Revue de presse

E. Badinter : A l’école, « les croyances sont en train de battre en brèche les raisonnements et les savoirs rationnels » (L’Express, 11 mai 23)

Elisabeth Badinter, philosophe. 11 mai 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"La philosophe évoque les principaux facteurs de destruction de notre système scolaire que sont la perte d’autorité et la remise en cause de notre modèle laïque par les jeunes générations.

Propos recueillis par Amandine Hirou et Eric Chol

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Lire "Pap Ndiaye, éducation positive, laïcité : Elisabeth Badinter monte au créneau".

[...] L’Express : Le principe de laïcité à l’école a été fortement interrogé ces derniers mois entre l’affaire des abayas, le remaniement du Conseil des sages de la laïcité, et plusieurs sondages et enquêtes pointant les clivages qui traversent le monde enseignant. La situation vous inquiète-t-elle ?

Elisabeth Badinter : Tous ces événements viennent confirmer le constat suivant : en quarante ans, la donne s’est totalement inversée. A cette époque pas si lointaine, nous avions une école qui fonctionnait beaucoup mieux, qui ne posait aucun problème, et qui avait pour but d’instruire et d’éliminer tout ce qui relevait du personnel et de l’intime. La politique et la religion n’y avaient pas leur place. Jusqu’à ce qu’éclate l’affaire des jeunes filles voilées de Creil, dans l’Oise, en 1989. A partir de là, et alors que personne ne s’en plaignait, notre modèle laïque a commencé à se faire attaquer de l’extérieur et l’on s’est incliné au nom d’une soi-disant "tolérance" à l’égard des croyances de chacun.

La situation n’a cessé de se dégrader depuis. La laïcité républicaine, celle que l’on connaît depuis plus d’un siècle, est aujourd’hui traitée de laïcité "de combat", "agressive" et "intolérante" par de nombreux intellectuels, des universitaires et même des professeurs de collèges et de lycées. Tout cela s’inscrit dans un mouvement plus large et dans un contexte contemporain qui prône l’éducation bienveillante. Cette nouvelle forme d’éducation, même si elle a eu des effets positifs, a contribué par ses excès au déclin de l’école publique puisque refuser quelque chose à un enfant ou à un adolescent est, peu à peu, devenu inacceptable. Le constat est que nous n’avons pas réussi à défendre nos principes, que l’école s’écroule faute d’autorité, et les professeurs les mieux formés rechignent à venir y enseigner.

Des principes de laïcité mais aussi d’autorité donc…

Oui, c’est-à-dire tout ce qui faisait la qualité de l’école publique. Laquelle, autrefois, surpassait de loin le secteur privé dans l’esprit d’une grande majorité de parents. Une fois de plus, on voit bien que la situation a basculé et pas seulement pour des questions de religion ou de croyance. Même si, à partir du moment où l’on a commencé à abandonner nos valeurs, certains ennemis de notre modèle comme les militants islamistes en ont profité pour pousser leurs pions. Ce qui a donné lieu à différentes polémiques. Je pense notamment à ces jeunes filles qui, au nom de leur religion, refusent de se rendre à la piscine mais aussi à toutes ces contestations de cours ou d’enseignements liés, par exemple, à la théorie de Darwin. Les croyances sont en train de battre en brèche les raisonnements et les savoirs rationnels et on finit par tolérer l’intolérable. Tous ces facteurs font que notre école dégringole dans les classements internationaux. Tout le monde reconnaît que notre système scolaire est à bout de souffle. Hélas, les responsables politiques qui se succèdent se contentent de brandir quelques réformes en guise de sparadraps ou bien enchaînent les annonces qui se contredisent les unes les autres.

Justement, le ministre Pap Ndiaye a récemment annoncé l’élargissement du périmètre du Conseil des sages de la laïcité à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Les règles de fonctionnement de cette instance, qui passe de 15 à 20 membres, ont également été modifiées. Est-ce une manière de renforcer ou d’affaiblir son action ?

