Remise des Prix le 14 novembre 2017 à la Mairie de Paris

VIDEO Prix de la Laïcité 2017. Gilles Clavreul : "N’ayons pas peur d’assumer nos convictions !"

Gilles Clavreul, Grand Prix national de la Laïcité, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). 14 novembre 2017

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Je ressens beaucoup de fierté et de gratitude en me retrouvant devant vous. Fierté parce que le jury me place dans une lignée de femmes et d’hommes que j’admire, certains sont devenus des amis. Gratitude aussi, parce que ce que vous avez bien voulu distinguer à travers moi c’est une action, celle que j’ai conduite à la tête de la DILCRAH, et cela a été possible parce que trois personnes, trois hommes d’Etat, qui ont été successivement mes patrons, m’ont fait confiance et m’ont confié cette responsabilité : François Hollande, Manuel Valls qui a voulu faire de la DILCRAH ce qu’elle est, et Bernard Cazeneuve. C’est une grande chance qui m’a été donnée que de travailler avec ces trois hommes d’Etat ; ils savent ma reconnaissance et ma fidélité.

Je salue l’engagement et la fermeté des convictions de toujours du CLR et de son président, cher Patrick Kessel, cher ami. Je salue et remercie de son accueil la maire de Paris, chère Anne qui ne manquez jamais au combat antiraciste, à la lutte contre l’antisémitisme, à la lutte contre l’homophobie et à la défense de la laïcité, et en qui les associations trouvent une partenaire fidèle.

Dans mes fonctions, j’en ai tôt fait l’expérience : on ne combat pas le racisme, ni l’antisémitisme, ni le sexisme, ni l’homophobie, si on ne comprend pas ce qui se joue, en France aujourd’hui, autour de la laïcité, mais qui se joue aussi, dans des termes et une histoire différentes, dans toutes les démocraties occidentales, à savoir la montée en puissance des passions identitaires - non seulement dans l’espace publique, mais dans pratiquement toutes les dimensions de la vie collective.

J’ai parlé de "tenaille identitaire", qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que pour certains l’aune de la politique, ce n’est plus ce que l’on dit ni ce que l’on pense, mais ce que l’on est, et que les convictions se confondent tout entières avec les origines.

Or les entrepreneurs identitaires ne sont plus seulement là où on a l’habitude de les trouver, c’est-à-dire à l’extrême-droite ou à la droite extrême. Ils sont aussi désormais solidement établis dans une partie de la gauche et de l’extrême-gauche. Et des deux côtés, par des efforts certes opposés mais conjoints, ainsi qu’une tenaille, ils réduisent petit à petit l’espace démocratique et républicain, et y remplacent la délibération par la revendication.

Nul besoin d’expliquer longuement ici en quoi non le fait religieux en lui-même, mais son utilisation politique, joue un rôle déterminant dans ce processus d’étouffement. Car ce sont avec les mots mêmes de la démocratie libérale – la liberté de conscience, la lutte contre les discriminations, le respect des cultures, l’aspiration à l’égalité – que la revendication identitaire s’exprime.

Et donc nul besoin non plus de rappeler pourquoi la laïcité est si importante pour objecter, répondre et faire pièce à cette double offensive. Elle est en vérité à la croisée de tous les combats républicains : la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, la liberté des femmes, l’émancipation des plus défavorisés, la défense du primat de la raison sur la croyance, la liberté sexuelle. La laïcité, c’est aussi le droit au blasphème et à la caricature, sans laquelle aucune imposture ne serait jamais dénoncée, celle des Tartuffe ou de leurs ombrageux attachés de presse.

La laïcité est aussi devenue un sport de combat. J’y ai pris ma part, comme nombre d’entre vous ici, comme nombre de militants politiques, associatifs, syndicaux, de fonctionnaires de terrain, ces premières lignes de la République auxquelles je veux rendre ici un hommage qu’à mon avis on ne leur rend pas assez, eux que j’ai rencontrés durant mes journées dans des collèges, des centres sociaux et des mairies annexes un peu partout en France. C’est en grande partie grâce à eux que la société ne s’est pas déchirée après les attentats, grâce à eux que, malgré la progression de l’islam radical, malgré le niveau toujours très élevé du Front National (et je vois que déjà on l’a presque oublié, quelle erreur !), malgré le dégagisme ambiant, la France a tenu bon et ne s’est pas égarée dans des populismes qui, ailleurs, ont considérablement progressé.

