Alain Finkielkraut, de l’Académie française. 3 avril 2017
"ENTRETIEN - S’il est resté, jusqu’ici, discret sur l’élection présidentielle, Alain Finkielkraut n’en a pas perdu une seconde. C’est en philosophe qu’il a observé, avec effarement, le feuilleton judiciaire et médiatique. De vote-utile-pour-faire-barrage-au-FN en Christine Angot, la politique, selon lui, abandonne l’école, la nation, la laïcité, la culture, pour se réduire à une simple dialectique entre les ouverts et les fermés, à une simple marche pour le progrès et contre « le péril brun ». Alain Finkielkraut, depuis longtemps, n’est d’aucun mouvement. Il ne se dérobe pas, pourtant, devant le spectacle désolant de cette campagne. Avec hauteur, il se fait le meilleur représentant du véritable parti majoritaire : celui de l’inquiétude.
LE FIGARO. - À trois semaines du premier tour, que pensez-vous de cette élection présidentielle ? Qu’est-ce qui la caractérise ?
Alain FINKIELKRAUT. - Jamais une ambiance aussi lourdement prescriptive n’a pesé sur une élection présidentielle. On n’attend pas comme naguère le verdict des urnes, on attend la confirmation dans les urnes d’un verdict déjà rendu. Les citoyens que nous sommes sont mis en demeure de valider ce scénario écrit d’avance : éliminer au premier tour le candidat de la droite et du centre discrédité par les affaires, puis élire au second le candidat d’En marche ! pour faire barrage au Front national. Il ne s’agit plus, en votant, de choisir, mais d’obéir.
Rien de tel ne serait arrivé, me dira-t-on, et nous n’étoufferions pas sous le règne humiliant de cette injonction permanente, si Fillon n’avait pas lui-même dérogé à son image d’homme irréprochable. Il a fallu l’accaparement familial de son enveloppe parlementaire et les largesses consenties à son épouse par la Revue des deux mondes pour que se mette en place le scénario de l’élection obligatoire. C’est vrai. Ayant moi-même été très choqué de l’entendre dire : « Qui imaginerait le général de Gaulle mis en examen ? », car cette phrase ne respectait ni la présomption d’innocence ni la séparation des pouvoirs dans la mesure où elle conférait à la justice le soin d’arbitrer sa rivalité avec Nicolas Sarkozy, je me suis remémoré, dans les premiers jours du « Penelopegate » ce sage proverbe africain : « Quand on monte au cocotier, il vaut mieux avoir le cul propre. »
Mais je me demande aujourd’hui ce qui rend la justice si expéditive et les journalistes si hargneux. Parce qu’il ne disposait pas d’éléments assez graves et concordants pour renvoyer François Fillon devant un tribunal correctionnel, le parquet national financier a confié le dossier à trois magistrats instructeurs. Saisis le 24 février, soit deux jours avant l’entrée en vigueur de la loi qui aurait provoqué la prescription de la plupart des faits incriminés, ces juges ont épluché le dossier pendant le week-end, alors même que les policiers n’avaient pas eu le temps de produire un rapport de synthèse, ce qui, selon le journal Le Monde lui-même, est très inhabituel en procédure. Dès le lundi, c’est-à-dire sans avoir procédé à la moindre investigation, les magistrats envoyaient une lettre recommandée aux époux Fillon en vue d’une mise en examen. Et François Fillon était convoqué le 15 mars, soit deux jours avant la clôture des parrainages. Cette précipitation n’a pas été plus critiquée que la médiatisation instantanée des procès-verbaux des auditions. On y a même vu un acte de salubrité publique. Peu importe le respect des règles : tout devait être fait pour empêcher la vénalité d’entrer à l’Élysée. C’est le mandat moral que s’est assigné la plus grande partie de la presse. Ainsi, le lendemain de la mise en examen de Penelope Fillon, a-t-on appris au journal télévisé de France 2 qu’elle risquait dix ans de prison pour ses abominables forfaits.
Avez-vous regardé Christine Angot face à François Fillon ?
Le face-à-face Christine Angot-François Fillon sur France 2 est le spectacle politique le plus douloureux et le plus dégradant qu’il m’ait été donné de voir. Ce n’était pas un face-à-face, d’ailleurs. Angot n’avait pas d’interlocuteur, le visage convulsé par la haine, elle déversait un torrent d’invectives sur un scélérat. À François Fillon qui lui demandait : « Qu’est-ce qui vous permet de dire que je suis coupable ? », elle a répondu : « C’est ce que je ressens », comme si l’instinct pouvait faire office de preuve, et elle a refusé d’admettre que le châtelain de Sablé-sur-Sarthe ait été blessé par la violence des attaques dont il fait l’objet depuis deux mois. Elle n’envisageait pas que cette âme noire pût souffrir d’être désignée quotidiennement à la vindicte universelle. Et que le monstre qu’il était ait osé dire qu’il comprenait Pierre Bérégovoy, ce fils d’ouvrier, c’était pour elle un véritable sacrilège.
