Note de lecture

C. Barjon : Les utopies qui ont tué l’Ecole

par PIerre Biard. 24 novembre 2016

Carole Barjon, Mais qui sont les assassins de l’école ? Robert Laffont, septembre 2016, 222 p., 18 €

C’est sous ce titre, pour le moins déconcertant, que Carole Barjon n’hésite pas à désigner ceux et celles qu’elle estime être les principaux responsables des résultats calamiteux de l’école et particulièrement de son élément essentiel - ce qui aggrave le forfait -, l’école élémentaire sur laquelle sont bâtis tous les autres niveaux d’enseignement. Que celle-ci vienne à manquer à sa mission première, maîtriser les bases de la connaissance et donner l’envie d’en savoir plus, et c’est tout l’édifice qui vacille.

Carole Barjon est journaliste et une journaliste scrupuleuse : elle n’avance rien qu’elle ne puisse prouver. Elle a mené une longue et attentive enquête, a beaucoup lu, diverses publications, livres, revues, journaux, recueils de statistiques...Et surtout elle a interrogé, parfois longuement, acteurs et critiques du désastre. Parmi ceux qui ont accepté de lui parler, on trouve d’anciens ministres de l’Education nationale, des "experts" en pédagogie, à l’origine du contenu des réformes et parfois directement responsables de leur mise en œuvre, des parents d’élèves. Elle a aussi fait sienne sa propre expérience de mère de famille qui a suivi avec vigilance la scolarité de ses enfants. Au total elle a interviewé une bonne soixantaine de personnes dont on trouvera la liste en annexe dans les deux pages (221-222) de remerciements.

Forte d’une copieuse documentation et du contenu des entretiens, Caroline Barjon a été en mesure d’établir un état des lieux précis. Et celui-ci est particulièrement inquiétant. Un chiffre le résume, c’est le résultat d’une enquête qu’organise tous les trois ans l’OCDE sur les acquis des élèves (PISA) : 20 % des élèves français quittant l’école élémentaire pour entrer au collège (selon les critères d’appréciation on note parfois 25 %) ne maîtrisent ni la lecture ni l’écriture. Pire : les résultats antérieurs font apparaître une constante aggravation et qui touche toutes les disciplines d’enseignement. Ainsi de l’orthographe et de la grammaire, mais aussi des mathématiques. La baisse de niveau est si évidente que personne ne peut l’ignorer, ni s’en désintéresser. C’est pourquoi il n’est pas excessif, comme l’ a fait une professeur de lettres (Cécile Revéret dans son blog du Monde des lecteurs, lemonde.fr du 14 novembre), de qualifier Carole Barjon de "lanceuse d’alerte".

Mais la journaliste ne se contente pas d’informer et de lancer un cri d’alarme, elle recherche les raisons probables du problème et en désigne nommément les responsables. Sans doute ne peut-elle embrasser toutes les causes, sociales, économiques, culturelles... des difficultés constatées. Mais elle possède un avantage sur les sociologues : si son champ d’investigation qui porte principalement sur l’action d’hommes et de femmes, est plus restreint que le leur, il est aussi plus aisé à parcourir, à étudier de manière plus précise et plus sûre et il est immédiatement lisible.

Depuis quarante ans l’école et le collège n’ont cessé de subir des réformes. Pour le bien des élèves, prétendait-t-on, afin que tous soient conduits à la réussite, les faibles comme les forts, les paresseux comme les courageux, ceux qui ne manifestent aucune appétence pour l’école comme les esprits curieux. D’ailleurs, disaient les "experts en pédagogie", ces qualificatifs n’ont de sens que dans l’école traditionnelle, organisée pour les enfants de familles privilégiées. Au contraire, dans l’école que nous appelons de nos vœux, socialement mixte, irriguée par les méthodes que nous mettons au point, une école, peut-on imaginer, qui se rapprocherait de celle d’A.S. Neill, la merveilleuse école des Libres enfants de Summerhill, il n’y aurait plus de bons ni de mauvais élèves, il n’y aurait que des élèves, qui tous réussiraient. Il y avait là de quoi séduire les parents ou plutôt leurs associations et surtout les politiques toujours soucieux de popularité, gage, croient-ils, de leur future réélection. Hélas ! quarante ans plus tard, les illusions se sont envolées et le constat est amer : le résultat des réformes est à l’opposé de ce que l’on attendait.

Comment expliquer un pareil échec ? Une première raison saute aux yeux de la journaliste : c’est le mépris affiché par certains réformateurs pour les matières littéraires. Mépris entretenu par des personnalités en vue qui font l’opinion : à l’ère des affaires, du commerce, de la finance et du tout numérique, le temps passé à enseigner ces disciplines apparaît excessif, il faut donc en diminuer l’importance et le coût. Ce qui a été fait, et par des gouvernements de tendances politiques opposées. Carole Barjon a porté une attention particulière à l’enseignement du français à l’école élémentaire. Elle a reproduit en annexe (pp 219-220) l’évolution des horaires consacrés à cet enseignement entre 1968 et 2004. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Ainsi au CP (cycle 2) en 1968 : 15h de français hebdomadaires, 2004 : 9h30. Il est vrai que l’apprentissage se poursuit l’année suivante mais toujours sur 9h30, avec une perte de 2h. Globalement, du CP à l’entrée en sixième les élèves ont perdu 630 heures, soit plus d’une année scolaire et demie. Et le mouvement descendant se poursuit au collège et au lycée. Bien des élèves ne pourront plus combler les lacunes des débuts, ce sont des générations qui ont ainsi été sacrifiées.

