Revue de presse

"Ciel voilé à l’université" (lemonde.fr , 21 oct. 14)

22 octobre 2014

"Les incidents liés au port du foulard divisent l’enseignement supérieur. Pour les uns, il ne s’agit que de cas isolés ; pour d’autres, c’est un phénomène diffus qui constitue une entrave à la laïcité.

Le voile, " manipulation de salafistes, cheval de Troie de l’islamisme " au sein de l’université ? Jean-Charles Jauffret, professeur d’histoire à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, n’a pas hésité à s’adresser en ces termes, le 29 septembre, à une étudiante musulmane qui assistait à son cours voilée de noir, à l’exception du visage [1].
L’affaire a fait grand bruit et, une semaine plus tard, le cours de M. Jauffret était perturbé par, dit-il, l’irruption " de salafistes et de gauchistes ". Le professeur n’en démord pas : " J’ai été insulté. J’ai reçu des menaces très graves. Mais je suis un républicain, et je trouve extrêmement préoccupant que l’enseignement supérieur soit ainsi pénétré par un islam de conquête. Il faut que les politiques se bougent enfin, et légifèrent, car cela va se reproduire. "

Une loi existe pourtant bel et bien. Votée en 2004, elle interdit " le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse " dans " les écoles, les collèges et les lycées publics ", mais son champ d’application s’arrête aux portes des universités. Le débat a resurgi avec la fuite dans Le Monde, en août 2013, de l’avis de la mission laïcité du Haut Conseil à l’intégration (HCI) consacré à l’enseignement supérieur [2]. Mais la mission était déjà dissoute, et le HCI semble mis en sommeil. Parmi ses douze propositions figurait celle d’élargir la loi de 2004 à l’université. En vain, jusqu’à présent.

Les incidents liés au respect de la laïcité, notamment en ce qui concerne le port du voile, ont, de fait, tendance à se multiplier. Le 16 septembre, une enseignante de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne demandait à l’une de ses étudiantes, voilée, de changer de cours de travaux dirigés de géographie [3]. " Parce que cela me dérange ", avait justifié la professeure.
Au printemps, Samuel Mayol, directeur de l’IUT de Saint-Denis, a reçu " quinze lettres de menaces de mort " et a subi une agression physique [4], pour avoir, selon lui, " mis fin à des dérives et entraves au principe de laïcité ". Dans Marianne du 26 septembre, il écrit : " Nous devons depuis quelques années faire face à des situations devenues problématiques, visant à faire de l’université un lieu adapté au culte. " [5] Dans Le Point du 3 octobre, c’est le polémiste (sic) [6] Jean-Paul Brighelli qui dénonce " la déferlante de voiles à l’université " [7].

Qu’en est-il ? Non, la mise en œuvre de la laïcité dans l’enseignement supérieur ne pose pas de problème, assure, par exemple, Laurent Bouvet, professeur de théorie politique à l’université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines. " Il est difficile, voire impossible, de parler d’un “problème du voile à l’université’’ à partir de cas isolés ", affirme-t-il.
Le Monde a sollicité douze présidents d’université, unanimes pour dire qu’il n’y avait " pas de problème " lié au respect de la laïcité à l’université [8]. " Il s’agit de jeunes majeurs, rappelle Geneviève Fioraso, secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur. Il ne faut pas créer des problèmes là où il n’y en a pas. Dans tous les grands campus dans le monde, on voit des jeunes filles portant le voile. "

Pourtant, si l’on en croit l’avis de la mission laïcité du HCI, " les situations ne remontent pas toutes à la connaissance des présidents ", " les problèmes n’ont pas disparu, ne se sont pas raréfiés, mais se sont banalisés. (…) Des professeurs (…) signalent, par exemple, la difficulté qu’ils éprouvent parfois à organiser des binômes d’étudiants des deux sexes pour des travaux de groupe ".

Christian Mestre, doyen de la faculté de droit de Strasbourg et spécialiste de la laïcité pour la Conférence des présidents d’université, évoque, lui, des phénomènes diffus d’affirmation religieuse. De nombreux enseignants du supérieur " disent leur embarras, leur ras-le-bol, voire plus ", constate M. Mestre. Certes, " il n’y a pas le feu dans l’université. Ce n’est pas ça. Mais ça arrive lentement "…
Frédérique de la Morena, maître de conférences en droit à l’université de Toulouse-I depuis 1982, a constaté l’apparition de ces " petites choses que l’on ne vivait pas avant ", des manifestations, discrètes ou voyantes, d’appartenance religieuse. " L’université est un lieu de liberté de critique. Or, de plus en plus d’enseignants n’osent plus enseigner librement ", soutient-elle.

Tous les aspects de la vie universitaire sont concernés. Mais particulièrement lorsque leur cours est contesté, les enseignants sont désemparés. Yolène Dilas-Rocherieux, professeure de sociologie politique à l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense, en témoigne. " Le phénomène est réel, assure-t-elle. Un jour, j’évoque la domination masculine en cours. J’explique que cela s’est manifesté, selon la période et les civilisations, par l’impossibilité faite aux femmes d’aller à l’école, l’obligation de bander leurs pieds, de rester enfermées à la maison ou d’être voilées, etc. A ce moment-là, des jeunes filles voilées sont sorties de ma salle en claquant la porte ! " Quelques jours plus tard, l’enseignante découvre sur un mur cette inscription qui la vise directement : " Dilas = 1 balle dans la tête, signé AQMI 2012 ". Ce sont des incidents qui provoquent de l’autocensure chez les enseignants, regrette-t-elle.

