Guylain Chevrier, Docteur en histoire, ancien membre de la Mission laïcité du Haut conseil à l’intégration. 29 juillet 2016
"FIGAROVOX. - Abdelkader Sadouni, un imam niçois, a récemment déclaré au journal italien Il Giornale : « La laïcité française est responsable des attentats » [1]. Quel regard portez-vous sur cette déclaration ?
Guylain CHEVRIER. - En fait, au fur et à mesure où les attentats se multiplient, on voit les langues se délier. On n’a jamais autant attaqué, depuis une trentaine d’années, la République et sa laïcité. Cet imam explique dans l’interview qu’il a accordée à Il Giornale.it, que « Le problème de la communauté musulmane réside dans le fait qu’elle ne trouve pas son espace à l’intérieur de la société française. La France est un pays laïc, qui s’oppose à la promotion de la religion et à sa manifestation en public ». Il renverse en fait la réalité en mettant en accusation la République de ne pas vouloir intégrer les musulmans alors que, ce sont ces mêmes musulmans qui le suivent, qui entendent refuser de s’intégrer sur le fondement d’une conception du religieux qui fait passer leur foi avant les valeurs collectives. Ce qui est incompatible non seulement avec la laïcité, mais la citoyenneté et notre idéal démocratique. Il en vient à affirmer : « La charia est la loi d’Allah, non la loi de l’Etat. Je m’identifie à la nation française et je souhaite qu’elle promulgue des lois qui permettent aux fidèles de vivre en public, comme en privé, la loi divine, la loi d’Allah ». On a là un double langage habituel de ce type de fervent, qui dit respecter l’Etat, mais si seulement en fait, il adopte les lois d’Allah. Les choses s’éclaircissent donc d’une certaine façon, on comprend mieux ce qui se passe depuis l’apparition des premiers voiles à Creil dans l’école publique, semant la discorde, en juin 1989.
Si la laïcité est tant attaquée, c’est parce qu’elle représente l’obstacle principal à l’installation d’un communautarisme dont elle protège la société, en ne reconnaissant que des individus de droit, et en rejetant la logique de reconnaissance juridique des différences. L’Etat de droit s’est constitué par dégagement de la tutelle religieuse qui y faisait obstacle, c’est-à-dire un Etat impartial considérant à égalité tous les citoyens et non en fonction d’une religion. Un corps politique souverain auquel l’Etat est soumis et dont il tire sa légitimité. Cet Etat de droit protège les individus contre toute assignation ou prédestination religieuse, ainsi que vis-à-vis des groupes de pression culturels ou religieux. La laïcité, à porter le bien commun, l’intérêt général, l’autonomie de soi, au-dessus des différences, les protège toutes contre le risque de la domination de l’une d’entre-elle sur les autres. Il n’est pas surprenant dans ces conditions que la laïcité soit la cible. Il faut bien voir que l’islam est, au regard de ses principes religieux,de façon inséparable, à la fois culte, règles de vie, et projet communautaire.
L’islam n’est pas qu’une croyance, c’est un projet de société. Voilà pourquoi la foi, pour les musulmans qui pratiquent leur religion dans cet état d’esprit, est ainsi supérieure à nos lois et qu’ils les disputent autant. Voilà ce qui commence à s’opposer vraiment à la société française, à la République. On a longtemps cru que l’intégration n’était qu’une question de tolérance, de bienveillance, on commence à voir que l’on s’est trompé lourdement, car on n’avait pas compris de quoi il s’agissait. Une prise de conscience qui n’est pas pour autant partagée par tous.
Dans ce contexte d’aiguisement des contradictions, les musulmans modérés (sic) [2] qui sont nombreux, ne sont pas en situation de se faire entendre, alors que l’on aurait bien besoin qu’ils puissent s’exprimer et peser, contre cette logique de séparation entretenue par un islam identitaire revendicatif et agressif, qui crée un esprit de discorde favorable à la radicalisation.
Comment expliquez-vous ce mécanisme d’inversion, soutenu souvent à gauche, par lequel le coupable de fanatisme se transforme en une victime de la laïcité ?