De l’affaiblir, très clairement ! Le fait que le Conseil des sages de la laïcité n’ait plus, en principe, le pouvoir de s’autosaisir, et que la saisine n’appartienne plus qu’au ministre, constitue, à mon sens, un recul considérable. Cela peut le rendre impuissant. Les chefs d’établissement, qui avaient déjà du mal à faire remonter leurs doléances, risquent de céder davantage encore au fameux "pas de vagues" qui perdure au sein de l’Education nationale. Très franchement, je ne m’attendais pas du tout à cette tentative d’étouffement. L’arrivée de certaines nouvelles personnalités risque également de briser la belle unité qui prévalait entre les 15 membres initiaux du Conseil. Faire venir un sociologue pour qui notre modèle de laïcité doit s’inspirer du système anglo-saxon est particulièrement délétère car ses idées vont se heurter frontalement aux convictions de ses nouveaux collègues.

“Autrefois, la religion ou l’origine des élèves n’étaient pas un sujet”

Vous faites référence au politologue Alain Policar dont les idées semblent en effet très éloignées de la ligne universaliste que vous défendez. Ce dernier est récemment revenu sur la tribune "Profs, ne capitulons pas !" que vous aviez signée avec d’autres intellectuels, dans Le Nouvel Observateur, au moment de l’affaire des foulards de Creil en 1989. Il vous accuse d’avoir défendu "une République fétichisée, inattentive à la persistance des discriminations"…

Mais c’est complètement dément d’avancer cela. Je dirais même que c’est écœurant ! En tant qu’ancienne professeure de philosophie à Limeil-Brévannes (Val-de-Marne), je peux vous assurer qu’à l’époque l’école, le collège et le lycée n’étaient pas du tout traversés par ces problèmes de racisme et d’antisémitisme que ce sociologue dénonce. Le cadre scolaire était un lieu d’union et non de revendication de ses différences, où le professeur, dont la figure était respectée, s’attachait à transmettre une culture commune à des élèves certes parfois d’origines ou de religions diverses. Mais en tout cas nous n’en savions rien, ce n’était vraiment pas un sujet. Et nous étions très loin des conflits permanents que nous connaissons aujourd’hui. [...]

“Beaucoup d’enseignants préfèrent s’autocensurer”

Un récent sondage, mené auprès de chefs d’établissement, montre que, dans le secondaire, 43 % de ceux ayant dû faire face à des élèves portant des tenues à connotation religieuse, ne l’ont pas signalé à l’institution. Un chiffre éloquent…

Cela peut s’expliquer par la crainte d’être mal noté par ses supérieurs ou bien de devoir affronter les remarques de certains enseignants qui considèrent que des tenues, de type abayas, ne sont pas à caractère religieux. Les islamistes ont une finesse politique que nous n’avons pas, ils savent attendre le bon moment pour agir et s’engouffrer dans nos failles. Le fait que l’école publique apparaisse aussi divisée sur cette question en est une.

"Je n’ai pas la main qui tremble sur les questions de laïcité", affirmait Pap Ndiaye en octobre dernier au moment de l’affaire des abayas… quelques mois avant de se pencher sur le sort du Conseil des sages de la laïcité. Quelles sont ses véritables convictions ?

Un jour, Pap Ndiaye affirme sa volonté de défendre à tout prix l’école publique et ses principes. Le lendemain, c’est l’opposé qui s’exprime. Cette attitude contradictoire, ce fameux "en même temps", ne peut qu’engendrer une situation stationnaire. Je ne vous cache pas que sa nomination, qui symbolise un virage à 180 degrés par rapport à l’action menée par son prédécesseur Jean-Michel Blanquer, m’a beaucoup étonnée. Il est évident que ces deux personnalités défendent des opinions diamétralement opposées. N’oublions pas qu’en septembre 2022, Pap Ndiaye n’a rien caché de ses convictions lors d’un déplacement aux Etats-Unis, notamment dans la prestigieuse université de Washington. Son discours était apparu, à tort ou à raison, comme une critique de notre école publique laïque. J’avais trouvé cela assez déplacé.

