Tribune libre

Tariq Ramadan tel quel : obsessions et roublardise (K. Slougui)

par Khaled Slougui, président de l’association Turquoise Freedom. 2 février 2017

De prime abord, le personnage peut impressionner, les esprits simples pourraient même se laisser séduire. Cela est manifestement l’expression d’une méconnaissance, voire d’une totale ignorance de son parcours, de ses prises de position, de ses fréquentations, mais aussi et surtout de ses écrits.

A l’inverse de certains, à la recherche du sensationnel, qui, en même temps qu’ils l’utilisent pour booster leurs ventes de journaux et leur audimat, contribuent largement à façonner une image et une réputation dont l’influence sur une jeunesse en perte de repères est désastreuse, j’ai essayé de privilégier une analyse sans complaisance de son discours, pour en saisir la logique et comprendre surtout comment il est assimilé par des publics divers et variés, et notamment les jeunes que nous rencontrons.

Sans verser dans la critique de bas étage qui privilégierait, sur ses déclarations, son compagnonnage, etc., les « on dit » et les « ragots » sur ses compétences en islamologie et surtout en philosophie. Démarche qui, au demeurant, lui rendrait service puisqu’elle le placerait d’emblée et de fait dans la peau de la victime, posture qu’il affectionne par-dessus tout et qu’il entretient de façon permanente, voire excessive.

J’ai simplement visionné des émissions auxquelles il a participé, lu et relu ses principaux ouvrages, ceux qui expriment le mieux ses idées. Relu parce que l’auteur est insaisissable, fuyant, inconstant, et très rusé du point de vue du style. L’on pourrait suggérer l’idée de la ruse érigée en méthode et en principe d’action. Si je devais le comparer à un animal, ce serait le produit du croisement le plus abouti, le plus accompli, entre l’anguille et le caméléon.

Donc, difficile à cerner pour les autres, parce que se contredisant, changeant de ton, d’allure, de références, qui peuvent dérouter le vis-à-vis ; mais en même temps le desservir, dans la mesure où l’instabilité est susceptible d’être interprétée comme la non maîtrise de ses sujets. Seulement, dans son cas, la non maîtrise est aussitôt comblée, compensée, par une faconde que nul ne saurait lui contester.

D’où la question : la volubilité et le bagou sont-ils suffisants pour l’éclosion d’une pensée féconde ? Rien n’est moins sûr, du moins pour les observateurs avertis et donc rompus à l’examen critique.

Deux exemples pour illustrer le discours contradictoire et le double langage.

  • Sur les intellectuels musulmans et l’Occident : « Il y a des universités en Europe où on n’étudie jamais ni Ghazali, ni Shatibi, ni Averroës, ni aucun autre penseur inscrit dans la tradition musulmane. Quelle amnésie sélective ? » Mais par ailleurs, il se plaint du contraire : « Pour faire bonne figure, on cite obsessionnellement la figure d’Averroës le rationaliste qui ressemble tant, à qui l’on doit d’avoir découvert notre Aristote » [1]. Attitude symptomatique de sa hantise et sa phobie des intellectuels musulmans (les vrais).
  • Sur la notion d’intégration, qu’il abhorre : « La contribution des citoyens de confession musulmane doit être la réponse positive aux discours passéistes obsédés par l’intégration ; il nous faut élaborer un discours et une approche post-intégration. » En même temps, il préconise l’inverse : « Nous devons accomplir une sorte d’intégration revendicatrice. » Peut-être est-il nécessaire de préciser qu’à ce propos, ce qui l’obsède, c’est la distinction entre les modèles d’intégration anglo-saxon et français, approche qu’il juge vide de sens. Son rêve et celui de tous les islamistes, c’est de voir s’aligner la France sur le monde anglo-saxon et ses tribunaux islamiques [2].

Dans ce domaine, sa réputation n’est pas surfaite, et on peut donner des exemples à loisir.

Comme tout lecteur, à l’évidence, j’avais des attentes. Ayant une certaine connaissance du personnage, je ne me faisais pas trop d’illusions. Mais le résultat a été en-deçà de tout ce que j’imaginais.

En effet, j’ai cherché une pensée libre, je me suis heurté à une pensée figée qui incarne parfaitement la notion de « clôture dogmatique » chère à Arkoun.

