Revue de presse

Charlie : "Pourquoi étaient-ils si seuls ?" (E. Conan et M. Gozlan, Marianne, 9 jan. 15)

9 janvier 2015

"De quoi sont morts nos amis de Charlie Hebdo ? De la haine de leurs assassins bien sûr. Mais pas seulement. Ils sont morts aussi de leur grande solitude. Ils étaient de plus en plus seuls, chaque semaine et en première ligne pour défendre la liberté d’expression. Ils assumaient ce que les autres faisaient de moins en moins. Ils se battaient sans grand soutien. Ils ont été abandonnés à une menace croissante, progressive, prévisible, que le courage seul ne suffisait pas à déjouer.

Depuis que Charlie-Hebdo s’était, par réflexe, solidarisé en 2006 avec les dessinateurs danois menacés de morts, cette menace n’avait cessé de s’alourdir. Procès, intimidation, destruction de leur site, incendie de leurs locaux. Ils ont tout supporté et repartaient au combat, résolus, mais toujours solitaires. Jusqu’au massacre. C’était donc vrai, ils étaient réellement menacés ? s’étonnent les Tartuffe.

Comprendre pourquoi ils sont morts c’est réaliser qu’il étaient les militants les plus exposés, les plus engagés et les plus courageux d’une tradition française : la très simple liberté d’expression qui l’était de moins en moins parce que défendue avec de plus en plus circonlocutions face à ceux qui ne la supportent pas. Ce journal sans pareil était à la pointe de cette vieille tradition de bouffeurs de curés. Il fut aussi à la pointe d’une nouveauté historique : l’arrivée d’islamistes n’acceptant pas que cette tradition les traitent comme tout le monde. Et Charlie-Hebdo tint bon. « Si on commence à se dire « on ne peut pas dessiner Mahomet », ensuite il ne faudra pas dessiner des musulmans tout court, si on commence à céder sur un détail, c’en est fini de la liberté d’expression », expliquait très simplement Charb. Je vis sous la loi française, pas sous la loi coranique ». Il rappelait cette loi française qu’il pensait encore valable : « On peut caricaturer tout le monde en France. Je peux caricaturer Mahomet comme je peux caricaturer Marx. Je n’appelle pas les musulmans rigoristes à lire Charlie Hebdo, comme je n’irais pas dans une mosquée pour écouter des discours qui contreviennent à ce que je crois ». Il était conscient, bien plus que d’autres, de la difficulté, les islamistes ayant pour prétention que le reste du monde respecte ce qui leur importe : « Il faut continuer jusqu’à ce que l’islam soit aussi banalisé que le catholicisme », expliquait-il.

C’est l’inverse qui s’est produit. Petit à petit fut remis en cause ce droit au blasphème que l’on croyait installé dans la culture française depuis Voltaire appelant à « écraser l’infâme ». Depuis, l’antichristianisme fait partie de la culture littéraire et artistique française, les Surréalistes se sont fait remarquer du grand public en conchiant l’Eucharistie et la Croix et Les Guignols de l’info pouvaient représenter Jean-Paul II en épave abrutie et infestée d’asticots impatients.

Les islamistes ont réussi à remettre en cause cette tradition. Pas seulement par leurs éructations : leurs menaces sont devenues menaçantes d’être entendues, comprises, respectées et finalement relayées par ceux qui aurait dû y mettre halte d’emblée. Cela a symboliquement commencé l’année du bicentenaire de la Révolution, en 1989, avec Jacques Chirac traitant de « fumiste » Salman Rushdie sous le coup d’une fatwa lancée par l’Ayatollah Khomeiny après la publication des Les Versets sataniques » : « Je n’ai aucune estime pour ceux qui utilisent les blasphème pour faire de l’argent. C’est misérable ».