Nous sommes dans une victimisation à outrance, qui désigne la laïcité comme maltraitante pour le croyant musulman, donc discriminante, en raison du fait qu’elle pose des limites à la religion pour ceux qui la considère comme ne devant pas en avoir. Selon Monsieur Farhad Khosrokhavar, directeur d’étude à l’EHESS, spécialiste en radicalisation, dans une interview qu’il a donné au New York Times, sous le titre « Le djhad et l’exception française » [3] [4], la laïcité dite « inflexible » serait responsable de la radicalisation et fait que se multiplient les attentats en France. Elle créerait une « suspicion affichée envers toute religion » du fait qu’elle soit « une affaire strictement privée » et qu’on limite « le port du foulard ou les prières collectives en public » faisant que « beaucoup d’étrangers et leurs descendants, se sentent offensés dans leur identité arabe ou musulmane » elle « semble dénier leur dignité », affirme-t-il. Ce qui donnerait l’initiative aux islamistes. On voit bien l’inversion encore ici des choses, la laïcité qui protège tous les individus contre les abus de la religion, la liberté de conscience de tous, est accusée d’empêcher les musulmans d’accéder à une reconnaissance qui devrait se traduire dans les faits par tout leur laisser faire, au détriment des libertés des autres.
L’identité nationale de la France poserait problème en provoquant un malaise des jeunes provenant d’Afrique du Nord, qui ressentiraient encore à travers elle la douleur et l’humiliation de la décolonisation. Comme si l’histoire n’était pas passée par là pour donner à tous les mêmes droits. On rejoue ici les conflits du passé pour justifier une radicalisation qui a pour cause le refus de s’intégrer.
On fait aussi le constat que la France n’arrive pas à résoudre le problème de l’exclusion économique et sociale, des jeunes des banlieues, se sentant victimisés. Pour nous dire qu’ils deviennent ainsi vite les cibles privilégiées de la propagande djihadiste, souvent après avoir fait un passage en prison pour divers délits. On reprend ici une victimisation où se mêlent difficultés sociales et sentiment d’être discriminés avec délinquance, en rabattant ainsi des difficultés sociales sur le versant des discriminations sans aucune preuve, pour justifier cette démonstration. On est encore là dans une culture de l’excuse qui dédouane l’islamisme qui se répand. On soulignera de plus, au regard de cette exclusion sociale qui serait la cause de l’endoctrinement, que toutes les couches sociales sont concernées par la radicalisation, et donc pas seulement les jeunes de banlieue, délinquants ou non.
On voit bien que ce sont ces attaques contre la laïcité qui, au contraire, sont le terreau de la radicalisation, qui justifient toutes les violences.
Dans quelle mesure cette critique de la laïcité par des membres de la communauté musulmane, après chaque attentat, entretient-elle un malaise d’une partie des Français à l’endroit de l’Islam ?
De plus en plus de Français rejettent ce discours, qui consiste à faire le procès de la laïcité accusée d’être responsable de toutes les difficultés, pour obtenir toujours plus de concessions et d’aménagements. On constate même que la colère monte face au déni et à cette attitude victimaire, qui servent à justifier de ne pas s’adapter à ce qu’est la France, à sa modernité. C’est particulièrement vrai au regard de l’égalité hommes/femmes, qu’aucune religion n’a donnée, et avec laquelle la tradition islamique est en litige. Brice Teinturier, directeur général de l’institut Ipsos dans le journal Le Parisien, au lendemain de l’attentat de Nice explique : « Soyons clair : dans nos études, nous constatons un niveau élevé, voire très élevé, de personnes qui nous disent que la religion musulmane telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui dans notre pays, n’est pas compatible avec les valeurs de la société française. Qu’elle cherche à imposer son mode de fonctionnement. Le rejet est particulièrement marqué ». Même Malek Chebel en vient à confier : « Les gens ont tout à fait le droit de pratiquer leur religion chez eux mais, pour faciliter le vivre-ensemble, ils devraient se comporter d’abord comme des Français, avant de se considérer comme des musulmans » [5].
L’évolution de l’islam en France, est marquée par une multiplication des revendications religieuses à caractère communautaire, visant à obtenir des concessions au détriment de la loi commune. Il y a pression d’un groupe religieux sur les décisions politiques pour faire changer la loi en sa faveur. On sait que l’islam n’est pas qu’une religion, c’est aussi un projet politique qui englobe toute la société. Dans ce contexte, de trop nombreux musulmans font passer leur foi avant les règles communes, et se victimisent dès qu’on leur rappelle l’ordre des valeurs de notre République, ce qui est ressenti par les autres comme une certaine démesure et arrogance, de moins en moins bien acceptée. Selon une récente étude du Pew Research Center, seulement 29% des Français ont une vision défavorable des musulmans, plus bas taux de l’Union européenne. Il n’y a pas par principe d’opinion défavorable de l’islam, l’inquiétude porte sur les débordements des manifestations identitaires. Ce qui est le reflet d’une population française habituée au mélange, qui a confiance dans son modèle d’intégration, mais rejette le principe des minorités qui mettrait en péril une façon de vivre propre à des mentalités et des mœurs libres.