J’ai scruté un libre cours aux fastes de la raison, j’ai buté sur un recroquevillement de la foi érigée en néo-idéologie. J’ai traqué un soupçon d’élan et d’inspiration, j’ai trébuché sur une paralysie et une momification de la pensée. J’ai été en quête d’une vraie philosophie, celle-là même qui célèbrerait la pensée pour la pensée, j’ai recueilli une prédication de la prééminence du contingent et du spécifique sur l’universel. Or le spécifique me donne des boutons.

J’ai parié sur l’empathie et la compassion, j’ai été choqué par l’esprit de revanche et la rancune. J’ai espéré de la tolérance et de l’amour, j’ai découvert l’esprit de secte, le rejet de l’autre. J’ai souhaité, en particulier, remonter à l’âge d’or et à l’humanisme arabo-musulmans pour me rassurer sur le fait que la malédiction qui frappe l’islam aujourd’hui ne saurait être que passagère, j’ai succombé sur une théologie archaïque, à contre-temps de la marche du monde, et un rigorisme insondable qui se dissimule sous une sémantique humaniste, révolutionnaire même. Un comble !

En réalité, malgré sa turbulence et son agitation furieuse, il n’est pas difficile à cerner. C’est lui-même qui se présente de la sorte : un salafiste qui s’assume. Mais il serait réformiste et non littéraliste. Différence fondamentale ? Nuance dans le projet ? Ou discernement trompeur et division du travail dans une claire optique de construction de l’Etat islamique et d’application de la chariâ ? La dernière option l’emporte tout naturellement.

Mais l’idée n’est pas nouvelle, puisque son grand-père a ouvert la voie, il y a de cela un siècle [3]. La fidélité à la famille, qu’il revendique à longueur de pages, l’amène à des excès dans le jugement, voire même des arrangements avec la vérité historique.

En effet, sans vergogne, le grand-père est qualifié de « réformiste le plus marquant de son siècle » ; il « est bien l’héritier de Mohamed Abduh » [4].

Une telle affirmation relève, comme tant d’autres, de l’escroquerie intellectuelle. A juste titre désignée comme « islam des Lumières », la pensée de Mohamed Abduh s’inscrivait de fait dans son temps. Il en appelait à intégrer la modernité et la science que l’Occident adoptait comme voie incontournable du développement. Non sans quelques hésitations et peut être aussi un manque d’audace, il a préféré penser son temps, à contre-courant des recettes traditionnelles, au lieu de le subir.

Suggérer que le grand-père serait l’héritier des penseurs de la Nahda, dont Abduh, est une outrance, style très familier du personnage.

Ecoutons Abduh : « Si la religion peut nous révéler certaines choses qui dépassent notre compréhension, elle ne peut nous enseigner aucune qui soit en contradiction avec notre raison. » Et il tranche sans sourciller dans sa Risālat [5] : « En cas de conflit entre la raison et la tradition, c’est à la raison de décider », rappelant en cela le grand Averroes. Une pensée certainement digne de la philosophie des Lumières, si ce n’est de l’Aufklärung allemand.

A rebours, prenant les vessies pour des lanternes, le petit-fils allègue, dans une dénégation arrogante : « Par son influence, Quaradawi aura sans doute apporté plus que Abduh au début du siècle » [6].

Normal, puisqu’il s’agit de son mentor qui, il faut le souligner, est l’apôtre de l’apostasie, dont l’une des victimes les plus récentes est le regretté professeur égyptien Nasr Abou Zayd, obligé de divorcer et de s’exiler par les ténébreux du Caire [7].

Il semble opportun de rappeler à l’occasion la distance, si ce n’est le gouffre incommensurable, qui sépare la pensée du père de la Nahda de celle du petit fils et de son maître à penser.

Alors que le premier n’a pas hésité à reconnaître comme licite le prêt avec intérêt et a libéré les consciences par des fatwas sur des questions touchant à l’habillement (port du chapeau), l’alimentation (consommation de la chair provenant de bêtes abattues par des juifs et des chrétiens), la représentation de figures humaines (nous sommes au XIXe siècle), les seconds sont restés engoncés dans le hallal et le haram (licite/illicite) et plus généralement le débat sur l’obligation et l’interdiction.