D’autres mesures ont contribué au résultat constaté par l’OCDE : par exemple la méthode globale d’apprentissage de la lecture, la quasi suppression des redoublements de classe, l’organisation en cycles qui repousse le temps d’un apprentissage fondamental - certains élèves l’ont déjà acquis et s’ennuient lors de la répétition, d’autres qui n’avaient rien appris la première fois n’assimilent pas mieux dans la suite -, une formation des maîtres qui s’englue dans des théories absconses, enveloppées d’un jargon hilarant ou attristant pour celui qui l’utilise, une surveillance tatillonne et rigide des "consignes" données lors de la formation qui ne laisse guère de place à l’expérience ni au simple bon sens de l’enseignant...

Devant ces faits, chacun peut, doit donc se poser la question : pourquoi les décideurs n’ont-ils pas encore demandé des comptes à ceux qui leur avaient soufflé ces mesures ? Etaient-ils aveugles ? Mais, fait remarquer Carole Barjon, "l’aveuglement est toujours une faute. Ici, presque un crime contre la République". Le problème est que si les politiques ne voyaient rien, il en était de même des pédagogues, enfermés dans leur chimérique utopie d’égalitarisme. Encore que certains, un peu plus lucides que les autres, mais affligés d’ "une grande légèreté de conscience" (E. Renan), aient préféré ne pas voir afin d’éviter que ne soit remise en cause leur supposée compétence (et leur fonction ?). Quoi qu’il en soit, la présomption de culpabilité demeure forte.

C’est d’ailleurs pourquoi sept de ces présumés coupables ont cru prudent de rédiger une défense collective à laquelle Le Monde a fort obligeamment ouvert ses colonnes (10 novembre, p.31). Les signataires ont (avaient ?) du poids : un ancien recteur, une inspectrice générale, un sociologue, deux professeurs d’université, un "pédagogue" et la responsable d’une importante direction du ministère. Mais, sans doute par insuffisance d’éléments à décharge, ils ont conçu leur lettre comme font ces mis en cause qui, ne pouvant se justifier, croient habiles de contre- attaquer l’adversaire. Bien faible défense que Cécile Revéret (citée ci-dessus) qualifie de "pathétique". Et elle ajoute, dans un élan d’ironique compassion : "Je conçois que cela doit être douloureux de comprendre enfin qu’on a fait partie des "fossoyeurs" de l’école, leur lettre en est le signe. Faute de pouvoir bien se défendre ils attaquent."

Fâcheuse pour les élèves et leurs parents, la dégradation de l’école publique entraîne deux autres conséquences qui ne le sont pas moins. Les parents ayant pris conscience d’une partie de ce que rapporte Carole Barjon, ils font de leur mieux - et comment le leur reprocher ? - pour que leurs enfants n’en souffrent plus. Ceux qui le peuvent financièrement (et) ou culturellement, adoptent des "stratégies d’évitement" (classes où, du fait des options, les élèves sont sélectionnés, inscription sur des adresses de complaisance ou grâce à des appuis politiques ou autres, dans des établissements supposés de bon niveau...), cours de soutien, particuliers ou collectifs en petits groupes, et, plus encore, fuite vers des établissements privés qui demandent parfois une forte contribution (c’est le cas dans les grandes villes comme à Paris où ils sont nombreux - il est vrai sans grande garantie de sérieux ni de qualité).

Mais il y a plus grave encore : c’est un transfert de plus en plus important d’élèves vers les écoles confessionnelles sous contrat d’association avec l’Etat, dans leur immense majorité des établissements catholiques. Jusqu’à présent l’enseignement primaire était relativement peu concerné, il l’est maintenant. Dans le chapitre 9 de l’ouvrage, justement intitulé "La rupture de confiance", l’auteure donne des précisions sur ce mouvement de transfert. L’enseignement privé compte au total deux millions d’élèves dont près de la moitié (907 000 en 2014) pour l’école primaire. Des établissements catholiques, débordés, refusent maintenant des demandes d’inscription. Le problème est que ces écoles échappent à la carte scolaire et qu’elles peuvent donc à leur aise sélectionner sur des critères non avoués. Ce n’est pas seulement une perte d’effectifs pour l’enseignement public, c’est le départ d’enfants de milieux, en général - mais pas toujours - plutôt favorisés, des élèves prêts à accepter une auto-discipline qui facilite évidemment la tâche de l’enseignant.

Les responsables de la réforme, plus exactement du bouleversement, de l’école publique, feraient bien de réfléchir à leur échec et d’en tirer les leçons qui s’imposent. Les utopies de papier sont sans danger. Elles amusent le lecteur, et parfois, en permettant le décentrage de son regard, le font réfléchir autrement. Mais les utopies qui sont réalisées à toute force peuvent être meurtrières. C’est le cas remarquablement analysé par Carole Barjon et le titre de son ouvrage, qui peut sembles choquant au premier abord ne l’est pas autant que cela. Malgré un discours qui se voulait profond, mais qui n’était bien souvent que fumée jargonnante, les "experts" en pédagogie sont apparus au final dans leur réalité, celle d’apprentis sorciers d’une véritable pédagogie et d’une réelle ascension des enfants de "ceux d’en bas". Il faut donc la féliciter de nous avoir donné à lire et à méditer cet excellent ouvrage. Bien écrit, dans un style limpide, vif, parfois acéré, il se présente comme une œuvre de salut public. Contre la maladie que, pour parodier Lénine, on pourrait appeler "pédagogisme", la maladie infantile de la pédagogie. Contre les tenants d’un faux progressisme et contre toutes les illusions. Pour la défense de l’école publique, l’école de la République et de la laïcité qui l’accompagne.

Pierre Biard



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