Revue de presse

J.-P. Le Goff : « Rompre avec la démocratie du déni et du relativisme culturel » (lefigaro.fr , 7 fév. 16)

Jean-Pierre Le Goff, philosophe, sociologue, auteur de "Malaise dans la démocratie" (Stock). 9 février 2016

Extraits de "Malaise dans la démocratie" (Stock, 265 p., 19€).

"Sentimentalisme

Le nouvel individualiste est en fait un « faux gentil » qui ne supporte ni la contradiction ni le conflit, non plus que le tragique inhérent à la condition humaine et à l’histoire. Il s’est construit un monde à part où il vit, se protège de l’épreuve du réel et se conforte avec ses alter ego. Il se veut à l’abri des désordres du monde et ne veut pas avoir d’ennemi, et quand le fanatisme islamiste vient frapper à sa porte, le désigne sans lui demander son avis, il ne comprend pas ce qui lui arrive et se demande pourquoi tant de haine et de meurtres alors qu’il est si ouvert et si gentil. En fin de compte, cet individualiste considère tout bonnement le monde et la société comme le prolongement de lui-même, de ses sentiments et de ses relations affectives. Les rapports sociaux et politiques ne sont plus insérés et structurés dans une dimension tout à la fois collective, historique et institutionnelle, mais réduits à des relations interindividuelles mues par de bons ou de mauvais sentiments (l’amour contre la haine), qu’il confond avec la morale ; il croit qu’il est possible d’éradiquer le Mal au profit du Bien qu’il incarne et d’une fraternité universelle d’individus semblables à lui-même.

Journaliste ou militant ?

Le journalisme militant, qui a désormais sa place dans les grands médias, pousse cette logique à l’extrême. Il donne constamment des leçons de morale, dénonce ceux qui ne partagent pas sa propre conception du Bien ; il se fait justicier, n’hésite pas à jouer le rôle de procureur médiatique et public en violant allègrement le secret de l’instruction. Il est relayé par des associations victimaires qui s’approprient le magistère de la morale, surveillent les propos et portent plainte à la moindre occasion, en se présentant comme les porte-parole attitrés des pauvres, des exclus, des discriminés et des opprimés du monde entier. Internet et les réseaux sociaux amplifient le phénomène. De nouveaux « sans-culottes » individualistes y sont présents en nombre et entretiennent la méfiance systématique contre l’État, surveillent les gouvernants, les riches et les puissants, pratiquent la délation et le lynchage médiatique. Ce qu’il faut bien appeler une « police de la pensée et de la parole » s’est mis en place au sein même de la société, laquelle répand le soupçon et la délation dans le champ intellectuel et les rapports sociaux.

Barbarie douce

Tel me paraît être le caractère nouveau et déconcertant de la situation de l’individu dans les démocraties contemporaines. La « servitude volontaire » est poussée jusqu’au paroxysme où elle ne trouve à servir qu’elle-même et où l’individu qui se veut maître et souverain peut devenir son propre tyran, phénomène inédit et paradoxal qui rompt avec les formes anciennes du pouvoir et de la domination et que j’ai dénommées « barbarie douce ». L’exigence d’autonomie et de souveraineté individuelle érigées en nouveau modèle de société entraîne un processus de déliaison et de désinstitutionalisation qui abandonne l’individu à lui-même et facilite toutes les manipulations. [...]

Sous-culture managériale

Les ouvriers, les employés, les techniciens, les ingénieurs, les cadres… se sont ainsi trouvés confrontés à des spécialistes chargés d’analyser leur activité, de redéfinir les « métiers », de développer de « nouvelles compétences » alors que, dans la plupart des cas, ceux-ci n’ont jamais exercé l’activité qu’ils évaluent et que leur « métier » est des plus flous, basé souvent sur un jargon et de multiples « boîtes à outils », bricolage pseudo-savant qui puise dans la pédagogie, le management et les sciences humaines ses arguments d’autorité. Cette sous-culture managériale a heurté de plein fouet une culture professionnelle pour qui la reconnaissance des capacités de chacun se mesure à l’aune de la qualité du travail effectué, qualité reconnue comme telle par ses pairs et sa hiérarchie au sein d’un collectif de travail. Elle a pareillement perverti les rapports avec l’encadrement, qui subit la logomachie des spécialistes déclarés et apprend à la reproduire à travers les stages de formation (…) La sous-culture des milieux de la formation et du management est aujourd’hui diffusée dans l’ensemble des activités sociales par le biais de nombreux stages de formation, accentuant le divorce qui s’est installé entre spécialistes déclarés et praticiens, entre dirigeants et dirigés, entre communicants et citoyens ordinaires. Ce sont deux mondes, deux univers mentaux qui coexistent et ne parlent plus le même langage.

