter la laïcité, on ne cesse de se fourvoyer. Et, croyez-moi, il ne s’agit nullement de déroger de manière un peu honteuse au principe de laïcité, ni d’ouvrir la voie à des « accommodements raisonnables », ni de soustraire certains de nos compatriotes à l’application de la loi commune. Là-dessus, il faut être très ferme."

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