Depuis, Charlie Hebdo n’a cessé d’avoir droit à la même lâcheté. Elle consiste à ne rien dire, détourner les yeux ou laisser faire lorsque les menaces se rapprochent. La liste serait longue. Souvenons nous du plus récent. L’absence de réactions face à la chanson composée et interprétée par une dizaine de rappeurs dont Akhenaton, Disiz, Kool Shen et Nekfeu appelant à « un autodafé contre ces chiens de Charlie-Hebdo ».
Le silence quand le Conseil français du culte musulman, censée représenter tous les musulmans, qualifie les caricatures de l’hebdomadaire d’« actes islamophobes qui visent à offenser délibérément les sentiments des musulmans » alors qu’il aurait suffit à des politiques responsable de lui rappeler que son rôle était de faire connaître la loi.
Le plus obscène fut Malek Chebel, que les médias adore inviter pour disserter sur « l’Islam des Lumières », en septembre 2012 alors que Charlie Hebdo venait de publier une série de dessins qui lui vaudront d’être incendié : « On peut pas rajouter de l’huile sur le feu. Il y avait déjà un brasier géant. (..). Je ne sais pas comment réfléchissent les gens de Charlie Hebdo. Le coup marketing est réussi. Ce n’est pas la première fois, ce ne sera pas la dernière. Charlie Hebdo va encore profiter d’une crise pour se refaire une santé financière..(..) On n’est plus dans la liberté d’expression. Se moquer, ne pas se moquer, le confort moral de Charb... On est bien au-delà de tout ça. Ce qui compte, c’est que ce que fait Charb, ce que font tous les semeurs de désordre, cela provoque des morts. Je ne sais pas si les gens réalisent. Je suis pour la liberté d’expression dans la mesure où elle ne provoque pas de morts. Mais si ça provoque des morts, si la sécurité de l’Etat français est menacée, je ne vois pas comment on peut laisser parler. »

S’il faut citer longuement Chebel, c’est parce que son argumentaire sur « l’huile et le feu » est devenu la dialectique qui voit toujours le problèmes du coté de l’huile - la liberté - jamais de celui du feu - les tueurs. Et parce qu’il concluait ainsi son propos : « Si Charlie-Hebdo est allé trop loin, la sanction viendra du réel. C’est le réel qui sanctionne les dépassements… »

L’autre grande tartufferie qui n’a cessé d’être opposée à Charlie Hebdo est le « contexte » : il faut penser au contexte (pour se censurer) et il y a toujours un contexte. La peine des journalistes fut de voir que cet argumentaire était repris en boucle en 2012 par une majorité de leurs hommes politiques. Il y eu Jean-Marc Ayrault, invoquant « le contexte actuel » pour affirmer sa « désapprobation face à tout excès », en « appelant à l’esprit de responsabilité de chacun » et invitant ceux qui « se sentent heurtées dans leurs convictions  » à déposer plainte. Ou Laurent Fabius, critiquant l’hebdomadaire satirique du Caire, après avoir rencontré le recteur de la mosquée Al Azhar : « Je ne vois pas du tout l’utilité quelconque d’une provocation et même je la condamne d’une façon très nette et en même temps je respecte la liberté d’expression. Il y a un équilibre à trouver ».

«  S’il faut tenir compte du contexte, répondait Charb, le contexte mondial ne sera jamais favorable à rigoler de l’islam radical ou des religions en général. Si on tient compte du contexte, on ne parle plus de rien, jamais, la presse satirique est condamnée et c’est foutu.  » Parmi les rares soutien de Charlie, signalons le petit Comité Laïcité République qui avait choisi Charb pour décerner à Paris le Prix Laïcité à Djemila Benhabib, autre combattante de la liberté d’expression poursuivie jusqu’au Québec pour son ouvrage Les soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident.

A force de renoncement, de silence, de contorsions, l’intimidation s’est installée et le plus grave est l’accoutumance à cette ambiance d’autocensure dénoncée par de trop rares voix comme celle, prémonitoire, de Claude Lévi-Strauss : « Nous sommes contaminés par l’intolérance islamique ». Tignous et ses amis n’étaient pas contaminés et ne désarmaient pas. Contrairement à ce que beaucoup croient, ils ne s’exprimaient pas que sur le front de la caricature. Ils étaient journalistes et rendaient compte en journalistes de cette « intolérance islamique », la débusquant partout et osant en rendre compte dans les moindres détails. Comme cet incident dont Charlie-Hebdo fut, la semaine dernière, le seul journal à évoquer sous la plume de Zineb El Rhazoui : à Nice un boulanger tunisien a vu sa devanture détruite et s’est fait menacer de mort par une brigade des mœurs islamiques parce qu’il vendait des sandwich jambon-beurre."



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