Quand j’ai vu des journalistes s’incliner devant la puissance littéraire de cette diatribe féroce et quand j’ai lu sous la plume d’un lecteur de Télérama : « Merci, Christine Angot, d’avoir hissé haut le pavillon de l’indignation chère à Stéphane Hessel face à ce bloc de froideur et d’impudeur. Dans vos paroles, on entendait votre cœur battre très fort », j’ai d’abord pensé avec une infinie tristesse à cette phrase du poète Bernard Delvaille : « Je n’ai jamais hué personne », et je me suis dit que ce qui se joue dans l’affaire Fillon ce ne sont pas les infractions qu’il a pu commettre. On déteste en lui non les médiocres magouilles ni l’argent qu’il a amassé (Macron s’est enrichi beaucoup plus et beaucoup plus vite), mais le côté vieille France. Nos sociétés se partagent désormais entre planétaires et sédentaires, globaux et locaux, hors sol et autochtones, ouverts à toutes les innovations et attachés aux traditions. Du fait même de leur mode d’être et d’agir, la majorité des journalistes appartiennent à la première catégorie et Fillon, aussi geek, aussi connecté qu’il se veuille, représente à leurs yeux le monde d’avant. C’est à ce monde qu’à travers lui ils ont le sentiment de donner tous ensemble le coup de grâce.
Quels sont, selon vous, les contours politiques et intellectuels d’En marche ?
Si aujourd’hui vous avez le malheur de dire que dans tel ou tel domaine la situation empire, les choses se dégradent, le journaliste qui vous questionne vous regarde interloqué et s’exclame : « Vous n’allez tout de même pas prétendre que c’était mieux avant ! » C’était mieux avant est la phrase que la doxa vous interdit de prononcer sous peine de passer pour le dernier des cons. Pangloss mène la danse et persécute la nostalgie. Macron est le candidat de Pangloss. À l’heure où la langue française dépérit, où la nation se disloque, où l’école s’effondre, où la production animale remplace l’élevage fermier et fait disparaître veaux, vaches, cochons, couvées, il explique doctement que le vieux clivage droite-gauche doit être remplacé par l’opposition des progressistes et des conservateurs. Et qu’est-ce que le progrès pour Emmanuel Macron ? C’est d’abord de ne jamais oublier de dire « celles et ceux » quand il désigne une pluralité d’individus, c’est ensuite la dissolution de toute permanence, la liquidation de tout ce qui est solide, la libération de tous les flux. Les flux contre l’identité, la circulation contre l’héritage, l’avenir ubérisé contre l’expérience partagée, la diversité et la mobilité contre l’idée même d’une culture française et d’un art français : avec ses « helpers », ses « coworkers » et son « pôle event », Emmanuel Macron ne conçoit pas la France comme une nation, il la voit comme un open space.
Mais il n’est pas seul en cause. J’ai été frappé par l’indigence du premier débat présidentielsur la question éducative. Aucun candidat n’a pris la mesure du désastre. François Fillon a certes insisté sur la nécessité de revenir « aux fondamentaux », mais ce mot, « fondamentaux », est un éteignoir bureaucratique. Il faut nommer les choses pour prendre conscience de leur disparition. Ce qui est réduit à la portion congrue par la propagande inepte des enseignements pratiques interdisciplinaires, c’est l’apprentissage de la langue, de la syntaxe, de l’orthographe, de la littérature. « Il y a un abîme pour une culture, pour une histoire, pour une vie passée dans l’histoire de l’humanité, entre figurer à son rang linéaire dans la mémoire et dans l’enseignement de quelques savants et s’incorporer, au contraire, par des études secondaires, par des humanités dans tout le corps pensant et vivant, dans tout le corps sentant de tout un peuple », écrivait autrefois Péguy. Maintenant, ce sont des spécialistes, ce sont des chercheurs, ce sont des surdiplômés qui veulent « travailler en profondeur sur comment développer le vivre-ensemble ». Y a-t-il tâche intellectuelle et politique plus urgente que de repenser de fond en comble l’école qui a produit ça ?
Ne pensez-vous pas, néanmoins, qu’Emmanuel Macron est le mieux placé pour battre Marine Le Pen ?