L’assassinat de Samuel Paty en 2020 a marqué un tournant. Aux difficultés du métier d’enseignant s’ajoute la peur d’éventuelles représailles de la part de certaines communautés religieuses, ou la crainte d’être taxé d’islamophobe par des élèves voire des collègues…

N’oublions pas aussi les parents qui n’hésitent plus à monter au créneau dès qu’ils estiment que leur enfant est injustement évalué par ses professeurs. Une attitude consumériste qui ne cesse de gagner du terrain. Oui, bien sûr, depuis l’assassinat de Samuel Paty, on sait bien qu’un enseignant peut devenir une cible. Voilà pourquoi je suis convaincue que beaucoup préfèrent s’autocensurer, fermer les yeux ou se taire lorsqu’ils sont confrontés à certaines entorses à la laïcité. Ce qui peut se comprendre car être taxé d’islamophobe sur les réseaux sociaux peut coûter très cher. Pour ma génération, devenir professeur était un rêve. Un vrai rêve ! Aujourd’hui, on a du mal à trouver des volontaires, à tel point que l’on se met à organiser des speed datings pour recruter des gens qui n’ont jamais enseigné. Cela en dit long sur la perte d’attractivité du métier.

"Il faudrait un courage formidable de la société tout entière, une conviction politique forte, des principes chevillés au corps, pour mener à bien ce combat intellectuel"

Le constat que vous dressez est sévère. Comment faire pour que l’école remonte enfin la pente ?

Il faudrait un courage formidable de la société tout entière, une conviction politique forte comme celle de Blanquer, des principes chevillés au corps, pour mener à bien ce combat intellectuel. Je parle bien de combat car le rôle de l’école est évidemment essentiel. Cela ne pourra se faire sans l’adhésion de toute la société. Hélas, je dois vous avouer que je suis assez pessimiste. Quand je vois qu’une bonne partie de la gauche se trouve embringuée dans cette longue dégringolade, se montre complice de tout cela en se croyant du bon côté de la barrière, cela me désole… J’ai l’impression, encore une fois, de faire partie d’un camp minoritaire et que les générations montantes s’attachent peu à peu à défaire ce trésor que nous avions entre les mains. J’espère vivement me tromper."


Voir aussi l’édito du président Qui veut la peau du Conseil des sages de la laïcité ? (G. Abergel, 13 av. 23) ;
dans la Revue de presse Foulard islamique : « Profs, ne capitulons pas ! » (Le Nouvel Observateur, 2 nov. 89), Elisabeth Badinter : "Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe" (France Inter, 6 jan. 16), Elisabeth Badinter : "Le combat du voile est perdu" (lexpress.fr , 27 sep. 18), Alain Seksig : sur la laïcité, « le "En même temps" n’est pas vraiment tenable » (Marianne, 16 mars 23), "Ces profs qui lâchent la laïcité" (Marianne, 4 mai 23), « On ne pourra redresser la France qu’avec des professeurs attachés à la laïcité » (J. Le Floch-Imad, lefigaro.fr , 22 mars 23), V. Lautard : "Et si les jeunes étaient beaucoup plus réactionnaires qu’on ne le pense ?" (marianne.net , 12 av. 23), "La confiance des jeunes dans la science s’effondre" (nouvelobs.com , 12 jan. 23), Telos D. Schnapper : "Sur les atteintes à la laïcité à l’École" (telos-eu.com , 10 fév. 23) ; les dossiers Voile, signes religieux à l’école dans Atteintes à la laïcité à l’école publique, Conseil des sages de la laïcité, Ecole privée, Ecole : programmes, dans la rubrique Ecole ; Pap Ndiaye, Jean-Michel Blanquer, Piscine ;
dans les Documents "Les enseignants face à l’expression du fait religieux (volet 2) : les atteintes à la laïcité et les tensions religieuses à l’école" (Ifop pour "Ecran de Veille", 6 mars 23), "Les enseignants face à l’expression du fait religieux à l’école et aux atteintes à la laïcité" (Ifop pour "Ecran de Veille", déc. 22) ;
la contribution Oui, la laïcité est en danger ! (E. Moreau, déc. 22) (note du CLR).


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