par Khaled Slougui, président de l’association Turquoise Freedom. 31 octobre 2016
La déradicalisation n’est pas une affaire d’émotions et d’affect, mais plutôt de raison et de mobilisation de la puissance publique.
D’emblée, le lecteur aura compris qu’il s’agit de révéler le manque de pertinence d’un discours où des affirmations à l’emporte-pièce, abusives, péremptoires et pour tout dire non fondées, sont érigées en méthode de déradicalisation.
Leur confrontation à la réalité révèle en vérité plus une généralisation injustifiée de cas tout à fait particuliers, exceptionnels, ou d’expériences pour le moins contingentes (l’exception n’infirme pas la règle, elle la confirme), qu’une volonté réelle et sérieuse d’étudier un phénomène plus délicat et plus complexe que ne le laisse supposer la nouvelle doxa de spécialistes autoproclamés et de néo-orientalistes en mal d’inspiration.
Mêlée à ce phénomène, notre association d’aide aux victimes de l’islam radical et de pratiques anachroniques est sommée de se prononcer sur ce sujet, d’autant qu’il est au centre des orientations récentes du gouvernement, notamment avec la création de centres de déradicalisation.
L’objectif avéré de notre positionnement est, sans détour, celui de semer le doute dans l’esprit de nos décideurs et de l’opinion publique en général, au moment où une sorte de « kit » de la déradicalisation semble prendre forme et même s’imposer.
Mais « semer le doute » est aussi notre crédo pour l’appréhension des jeunes radicalisés, crédo qui de plus en plus est adopté par tous les acteurs institutionnels que nous rencontrons dans le cadre de notre mission ; aussi, il suscite l’intérêt, pour ne pas dire l’adhésion de divers publics qui assistent à nos conférences.
Concrètement, ce qui est visé ici, c’est de mettre en évidence les approximations, l’ambivalence, les contradictions, les mensonges et la déloyauté des islamistes, pour sauver des jeunes sous influence, anesthésiés et quasiment sous tutelle.
Et surtout, de sortir de la kermesse médiatique des émotions, comme le suggère très justement Pierre Le Coz dans son dernier livre Le Gouvernement des émotions... Et l’art de déjouer les manipulations (Albin Michel). En effet, selon lui, les réponses affectives prennent le pas sur les démarches réflexives, et sont peu propices au « gouvernement de soi par soi ». Or, là est le véritable enjeu.
Une association parisienne très controversée, à la réputation surfaite, et dont les positions expriment la plus grande ambiguïté sur des sujets majeurs liés à l’islam (voile, conversion, argumentaire islamiste…) nous dissuade d’essayer de raisonner un jeune en voie de radicalisation car c’est contre-productif : « Dès lors qu’on utilise la raison et le savoir pour aborder ce type de jeune, on est en échec. ».
En revanche, « quand les parents achètent à leur enfant un coran et un tapis de prière, cela contredit Daesh ». Dans la même logique, l’invocation de dieu, et l’utilisation d’une rhétorique musulmane aurait pour vertu de déstabiliser le jeune radicalisé le rendant du coup réceptif à un éventuel contre-discours qu’on lui servirait.
Les sectes ne disent pas autre chose, elles qui se nourrissent de l’isolement intellectuel, de la mise en jachère de l’intelligence, sans laisser la moindre place au doute et au questionnement.
A ce propos, nous marquons sans hésitation possible notre différence d’approche.
Il serait mal venu, et même naïf de répondre aux intégristes sur le seul registre du théologique « compris comme l’excroissance d’une théologie ossifiée prétendant faire l’impasse sur toute pensée autonome et ambitionnant de s’y substituer quasi totalement. Une foi non régulée par la raison peut tomber dans les pires excès ».
Par ailleurs, affirmer que « Daesh n’a rien à voir avec les sectes » témoigne d’une méconnaissance réelle des mécanismes sectaires. A contrario, nous affirmons clairement que l’islam radical s’apparente à une dérive sectaire, mais pas seulement…
En tous cas, il en présente toutes les caractéristiques (préséance de la communauté sur la société, rupture avec l’environnement, emprise mentale, asservissement et exploitation…).
Manifestement, il y a une dérive grave autant dans l’approche que dans le traitement. Jouer sur les émotions et l’affect ne saurait constituer le substrat d’une politique nationale de déradicalisation ; l’alternative est à chercher du côté de la raison et d’une mobilisation efficace, opportune et rationnelle de la puissance publique.
Nous insistons donc sur l’appel à la raison, la raison comme donnée anthropologique indépassable, comme composante consubstantielle à l’être et sans laquelle aucune activité intellectuelle, aucun déploiement de la pensée critique n’aurait de sens.