De l’usine aux Schtroumpfs

Un des traits les plus frappants de la France contemporaine réside dans la juxtaposition du chômage de masse et la multiplication des activités de loisirs et des fêtes à un point tel qu’on oublierait presque l’existence de nouvelles formes de précarité sociale et le malaise dans lequel est plongé le pays. En Lorraine, à la fin des années 1980 s’ouvrait un parc d’attractions ayant pour thème le monde des Schtroumpfs, construit sur les terrains d’anciennes usines sidérurgiques. Les politiques de l’époque ont fait valoir la création de nouveaux emplois face à la crise de la sidérurgie lorraine. Le passage de l’ancien au nouveau monde s’effectuait symboliquement comme la fin de l’ancienne culture ouvrière et le triomphe de celle des loisirs aux allures enfantines.

Nicolas Hulot, notre prophète

Nicolas Hulot a tous les traits d’un nouveau prophète qui annonce depuis des années la catastrophe imminente en même temps qu’il nous appelle à sauver l’humanité en suivant ses enseignements. Il fustige la « civilisation du gâchis dans laquelle nous nous sommes vautrés », qui a « succombé à l’utopie matérialiste », privilégié l’« avoir » au détriment de l’« être », invoque l’« émergence d’une conscience nouvelle » et un changement de civilisation avec l’écologie comme centre de reconstruction. Ce changement implique une rupture non seulement avec le productivisme et la vision prométhéenne du progrès, mais une rupture dans le rapport à la nature impliquant ce qu’il dénomme lui-même une « nouvelle spiritualité ». Nicolas Hulot a beau dire qu’il demeure laïque dans sa façon d’aborder les problèmes écologiques et qu’il n’entend pas donner des leçons de morale, son discours en est imprégné. La nature et l’univers ont beaucoup de choses à nous apprendre pourvu que nous renouions le lien qui nous unit à eux et sachions en tirer des leçons concernant notre propre humanité. L’idée de la nature comme un « tout » et du vivant comme « unique et indivisible dans sa diversité » fait écho à la vision bouddhiste du monde.

Le grand déni

La France et les démocraties européennes ont cru pouvoir se mettre à l’abri des désordres du monde et des défis qu’elles doivent relever en instituant une sorte d’univers fictif, faussement rassurant et protecteur. Un discours filandreux et bourré de bonnes intentions forme comme un cocon qui maintient la distance avec l’épreuve du réel et tente tant bien que mal de mettre du baume au cœur. Trois thèmes clés émergent de ce méli-mélo : dépréciation ou déni de notre passé et de notre culture ; appel incessant au changement individuel et collectif ; réitération des valeurs généreuses et de nobles sentiments. On s’arrangera toujours pour faire valoir ces thèmes sur le mode de l’évidence, que le discours soit ou non cohérent. Beaucoup s’accrochent encore à ce monde fictif, comme s’ils voulaient à tout prix se persuader qu’il est possible de vivre en dehors de l’histoire et du tragique qui lui est inhérent. Le plus surprenant dans l’affaire est que les déclarations de paix et d’amour envers l’humanité tout entière ont redoublé alors que l’islamisme radical proclame sa haine des mœurs et des valeurs démocratiques, que l’État islamique et ses suppôts commettent des massacres de masse.

Guerre civile

L’épreuve de la réalité sous la forme extrême de la barbarie et du terrorisme islamiste est venue ébranler la « démocratie rêvée des anges » ; les vagues migratoires renforcent les angoisses et les craintes identitaires ; le chômage de masse continue d’exercer ses ravages… Nous vivons dans un moment critique de l’histoire qui peut déboucher sur des formes de guerre civile, de conflits ethniques plus ou moins larvés en France et en Europe. Il ne s’agit pas seulement de faire face aux menaces du terrorisme islamiste, mais aussi de rompre avec la démocratie de l’informe et du déni, du relativisme culturel et de la démagogie qui renforcent le malaise et nous désarment. Sans faire d’analogie historique avec la période de l’après-guerre, les déstructurations qui se sont opérées depuis près d’un demi-siècle nécessitent de mener à bien un travail de reconstruction, faute de quoi la France sera de plus en plus morcelée, livrée à la démagogie et à tous les extrémismes avec une Europe impuissante, coupée des peuples et allant de plus en plus à vau-l’eau. Il est facile de dénoncer en bloc l’État, la classe politique et les élites qui auraient tous trahi et seraient tous bons à mettre dans le même sac, de flatter en même temps la société et « ceux d’en bas » dans une optique démagogique qui est sûre d’avoir de l’écho. Nous ne sommes pas maîtres de l’Histoire, mais cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à agir sur elle."

Lire « Rompre avec la démocratie du déni et du relativisme culturel ».


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