Yves Michaud, philosophe, auteur de "Contre la bienveillance" (Stock). 3 mai 2016
"Le philosophe Yves Michaud prône le retour à une version radicale du contrat social et dénonce les dangers de la " bienveillance " en politique.
Pourquoi s’en prendre à la bienveillance, qui est considérée comme une qualité ?
La bienveillance est un sentiment social, nécessaire à la sphère privée. Pour les philosophes du XVIIIe siècle, c’est un facilitateur de relations sociales, rien de plus. Mais si on en tient compte pour gouverner la collectivité, elle devient dangereuse, car elle conduit à se montrer bienveillant avec tous les droits catégoriels. C’est le cas quand nous concédons des droits spécifiques aux communautés religieuses, ethniques ou aux groupes de pression. La politique des bons sentiments et de la compassion mène alors à l’aveuglement. On ne voit pas que ces droits émiettés font reculer la liberté collective. Je pense aux lois mémorielles, qui selon moi devraient être supprimées, ou aux attaques de collectifs se revendiquant Noirs contre les travaux de l’historien Olivier Genouilleau sur la traite négrière. Légitimer les droits catégoriels, c’est faire monter les partis populistes, de Podemos au FN, qui capitalisent sur toutes ces plaintes hétérogènes.
Est-on trop bienveillant avec l’islamisme ?
Cela fait des années que des intellectuels et des artistes arabes, comme les écrivains algériens Boualem Sansal et Kamel Daoud, dont on imagine mal le courage, dénoncent une dérive fondamentaliste apparue chez eux, et qui gagne chez nous. Pour les écouter, il a fallu les attentats. Je donne souvent des conférences dans le Maghreb. Quand on ouvre les yeux, on est forcé de reconnaître que l’islam n’est pas compatible avec la démocratie. Pour la plupart des musulmans, ne pas croire est un crime, la charia prime sur tout autre droit, et l’apostasie est absolument interdite. Les atteintes à la liberté d’expression ou l’inégalité entre les sexes viennent de ces dogmes, et je souligne que l’immense majorité des pays arabo-musulmans n’ont pas ratifié la Convention universelle des droits de l’homme de 1948. La bienveillance provoque des réflexes stupéfiants, comme refuser de voir la dimension culturelle des agressions sexuelles à Cologne lors de la nuit du Nouvel An.
Cette incompatibilité avec la République ne vaut-elle pas pour toutes les religions ?
Oui, sauf que dans l’Europe chrétienne, la construction du théisme puis du déisme est allée dans le sens du rationalisme. Ce fut l’œuvre d’abord des théologiens, puis de philosophes qui ont pensé le contrat social à partir de la fin du XVIe siècle. Je pense à tous ceux qui insistent sur la souveraineté du politique, à Spinoza, Hobbes, Althusius, Locke, Hume, et à Rousseau qui, à la fin, récapitule – à sa manière – cette pensée. Ces philosophes ne sont pas d’accord sur tout, mais ils se posent les mêmes questions : comment constituer une communauté souveraine ? A qui devons-nous obéir ? Que faut-il mettre en commun et que faut-il sacrifier ? Qui détient la légitimité du pouvoir ? Tous se retrouvent sur une idée fondamentale : il faut renoncer au primat des croyances religieuses.
Certains prônent une religion d’Etat mais tolérante et assez édulcorée. Le plus radical est Spinoza, pour qui la religion doit rester une affaire intérieure. Pour lui, l’écriture sainte ne veut rien dire, pour la simple raison qu’on n’a aucune raison de savoir ce qu’elle veut dire ! En d’autres termes, Dieu a certainement parlé aux prophètes, mais est-ce qu’ils l’ont compris ? Et est-ce que les humains ont compris les prophètes ? Spinoza laisse ainsi à chacun la possibilité d’avoir une religion, de l’interpréter – mais de la garder pour lui. C’est roublard et génial. Un peu comme Voltaire, qui ne dit jamais qu’il ne croit pas, mais que les principes du théisme doivent toujours l’emporter sur les délires de la superstition.
