par Patrick Kessel, président du Comité Laïcité République 9 juillet 2014
Quel joli mois de juin ! Les occasions de se réjouir en matière de laïcité sont assez rares pour que nous ne boudions pas notre plaisir. La décision de la Cour de Cassation concernant la crèche Baby-Loup marque indéniablement une victoire de la laïcité sur un sujet devenu, au fil des ans, symbolique de l’importance des enjeux. Une victoire juridique, une victoire culturelle, philosophique et un début de victoire politique.
C’est une décision essentielle du point de vue juridique qui va faire jurisprudence, notamment s’agissant de l’ouverture de crèches laïques, et qui permettra à toute entreprise du secteur privé de faire prévaloir la neutralité religieuse (dès lors qu’elle dispose des motifs légitimes pour le faire).
Mais il ne s’agit que d’une victoire d’étape. Le domaine d’application de la laïcité, jusque là limité au secteur public, ne se retrouve pas étendu à tout le privé. Pourtant, la montée des revendications communautaristes dans les entreprises ne fait que progresser, suscitant parfois des situations de grande tension. Pour y faire face, le responsable de l’entreprise Paprec a eu l’audace de proposer à son personnel une charte de la laïcité. Celle-ci, adoptée à l’unanimité, garantit notamment l’égalité entre hommes et femmes. Le CLR s’en est félicité.
Mais il ne sera bientôt plus possible de traiter les situations au cas par cas. Un jour ou l’autre, il conviendra de légiférer ou à tout le moins d’adapter le code du travail pour porter remède à des situations inacceptables qui ouvrent la voie à des réactions populistes dans le monde du travail.
La victoire est aussi culturelle. La décision de la Cour a été prise dans un contexte où, après des années de confusion idéologique, se manifeste une certaine prise de conscience des dangers de la situation. Le communautarisme se développe désormais dans toutes les sphères de la société : écoles, crèches, universités, hôpitaux, prisons, armée, police, activités sportives, entreprises privées.
La vie politique elle-même est sous pression, ce dont témoignent les financements croissants d’associations soi-disant culturelles, en fait souvent cultuelles, par les conseils régionaux, généraux et municipaux. On croit acheter avec des subventions la tranquillité des quartiers, la paix sociale. On croit intégrer. En fait, on fragilise la citoyenneté. On croit faire du social. On fait du sociétal.
C’est la raison pour laquelle le CLR et de nombreuses associations laïques avaient demandé au candidat François Hollande d’intégrer dans la Constitution les principes de la loi de 1905 (notamment son article 2 qui stipule que la République ne reconnaît, ni ne subventionne aucun culte). Ce qu’il s’engagea à faire, mais le Conseil Constitutionnel en décida autrement.
Cet arrêt de la Cour est culturellement important alors que les thèses communautaristes ont conquis des positions fortes, y compris au sein d’une partie de la gauche et des Verts. Natalia Baleato, la courageuse directrice de la crèche Baby-Loup, autrefois emprisonnée dans les geôles de Pinochet, fut ainsi menacée, traînée dans la boue, traitée de « raciste » et d’ « islamophobe », par de belles âmes "progressistes" pour qui le droit de porter le voile dans la crèche passait avant le respect de la conscience des enfants !
Le combat contre le racisme est ainsi instrumentalisé. La liberté de religion est dressée contre la laïcité alors que si la liberté de croire (ou de ne pas croire) est totale, la liberté d’exprimer publiquement sa foi peut-être encadrée par la loi. Le Procureur de la République a ainsi rappelé devant la Cour de Cassation qu’il est des cas où la loi met des limites à la liberté individuelle parce que tel est l’intérêt du vivre ensemble. Il en est ainsi, a-t-il dit, de l’interdiction de la vente publique d’alcool aux mineurs. Il ne viendrait à l’idée de personne de dénoncer ce principe de protection de la jeunesse en y dénonçant une intolérable discrimination !
En ce sens, la décision de la Cour est philosophiquement décisive car elle désavoue ceux qui ont voulu exploiter l’affaire Baby-Loup pour retourner la laïcité contre elle-même en la présentant comme attentatoire à la liberté, quand elle en est la condition.