Cette autre professeure en sociologie, de Nanterre, qui tient à conserver l’anonymat, " car c’est assez tendu ", fait part de sa stupéfaction en découvrant dans l’amphi, le premier jour de cours, " toute une rangée de jeunes femmes vêtues d’un grand voile noir à la saoudienne, avec des gants et un bandeau montant haut sur la bouche et descendant bas sur le front ". Elle juge cette présence " oppressante " sans en être véritablement gênée pour faire cours. Jusqu’au jour où elle aborde le thème de la colonisation britannique en Inde. " Au moment où j’ai parlé des intouchables qui avaient appris à lire grâce aux Anglais, raconte-t-elle, elles se sont levées d’un bloc en disant : “Vous justifiez la colonisation !”"

Outre le contenu de l’enseignement, l’organisation des épreuves et des cours est également source de tensions. L’administration enjoint aux universités de tenir compte des fêtes religieuses. Mais elles ne le peuvent pas toujours. " Un jour, le grand rabbin de Saint-Quentin nous a demandé de changer une date d’examen. Nous avons refusé. Ce n’est pas allé au-delà ", explique Jean-Luc Vayssière, président de l’université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines.
Un responsable d’un institut d’administration des entreprises, qui tient à conserver l’anonymat, le formule ainsi : " Les plus revendicatifs, ce sont les juifs. La règle est simple : la présence est obligatoire. Certains disent ne pas pouvoir prendre de notes pendant le shabbat, mais rien ne leur interdit de venir en cours. "

Dans les masters d’enseignement, l’étudiante peut porter son voile à l’université jusqu’au moment où elle s’engage concrètement dans la voie du service public. Jean-Louis Auduc, ancien directeur adjoint de l’IUFM de Créteil [9], participe à la préparation des concours dans deux universités franciliennes. " Avec l’intégration des IUFM - devenus ESPE, écoles supérieures du professorat et de l’éducation - dans les universités, note-t-il, des jeunes femmes voilées suivent un master d’enseignement, réussissent les écrits, mais obtiennent un zéro à l’oral parce qu’elles se sont présentées avec leur voile. Il y a là un enjeu de cohérence : il faut être clair dès le départ avec ces étudiantes. " Mais cela ne se passe pas systématiquement mal. " A l’ESPE, les stages sont obligatoires, rappelle François Germinet, président de l’université de Cergy-Pontoise. Elles enlèvent donc leur voile. "

Dans d’autres formations, certaines étudiantes musulmanes refusent de passer l’oral avec un homme ou de suivre les cours avec des garçons. C’est le cas des deux jeunes femmes qui ont saisi la médiatrice de l’enseignement supérieur, Monique Sassier : " Nous leur avons recommandé de poursuivre leurs études à distance, ce qu’elles ont fait. C’est un compromis heureux. " La médiatrice insiste : elle n’a eu à régler que ces deux cas, " et en dessous de dix cas, ce n’est pas significatif ".

A la cité universitaire d’Antony (Hauts-de-Seine), une salle présentée comme" associative " par la direction est en réalité réservée au culte musulman [10]. Les tapis sont rangés dans un coin, et un employé de la résidence vient l’ouvrir tous les vendredis à 13 heures pour la prière.

Isabelle Barth, directrice de l’Ecole de management de Strasbourg (intégrée à l’université) [11], a, quant à elle, été sidérée de découvrir que les étudiants du master en finances islamiques commençaient leurs cours par des ablutions et une prière. " Nous leur avons trouvé un lieu hors du campus, en organisant les horaires afin qu’ils puissent prier dans de bonnes conditions, explique-t-elle. Mais l’épisode a été mal vécu : les universitaires y ont vu une agression. "

Face à ces tensions, la seule solution consiste à faire preuve de souplesse, estime le président de l’université de Strasbourg. " Nous enseignons l’islamologie comme la théologie, précise Alain Beretz. Sur le campus, on voit des voiles, mais aussi des bures. Et cela ne me choque pas. Nous sommes en république. J’applique la laïcité, qui implique mixité et absence de prosélytisme. Les petits problèmes sont gérables : on peut être rigoureux sur les principes sans être dogmatique. "
Pierre Mutzenhardt, président de l’université de Lorraine, assure pour sa part avoir " plus de problèmes avec les groupuscules d’extrême droite qui vandalisent le local de l’UNEF qu’avec les étudiantes voilées ".

Ceux qui s’inquiètent de ces phénomènes épars considèrent que seule une extension de la loi de 2004 à l’enseignement supérieur réglera le problème.
Mme Dilas-Rocherieux fait un constat amer : " J’ai 63 ans, confie-t-elle, et j’ai vécu le mouvement d’émancipation des femmes. Je me dis : à quoi cela a-t-il servi ? " Au-delà, elle redoute " un grignotage de l’espace public par le religieux. Les religions se serrent les coudes pour renégocier le pacte laïc. Et comme la société n’impose plus sa norme, ce sont les groupes qui le font ".
Une de ses collègues, Marylène Manté-Dunat, professeure de droit à Lille-I, se désole, quant à elle, de voir des étudiantes maghrébines non voilées accostées sur le campus par des garçons de même origine, qui leur demandent, parfois de façon pressante, pourquoi elles ne portent pas le voile."

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