Une démarche d’affirmation identitaire a émergé avec le retour à une lecture littérale du coran, à la tradition, sous une influence devenue prégnante des Frères musulmans et du salafisme dans les quartiers, qu’on a laissé s’installer. Il existe un affrontement de plus en plus patent, entre une logique communautaire qui tourne au communautarisme, et la République, qui rejoint peu ou prou par ses exigences la poussée islamiste. Le point de ralliement est autour du rejet de la modernité, des mœurs, voir d’une démocratie qui passe pour une culture occidentale qui ne concerne pas les musulmans. Une situation de discorde et de rapport litigieux à la France laïque, qui fragilise les esprits et est un terreau favorable à l’endoctrinement, à la radicalisation.
Les partisans critiques de la laïcité rappellent que la loi de 1905 fut une loi de conciliation portée par Aristide Briand contre les plus laïcards. Faut-il aujourd’hui adopter un tel esprit de conciliation avec l’islam ?
Tout d’abord, contrairement à ce que l’on avance, si la loi a pacifié les relations ente Etat et religion, cela a pris du temps, car elle a donné lieux tout d’abord à des affrontements violents qui ont même nécessité l’intervention de l’armée lors de la question des inventaires. La loi de séparation n’est pas un compromis avec les Eglises, sinon ce serait un concordat, c’est une loi, et donc, une décision unilatérale de l’Etat, qui le transforme en Etat laïque. On utilise cet argument d’une loi de conciliation pour justifier l’idée de compromis à faire avec les religions, pour se donner un argument d’autorité par l’histoire pour attaquer en réalité le fond de cette loi. C’était le sens de la volonté de toiletter celle-ci, lors de la commission Machelon, du nom de son président, en 2006, dans l’esprit d’un nouveau compromis historique avec l’islam. Ce que prolonge la reculade à laquelle on assiste dans ce domaine, à travers la proposition avancée par Bernard Cazeneuve, d’un concordat avec ce culte [6].
L’idée qui traine, serait de mettre entre parenthèses la laïcité le temps qu’il faudrait pour que s’intègre l’islam dans la République... Ceci, en finançant ce culte et en en formant ses représentants, croyant ainsi mieux le contrôler. Une vision qui est totalement idéaliste et dangereuse. Ce concordat par la reconnaissance communautaire à laquelle il procéderait, ne servirait qu’à faciliter la mise en place du multiculturalisme, du communautarisme. Ce serait se mettre dans la continuité avec un Conseil Français du Culte Musulman qui a servi à assigner toute une partie de nos concitoyens à une communauté de croyants, en encourageant les musulmans non pratiquants à aller à la mosquée et à devenir revendicatifs. Doit-on oublier qu’avant d’être des musulmans, ce sont avant tout des citoyens, mais aussi des arabes, des africains, qui aspirent à autre chose qu’à être perçus comme une communauté. C’est le même échec que celui de cette institution qui attend cette démarche.
Ce serait aussi un incroyable retour en arrière sur un fond de renoncement, qui rappelle d’autres périodes de l’histoire et constitue un signe avant coureur de troubles bien plus graves si on ne change pas vite de cap, en reposant le cadre d’une République inflexible sur ses principes, c’est-à-dire sur son projet humaniste, et qui se fasse respecter. Nous sommes bien en guerre malgré nous, une guerre imposée par des forces obscures à la démocratie et à la liberté, à l’universalisme des Droits de l’homme, mais aussi à tous les peuples, comme le montrent les attentats de Bamako à Kaboul. La solution est dans résister et non céder en croyant avoir la paix, alors que cette attitude encouragerait encore à penser que la République a quelque chose à se reprocher, loin d’éteindre le foyer de violence qu’est la radicalisation."
Lire "L’urgence de la laïcité face au projet de société de l’islam politique".
[1] Lire "S’il y a des attentats, c’est la faute de la laïcité des Français" : un imam niçois signalé à la justice (AFP, lefigaro.fr , 26 juil. 16) (note du CLR).
[2] Note du CLR.
[3] Farhad Khosrokhavar « Le djihad et l’exception française », The New York Times, 19 juillet 2016. Réponse de Guylain Chevrier, sur Marianne.fr : Face à l’islamisme, la défense sans concession de notre République et de la liberté !.
[4] Lire Face à l’islamisme, la défense sans concession de notre République et de la liberté ! (note du CLR).
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