Cette décision de la Cour marque enfin une première victoire politique, modeste mais réelle. Car l’extrême droite se nourrit de ces mal-vivre que le déni ne suffit à masquer. Ainsi a-t-elle atteint, cet hiver, les inquiétants scores électoraux que l’on sait. Les causes économiques et sociales sont déterminantes pour expliquer que le peuple, en particulier celui qui longtemps vota à gauche, puisse partiellement apporter ses voix au Front national. Le spectacle désolant des relations entre la politique et l’argent n’arrange rien. Mais ces raisons n’expliquent pas tout. La déchirure est aussi culturelle. Le repli identitaire sur les communautés d’origine nourrit la réaction xénophobe et nationaliste.
L’institution judiciaire a eu le courage de défendre la laïcité au moment où elle semblait fragilisée. Il importe que cette volonté se traduise au plan politique. Les élus sauront-ils à leur tour prendre leurs responsabilités et l’initiative de lois lorsqu’elles s’avèrent nécessaires ? Car c’est à la représentation nationale de s’exprimer au nom du peuple tout entier.
Joli mois de juin qui a vu également la Cour européenne des Droits de l’Homme valider l’interdiction du port de la burqa en France. Même si cette loi n’a pas été adoptée au nom de la laïcité mais de la dignité des femmes et de la sécurité publique, la décision européenne contribue à son tour à limiter les revendications des communautaristes qui entendent se servir de l’Europe pour contourner et combattre l’égalité et la laïcité.
Joli mois de juin encore avec la publication du rapport annuel du Collectif des associations laïques auquel le CLR a apporté une contribution importante. Un rapport qui plaide pour "une meilleure application de la laïcité en France". Contestant l’idée selon laquelle il n’y aurait pas de problèmes de laïcité en France [1], le Collectif appelle à un sursaut face à la progression de la fracture identitaire et religieuse et au renoncement croissant aux principes laïcs qui permettraient d’y faire face.
Joli mois de juin enfin avec la publication à la Une de Marianne (n° 897 du 27 juin au 3 juillet 2014) du Manifeste "Laïcité : il est temps de se ressaisir". Un appel lancé par des dizaines de femmes et d’hommes d’horizons différents qui se déclarent "inquiets de voir à quel point, face à l’action engagée par diverses mouvances religieuses et politico-religieuses pour attenter à la laïcité républicaine, la réponse politique demeure faible". Il faut dire que ce dossier qui autrefois opposait la gauche laïque à la droite cléricale, divise désormais chaque rive de la République. "Il y a, sur la laïcité, une gauche Badinter et une gauche Bianco, une gauche Comité Laïcité République et une gauche Terra Nova, ce think tank multiculturaliste qui plaide pour une « citoyenneté musulmane »", écrit ainsi Eric Conan dans un brillant article qui accompagne la publication du Manifeste par Marianne.
L’"affaire Baby-Loup" et la décision de la Cour de Cassation auront-elles contribué à une prise de conscience salutaire et durable en matière de laïcité ? Rien n’est certain et la mobilisation sera indispensable à la rentrée, qu’il s’agisse, parmi d’autres sujets, des mères voilées accompagnatrices de sorties scolaires, du Concordat, du droit à mourir dans la dignité, que soutient une immense majorité de Français mais contre lequel les autorités religieuses exercent une forte pression.
D’ici là, et en attendant la cérémonie de remise des prix de la Laïcité qui aura lieu fin octobre à la Mairie de Paris et dont le jury est cette année présidé par Jean Glavany, député, ancien ministre, faites le plein d’énergies laïques.
À cette fin, je vous recommande la lecture de deux ouvrages majeurs : Penser la Laïcité de Catherine Kintzler (Ed. Minerve) et le Dictionnaire amoureux de la Laïcité d’Henri Peña-Ruiz (Ed. Plon), sans oublier une passionnante Enquête sur les créationnismes de Cyrille Baudoin et Olivier Brosseau (Ed. Belin), préfacé par Guillaume Lecointre.
Bonnes lectures.
Patrick Kessel
président du Comité Laïcité République
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