Tenir ces positions ne fut pas facile, il y eut des combats et des persécutions. Spinoza fut victime d’une tentative d’assassinat par un intégriste juif. Cette philosophie, d’abord cantonnée à la sphère du monde intellectuel, a ensuite cherché à penser l’époque de façon concrète. On n’imagine pas à quel point toutes ces idées ont irradié le XVIIIe siècle, constituant le terreau de 1789, comme l’a montré Daniel Mornet dans son superbe livre Les Origines intellectuelles de la Révolution française, en… 1933.
Le monde musulman n’a pas connu la même évolution ?
C’est le problème. L’islam refuse toute interprétation du dogme depuis le XIe siècle. La loi divine l’emporte toujours, comme le combat pour étendre l’islam (le " jihad ") l’emporte sur l’interprétation (l’" ijtihad "). La structure non centralisée de cette Eglise ne facilite pas une évolution. Et les voix contraires sont détruites. Le Gandhi soudanais, Mahmoud Mohamed Taha, héros de l’indépendance, qui appelait à une interprétation théologique du Coran, a été pendu pour apostasie en 1985. Une des voix les plus brillantes du monde musulman actuellement est celle de l’universitaire tunisien Abdelmajid Charfi, qui a parfaitement analysé le " retard " historique de l’islam.
Qu’avons-nous à apprendre des Lumières ?
Notre époque ressemble à celle d’avant les Lumières. Nous devons à notre tour reconstituer une communauté souveraine, redéfinir notre contrat social. De nombreux intellectuels rejoignent cette position, comme l’historien Jonathan Israel, qui met en avant la notion de Lumières radicales. Nos concepts forgés au cours des " trente glorieuses ", quand l’Etat-providence se développait sereinement, ne sont plus adaptés. J’ai longtemps partagé les idées de Claude Lefort, pour qui la démocratie se définit par l’affrontement pacifique des différences. Mais quand des communautés ne veulent renoncer à aucune de leurs valeurs, cette position devient intenable.
Vous renoncez à la démocratie ?
Non, je prône le retour à une autorité juste et républicaine. Je suis par exemple favorable à la déchéance de nationalité pour ceux qui ne respectent pas le contrat social : non seulement les terroristes, mais aussi les fraudeurs massifs du fisc, les expatriés fiscaux, les auteurs d’actes barbares. Etre déchu de sa nationalité, c’est devenir un apatride. Or il y a un statut défini et protecteur de l’apatride : c’est un étranger correctement traité, mais sans possibilité de bénéficier de l’Etat-providence.
Vous ne prononcez pas le mot laïcité.
Ce mot n’a pas de place dans mon livre. C’est une notion marquée historiquement, et un débat réglé, que certains veulent remettre sur le tapis en faisant de la laïcité une religion. Le débat, il faut l’ouvrir sur les principes républicains. L’identité nationale non plus ne veut rien dire, c’est un concept de l’ordre du fantasme. Pour moi, on est français quand on respecte les règles républicaines. Point. Je ne suis pas contre le voile à l’école ou à l’université, mais contre le prosélytisme religieux. Dans certaines classes, on n’enseigne plus la théorie de l’évolution pour ne pas heurter les convictions créationnistes de musulmans. Dans certains amphis, des étudiants stoppent le cours pour aller prier et interpellent le professeur quand le savoir heurte leurs convictions religieuses. Tout le monde sait que les incidents se multiplient, mais on les minimise au nom de la bienveillance.
Vous allez être taxé de réactionnaire…
J’ai beaucoup hésité à écrire ce livre. J’ai même été perturbé par les thèses que je développais. Mais je ne crois pas avoir écrit un livre réactionnaire. Cela fait plus de quarante ans que face aux certitudes des communistes, maoïstes, trotskistes, gauchistes, j’assume mon étiquette de libéral de gauche, au sens du XIXe siècle, de partisan de la liberté. Or, il faut consolider cette liberté. Si être réactionnaire, c’est vouloir revenir à la philosophie des Lumières radicales, j’assume totalement.
Propos recueillis par Michel Guerrin"
Comité Laïcité République
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