Le jeune radicalisé est en réalité sous emprise mentale, il a perdu son libre arbitre, sa liberté d’opinion et de pensée ; Il est dans la répétition et le mimétisme.
Il est aussi dans une tendance à la vie communautaire, au discrédit de l’esprit critique et de l’approche « intellectualiste » des choses, de la famille et du monde extérieur au groupe (supposés être mensongers, intéressés et matérialistes…).
Mieux encore, la radicalisation se manifeste par des comportements stéréotypés à travers lesquels l’on peut déceler une importance maladive donnée à des détails sans importance, une tendance à jouer sur les effets oratoires et non sur le fond, à prévenir le doute et la critique, à adopter de nouvelles habitudes fondées sur le critère de l’entre-soi et d’un vocabulaire interne « frères, sœurs », à l’inversement des priorités… « Dieu d’abord ».
En somme, il s’agit d’un phénomène pluriel et multidimensionnel qui ne saurait être perçu comme un état mais plutôt un processus particulier à chaque individu ; il n’y a donc pas de modèle général d’identification de la radicalisation. Le ministère de l’intérieur parle d’indicateurs de basculement.
Sans avoir la prétention de donner une recette pour soigner cette tumeur maligne qui ronge la société - car, dans ce domaine plus que tout autre, l’humilité et la modestie devraient être de mise, sinon la règle - nous souhaitons soumettre des hypothèses de travail, des pistes de réflexion sans certitude aucune. Tout en insistant sur l’importance d’une approche expérimentale et pluridisciplinaire.
S’agissant des jeunes radicalisés et leurs familles, notre proposition d’une méthode de prise en charge individuelle et collective s’appuie sur une double orientation.
Ce qui signifie : les remettre en situation d’apprentissage (réapprendre à apprendre) ; les aider à renouer avec le doute et le questionnement ; les inciter à un réapprivoisement de la réalité ; leur redonner le goût de la communication ; leur permettre à nouveau d’accéder à la culture dans sa dimension d’ universalité ; les amener à retrouver des réflexes normaux (le sens de la réjouissance, l’humour ,le rire , la fête…) ; les encourager à se projeter dans l’avenir (être en projet) ; leur faire retrouver la confiance et l’estime de soi et enfin rétablir les liens rompus avec l’environnement social, la famille surtout.
L’amour parce que c’est le dernier rempart contre la dynamique de rupture que veulent mettre en place les recruteurs, conformément à la démarche de toute secte qui peut se décliner en trois phases : la séduction, l’endoctrinement, la rupture.
« Imbibez d’amour vos enfants » et mettez de côté l’affect et l’amour propre, disons-nous.
L’humour, car « le rire est le propre de l’homme », selon la fameuse maxime rabelaisienne ; il est le ferment de la vie qui se fait et se défait, le signe tangible que la vie ne s’arrête pas et suit son cours. Donc, il faut faire comme si de rien n’était et dédramatiser les choses et les évènements.
A l’évidence, l’on est très loin de la méthode dite « de la madeleine de Proust » qui reste pour nous une histoire à raconter aux enfants pour les aider à dormir.
Mais de façon plus générale, il semble utile de déconstruire quelques idées reçues qui n’aident en rien à aller de l’avant dans aussi bien le diagnostic de la radicalisation que la conception de la déradicalisation.
D’abord, certains semblent lier le phénomène de la radicalisation, qui serait nouveau, exclusivement à Daesh. Or, c’est faux. Au niveau national, le phénomène s’est révélé avec la première affaire du voile et dans la foulée, la survenue des actes terroristes initiés par le GIA algérien (Khaled Kelkal etc…), c’est-à-dire dans la période 1989-1995.
D’un point de vue historique, la secte des assassins (hashashins en arabe) a été très bien décrite par Amin Maalouf dans son fameux roman Samarcande (Jean-Claude Lattès) et nous sommes aux Xè-XIè siècles.
Mais en réalité, la violence inouïe et la terreur au nom de la religion se sont exprimées dès la mort du prophète de l’islam et le sinistre épisode de la grande discorde (fitna) dont le grand Hichem Djaït nous rapporte des séquences effrayantes dans son livre La grande discorde (Gallimard, 1989).
Qu’on en juge : « Le mouvement voulait confisquer à son profit tout le sens de l’islam, s’en faire l’interprète, et imposer à tous la dictature de son interprétation. C’étaient des éléments qui se sont cramponnés au Coran pour établir à partir de là, plus qu’une censure ou un leadership sur le vaste ensemble islamique : la dictature d’une minorité imbue de sa vérité…Ils se caractérisent, dès cette époque primitive, par un style de croyance et d’action fondé sur le repentir, le takfir (ils jettent l’anathème et l’infidélité sur tout autre qu’eux), la recherche du martyr et le devoir de verser le sang des autres, soit dans le combat soit par le meurtre individuel (isti’râd)…
Un groupe de ces insurgés religieux avait rencontré sur son chemin le fils d’un compagnon notoire du prophète (Abdallah Ibn Khabbab). Ils l’égorgèrent d’ignoble manière et fendirent le ventre de sa femme. Ce meurtre inaugurait la longue série de meurtres infligés à d’autres musulmans qui ne pensaient pas comme eux ». Nous sommes au VIIè siècle.