Le combat est rude, il est parfois violent mais il faut s’y faire : nous n’en sommes qu’au début. Et puisqu’il faut le livrer, ce combat, n’ayons pas peur de dire qu’un immense travail nous attend si nous voulons desserrer l’étau.

Les identitaires ont ciblé la jeunesse et y ont conquis des parts d’audience. Or nous avons des choses à dire à la jeunesse. Nous avons aussi à nous adresser aux classes populaires, à ces territoires qui décrochent, à leurs habitants qui font l’expérience du déclassement et qui se sentent ignorés, méprisés.

Nous sommes à un moment décisif, celui où les classes moyennes intégrées sont à leur tour gagnées par le ressentiment contre les élites et donc tentées par des solutions radicales. La gestuelle, la symbolique sont nécessaires à la République ; mais elles ne sont pas suffisantes. Il faudra des actes concrets, c’est-à-dire des politiques publiques appuyées par de la présence humaine. Car à force de rationalisation des cartes et d’optimisation des services, la modernité managériale finira par nous coûter beaucoup plus cher qu’elle ne prétend nous rapporter. Cela aussi, les identitaires l’ont bien compris, de l’aide aux devoirs à l’aide sociale de proximité, ils savent se rendre maîtres des fins d’après-midi et des dimanches desoeuvrés.

Il faut enfin que l’Etat s’engage – l’Etat, et plus largement tous ceux qui concourent à l’exercice de la puissance publique, car eux seuls possèdent l’effet d’entraînement et de mobilisation propre à mettre toute la société en mouvement. Certains s’en offusquent et j’ai moi-même subi ce reproche, qui réclament à l’Etat d’être neutre. Clemenceau, comme souvent, avait flairé le piège tendu par ceux qui veulent interdire à l’Etat de s’aventurer sur le terrain des valeurs – et nous retrouvons la laïcité au cœur du sujet : « Aux grandes questions que tôt ou tard l’homme se pose, écrit Clemenceau, c’est le catéchisme seul qui répond, et pendant ce temps l’instituteur, humilié, confiné dans sa fonction de machine, enseigne l’orthographe et la règle du participe passé. »

Ainsi serait l’Etat neutre, dans le désir de certains : un Etat interdit de parole, de pensée et de convictions, réduit à l’application mécaniste de normes impersonnelles et comme incréées, puisqu’elles sont supposées ne jamais avoir été le fruit d’une prise de position, d’un point de vue sur les choses. Mais ça, ce n’est pas l’Etat neutre : c’est l’Etat neutralisé. Un tel Etat conviendrait bien à ceux qui ont renoncé à la vie en commun. Il serait en revanche le notaire parfait de la coexistence des communautés réduites aux acquets. Il aurait même soin de promouvoir la laïcité, cette conviction parmi les autres, voire de rendre de temps en temps un hommage hypocrite à cette culture particulière qu’on appelle l’universalisme. C’est L’Etat soliveau, celui de la fable [1]. Mais les grenouilles, dans la fable, se lassent du soliveau, et le chassent. Leur vient une grue, qui les dévore. C’est une analyse politique que je fais mienne.

Au contraire, n’ayons pas peur d’assumer nos convictions. L’engagement ce n’est pas l’esprit de parti ; au demeurant celui dont je parle est largement transpartisan. Nous serons toujours critiqués pour cela par nos adversaires, mais c’est plutôt bon signe. Car dans le même temps, j’en suis convaincu, il existe une attente de République. La République, les Français y sont très majoritairement et très profondément attachés. Il la gratifient d’un amour exigeant, ils le font sèchement savoir quand elle les oublie – ont-ils tort ? Travaillons plutôt à la leur rendre.
Je vous laisse sur une phrase pleine d’espoir de Bernanos, ce monarchiste anti-dreyfusard qui a évolué vers la résistance et renié l’antisémitisme, c’est-à-dire qu’il avait écouté Gide qui disait qu’il faut toujours suivre sa pente mais en la remontant. Voilà ce que Bernanos écrivait en 43 depuis son exil brésilien : « Je suis entré dans la nuit française, mais je sais bien qu’en allant courageusement jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore ».



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