Faire barrage au Front National : tel est, en effet, l’argument massue que l’on oppose aujourd’hui à tout effort de réflexion.Vous dénoncez les méfaits de la vision purement économique du monde ? Vous tenez au respect de la laïcité ? Vous croyez aux vertus du modèle français d’intégration ? Vous n’avez aucune envie de voir la discrimination positive aggraver encore la fracture de notre nation en nourrissant l’amertume de ceux qui se sentiront nécessairement lésés par sa mise en œuvre ? Vous pensez avec Anne-Marie Le Pourhiet qu’une « société qui remplace la méritocratie républicaine par la médiocratie sociale et instaure un système où les catégories ethno-raciales et sexuelles se partagent le gâteau, se met en péril et menace gravement la paix civile » ? Surmontez votre inquiétude. Ravalez vos réticences. Ne pensez pas à ce qui se passe mais à ce qui s’est passé et votez comme un seul homme contre le péril brun. Ce chantage abêtissant est d’autant plus insupportable que si, pour mieux combattre la préférence nationale, on abandonne toujours davantage la défense de la laïcité, de la République, de la culture, de la langue et de la continuité françaises au parti de Marine Le Pen, on ne fait que le renforcer et rendre à terme sa victoire inéluctable.
On invoque beaucoup Trump et la notion de post-vérité, dans cette campagne. Notamment vis-à-vis de François Fillon et de ses accusations contre le cabinet noir de l’Élysée. La France est-elle en voie de « trumpisation » ?
« La certitude que tous nos malheurs nous viennent du prochain, que de tout, il y a responsabilité, le droit d’accuser et de juger, la civilisation, c’est peut-être cela : un monde qui a un sens », a écrit Emmanuel Lévinas. Mais qu’advient-il à la civilisation quand deux corporations se soustraient à l’obligation de rendre des comptes ? Des juges et des journalistes peuvent saccager des vies, il ne leur arrive rien, ils ne répondent de rien, et si l’on s’avise de s’interroger sur leurs pratiques, on tombe dans la trumpisation. Un nouveau syllogisme est à l’œuvre : Trump critique les médias, Trump critique les magistrats ; critiquer les médias et les magistrats, c’est donc se ranger sous la bannière du mégalomane infantile qui met la planète en danger. C’est trop facile. Et pour ma part, je ne vois rien de trumpiste dans la volonté de connaître l’origine des fuites qui ont déclenché l’affaire Fillon. Une telle information ne peut en aucun cas lui servir d’excuse, mais, comme dit Edwy Plenel, nous avons le droit de savoir. La démocratie ne saurait s’accommoder d’une investigation à géométrie variable. Cessons donc de dénoncer le complotisme pour justifier l’incuriosité et laissons Trump là où il est. Imaginez, en effet, qu’il émette demain un jugement négatif sur Staline ou Pol Pot. Faudra-t-il, pour montrer de quel bois on se chauffe, envisager leur réhabilitation ?"
Lire "Alain Finkielkraut : « À la présidentielle, on veut nous imposer un scénario écrit d’avance »".
P. Bruckner : Abandonnée par la gauche, "la laïcité est récupérée par Marine Le Pen" (marianne.net , 14 fév. 17), "Présidentielle 2017 : quelles laïcités défendent les candidats ?" (France Culture, "Les Matins", 14 fév. 17), lire aussi "À genoux" (G. Biard, Charlie Hebdo, 1er fév. 17) , C. Fourest : "Benoît Hamon est responsable de ses propos et de son équipe" (25 jan. 17), C. Fourest : "Oui, il y a bien deux gauches irréconciliables sur la laïcité" (lepoint.fr , 16 jan. 17), C. Fourest : "Ce qui se cachait vraiment derrière les "gauches irréconciliables" de Valls" (Marianne, 9 déc. 16), Des élus célèbrent l’anniversaire de Charlie avec les pro-islamistes du CCIF (Ikhwan, 12 jan. 16), "La morale laïque de Peillon édulcorée à la sauce Hamon" (Le Figaro, 9 juil. 14), Morale laïque : Hamon a renié les engagements de Peillon (J.-M. Quillardet, 15 juil. 14), "Hamon fait entrer le voile à l’école !" (J.-P. Brighelli, lepoint.fr , 15 mai 14),
E. Badinter : "Une partie de la gauche considère que la laïcité est quasiment du racisme" (France Inter , marianne.net , 7 fév. 17), Elisabeth Badinter : "Une partie de la gauche a baissé la garde" (Le Monde, 3-4 av. 16), Le Collectif laïque soutient Élisabeth Badinter face aux "attaques injustifiées" (26 jan. 16), Renouer avec le sens de la laïcité (P. Kessel, 24 jan. 16), "En finir avec le procès en islamophobie" (P. Kessel, Libération, 16 fév. 16), "Elisabeth Badinter, mauvaise conscience de la gauche" (E. Conan, Marianne, 15 jan. 16), Un petit monsieur qui s’attaque à une grande dame (J. Glavany, P. Kessel, F. Laborde, 11 jan. 16), Elisabeth Badinter : "Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe" (France Inter, 6 jan. 16), Charb, reviens, ils sont devenus fous ! (P. Kessel, 4 mai 15), Jean-Louis Bianco (président Observatoire de la laïcité) : "La France n’a pas de problème avec sa laïcité" (Le Monde, 26 juin 13) (note du CLR).
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