Xavier-Laurent Salvador, agrégé de lettres modernes, maître de conférences. 20 décembre 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Lire "[Salvador] La laïcité est la condition possible de l’émancipation des citoyens".
"Celui qui récite Ayat al Koursi [verset du trône extrait de la sourate dite « de la vache »] après chaque prière obligatoire, rien ne l’empêche de rentrer dans le paradis sauf la mort » : voilà ce qui est écrit sur les murs d’un escalier d’une université parisienne. Un peu plus loin, sous un autre escalier, on lit ceci : « Certaines causes de la dureté du coeur comme chirk (« idolâtrie »), innovation religieuse, péchés […] fornication, musique. » Puis sur un autre mur, une flèche avec l’indication en arabe de la Qibla, la direction sainte de la Mecque pour pouvoir prier dans la bonne direction.
Un courageux président d’université, dans un remarquable courrier adressé à sa communauté écrit que « les étudiants et étudiantes priant dans l’enceinte de l’Université se verront rappelés à l’ordre ». C’est dans ce contexte que France Universités, l’ancienne conférence réunissant l’ensemble des présidents d’Université français, vient de publier son guide de la laïcité 2023.
On est étonné de constater que le rapport de feu l’Observatoire de la laïcité de MM. Bianco et Cadène continue de figurer en bonne place des références bibliographiques incontournables mentionnées par le rédacteur. Sans doute cet observatoire, dissout pourtant depuis longtemps, est-il irremplaçable ? Mais alors pourquoi l’avoir fermé ? On comprend alors mieux sans doute les difficultés rencontrées par les rédacteurs à saisir la laïcité dans son unité fondamentale.
« Laïcité inclusive » et « laïcité ouverte »…
On y parle ainsi de « laïcité neutre » puis - surtout - de « laïcité inclusive ». Ah la laïcité quand elle est inclusive, on sent que c’est mieux que la laïcité-tout-court. Sans doute même certains la soupçonnent-elle d’être somme toute vaguement « exclusive »… mais de quoi ? Des religions ? Ô Dieu l’étrange peine : n’était-ce pas l’idée centrale du concept ? « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Marc 12,17, Matthieu 22,21 et Luc 20,25) ? On y parle même, sous la plume du « Référent laïcité », de « laïcité ouverte » en s’appuyant sur la merveilleuse citation de Jean Baubérot : « La laïcité, c’est la liberté imposée aux religions. »
C’est que l’ancienne laïcité, non contente d’être exclusive, était sans doute bête et méchante ; mais heureusement que l’Université élève le débat. On y lit d’ailleurs, dans une écriture résolument inclusive, des propositions innovantes : « De même, une étudiante ou un étudiant non-fonctionnaire de l’INSPÉ doit s’abstenir de porter des signes religieux durant un stage dans un établissement scolaire. Elle et il recouvre en revanche sa liberté à son retour en cours. »
Oui, vous avez bien lu : sa liberté. Puis on y parle « d’usagers et d’usagères », de « cheffes et chefs d’établissement », et le tout cristallise l’exaspération avec le recours au point médian, témoin d’une allégeance définitive à l’idéologie woke pourtant proscrite au sein de l’administration (p.18, « Le ou la référent·e laïcité de l’université »). Sur un ensemble d’à peine 80 000 signes, soit à peu près l’équivalent d’une petite dissertation de 40 pages au format d’un mémoire étudiant, on en vient à se dire qu’il faut vraiment n’avoir rien à dire pour le diluer autant sous une telle avalanche de marqueurs idéologiques.
Et la chose serait sans doute anodine si, au détour d’une recommandation, on n’assistait pas à une forme de révisionnisme sans précédent des formes académiques traditionnelles : « Ainsi, les universitaires bénéficient d’un régime plus libéral en raison de leur liberté académique […] Il convient donc d’éviter de poser toute question trop polémique, et de prendre en considération tant les opinions potentiellement divergentes des autres enseignantes et enseignants que celles des étudiantes et étudiants, à la fois pendant le cours ou lors de l’examen de fin d’année. »
Voilà donc qu’au nom d’une redéfinition du cadre laïque de l’enseignement supérieur, on introduit une restriction sans précédent de la transmission pédagogique au nom de la « prise en compte des opinions divergentes des usagers ». C’est pourtant là le coeur même de la raison d’être de la démarche scientifique depuis le XIIIe siècle : s’opposer à l’opinion, éduquer l’opinion, l’élever par la contradiction et la confrontation à des niveaux d’intelligence supérieurs, passer outre les opinions pour entrer dans le monde de la démonstration et de quête de la vérité au nom d’un intérêt supérieur, celui de la raison qui entraîne le doute nécessaire et fait entrer dans la controverse et la voie éclairée du raisonnement pur.
Mais non, voilà que la congrégation de tous les présidents d’Université nantie d’un « référent laïcité » vient d’admettre qu’il était plus sage « d’éviter la polémique » en cours et pendant les examens. C’est exactement la logique américaine qui a conduit à introduire la notion de « précautions », de « trigger warnings » dans les cours pour permettre aux étudiants de s’abstraire d’un cours le temps que des éléments heurtants puissent être lus ou montrés. Le même système qui avait conduit à ce qu’une enseignante de l’Université de Hamline soit évincée de son poste pour avoir oser prétendre, après s’être excusée, que l’Islam avait représenté Mahomet au cours de son histoire. Sans doute n’avait-elle pas assez pris en compte la dimension polémique d’une telle affirmation ? Qu’à cela ne tienne son Président d’Université s’est visiblement chargé de la punir pour ce blasphème.
Est-ce cela l’enjeu ? La laïcité est pourtant la condition possible de l’émancipation des citoyens français. L’université est le lieu de se confronter à l’intelligence pour grandir dans la raison, contre les principes qui ont peut-être pesé pendant l’enfance sur la construction des jeunes adultes. En osant envisager qu’il est nécessaire désormais de ne pas heurter les opinions des usagers, France Universités laisse planer un doute sur sa capacité à saisir les enjeux politiques de l’Institution dont elle a la charge."
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