Partant de là, le dilemme « radicalisation de l’islam ou islamisation de la radicalité » semble peu crédible et ne correspond nullement aux exigences du moment.
Comme l’a affirmé avant tout le monde mon ami Mustapha Benchenane « Daesh va disparaître, y compris de Libye ». Mais que fera-t-on après ?
Ensuite, affirmer que n’importe quel jeune pourrait devenir djihadiste, c’est donner corps à ses propres fantasmes. En effet, qu’un jeune de Neuilly se soit radicalisé ne remet nullement en cause le lien entre la fragilité socioéconomique (sur laquelle peut se greffer une fragilité psychologique), la frustration matérielle et le processus de radicalisation ; cela reste une exception qui confirme la règle. La généralisation n’est jamais bonne conseillère. Combien de jeunes se sont radicalisés à Neuilly et combien l’ont été à Barbès ou à la Goutte d’or ? Restons lucides.
Ajoutons à ce sujet, l’idée que la radicalisation ne nait pas d’Internet qui reste un adjuvant pouvant accompagner, voire renforcer le processus, qui lui, est essentiellement déterminé par un contact physique dont le lieu idéal reste la mosquée et à un degré moindre tout lieu cultuel.
Nous n’allons donc pas dédouaner les imams et prédicateurs ténébreux qui jouent double jeu et veulent s’attribuer une virginité que les faits contredisent. Tous les jeunes que nous suivons, et même au-delà, sont passés par une mosquée. Ministres et parlementaires devraient revoir leur copie.
Enfin, la déradicalisation doit s’appuyer sur une mobilisation opportune et efficiente de la puissance publique. Avec les intégristes rétrogrades, il ne sert à rien de négocier car ce n’est pas un langage qu’ils comprennent. Raisonner les islamistes, vouloir les assagir est la pire des illusions.
Oui ! il est permis d’interdire, comme l’a dit Mohammed Harbi, et comme cela a été repris dans ces mêmes colonnes par des philosophes et des intellectuels qui refusaient de capituler à propos de la question éducative.
En l’occurrence, il faut dissoudre tout lieu de culte ou association qui relève de l’islam politique ; il faut interdire les prêcheurs de haine, et convoquer la loi à bon escient. Le délit d’intelligence avec l’ennemi et d’atteinte à la sûreté de l’état existent dans le Code pénal.
Cependant, outre ces moyens d’action qui concernent différents champs, une déradicalisation efficace ne peut passer outre la réaffirmation d’une nécessaire pédagogie de la laïcité. L’objectif étant de déconstruire le discours archaïque et antirépublicain des islamistes, et ce faisant, d’identifier pour tous les acteurs les besoins d’une formation spécifique susceptible d’aider à affronter les différentes situations.
Toutes les affaires que le pays a vécues depuis une trentaine d’années sont l’expression, peu ou prou, d’une tentative de remise en cause de la laïcité. Dans ce dessein funeste, les arguties prétextant la victimisation et l’islamophobie font de gros dégâts ; il n’y a d’autre choix que de neutraliser les entrepreneurs politico-mercantilo-religieux qui prospèrent sur le communautarisme.
En guise de conclusion, hâtons-nous de rappeler le triptyque suggéré par Mohamed Akhoun, « Transgresser, déplacer, dépasser ».
Célébration de la raison ? Volonté de réforme ? Aspiration à être du monde ? Toutes idées qui ressortissent d’un même projet, j’allais dire idéal : l’émergence d’un islam de la mondialité, de l’autre et de l’ailleurs.
Khaled SLOUGUI
Président de l’association « TURQUOISE FREEDOM »
Membre du comité scientifique de la FECRIS (Fédération Européenne des Centres de Recherche et d’Infirmation sur les Sectes).
Lire aussi "Le plaidoyer de Patrick Pelloux et Zineb El Rhazoui pour une meilleure déradicalisation" (lefigaro.fr , 24 oct. 16), L’ex-mentor des Kouachi devient « formateur en déradicalisation » (liberation.fr , 19 oct. 16), "En Seine-Saint-Denis, la cellule de déradicalisation tourne au fiasco" (lefigaro.fr , 7 sept. 16), "Des familles s’inquiètent de dérives sectaires liées à l’islam" (Le Monde , 25 mars 14) (note du CLR).
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