En témoigne la plainte du petit-fils : « Depuis des décennies, les musulmans sont en proie à de profonds troubles de conscience tant il est difficile (les pauvres !) de vivre dans les sociétés industrielles et d’éviter les opérations financières avec intérêt », et qui en rajoute : « Celui qui s’engage dans la spéculation ou la pratique de l’intérêt financier entre en guerre avec le transcendant » (nous sommes au XXIe siècle).

Drôle de régression pour qui se prend pour l’incarnation de la réforme de l’islam. Il faut rappeler que tout ce qu’il gagne comme argent n’échappe pas aux circuits et donc aux mécanismes de la finance internationale. Ainsi, il pratique à son tour l’analyse à géométrie variable qu’il dénonce très souvent.

Mais revenons au substrat de sa pensée (si pensée il y a). Toutes ses déclarations peuvent être remises en cause, car l’on n’est pas en présence d’une vraie élaboration intellectuelle : il s’agit plus de postures. Anachroniquement, sa pensée n’existe que par opposition à l’Occident et par négation de ce qu’il affirme. On est très loin d’un Rachid Benzine qui, avec sa recherche sur « les nouveaux penseurs musulmans » [8] et d’autres travaux encore, est devenu une référence en islamologie. En effet, son invocation de l’analyse du Coran comme n’importe quel texte littéraire, sa mobilisation de l’herméneutique pour ce faire, l’allusion à la métaphore et l’allégorie pour rendre plus intelligibles certains passages du texte, tintent à nos oreilles, jamais habituées à la rhétorique salafiste, comme un discrédit de la bigoterie crasseuse, si ce n’est l’affirmation d’un souffle et d’un élan vers un islam de progrès.

Ses positions expriment davantage des obsessions (le nationalisme, la laïcité, les intellectuels musulmans, la femme, l’intégration, l’Occident, la liberté, la modernité…) ; elles se traduisent par une certaine roublardise qui consiste à revendiquer des valeurs et des combats qui n’ont jamais été les fondements de l’idéologie de l’islam politique, loin s’en faut. Et postuler à une crédibilité en référant tantôt au Nobel de l’économie Amartya Sen ou au sociologue Edgar Morin, tantôt à l’altermondialiste Susan George, à Jean Baubérot sur la laïcité, ou Serge Latouche qui, à propos d’économie islamique, lui a rappelé sèchement : « Il n’y a pas vraiment d’économie islamique » (rapporté par Tarik Ramadan).

Acculé, il s’en est sorti par une esquive, comme à son habitude : « J’entends bien, mais au fond, ce n’est pas ce qui m’intéresse. »

Or, c’est faux ! Puisque quelques pages plus loin, il expose la gestion économique islamique en trois principes : pas d’intérêt, la zakat ou aumône légale et l’opposition à la spéculation. Le pire, c’est qu’il en fait un projet de société alternatif à ce qu’il appelle le modèle de société occidentale.

Analyse dérisoire et rudimentaire, misère de la philosophie, pour parler comme un autre barbu (Karl Marx).

Gageons que sa prochaine reconversion concernera l’écologie et l’avenir de la planète.

L’entourloupe consiste à rien de moins qu’à recycler les idées des autres (et qui datent) en se les attribuant, avec l’adjonction du qualificatif islamique ou musulman.

Mais, plus que tout, ce qui est intolérable, voire odieux, c’est la falsification de l’Histoire : « Les résistances les plus farouches à la colonisation sont les mouvements qui s’appuient sur l’islam comme référence unitaire et libératrice », et aussi « Toutes les luttes pour l’indépendance portent cette référence à l’islam, même le très laïque FLN. »

Comme par hasard, aucun des grands historiens n’est sur cette ligne.

Méconnaissance de l’histoire, volonté délibérée d’induire en erreur et mensonge, tout à la fois.

Il y a un quart de siècle, voici ce que j’écrivais sur le sujet [9] : « Contrairement aux prétentions des islamistes à s’approprier la guerre de libération (les principaux motifs à l’insurrection seraient d’ordre religieux, il s’agirait d’une guerre sainte), et comme l’a souligné F. Fregosi [10] à juste titre, l’Etat futur dont rêvaient les nationalistes ne devait nullement revêtir un caractère religieux, ni faire de la loi religieuse la référence ultime voire unique pour toute action publique à venir. D’ailleurs, l’association des Oulémas, assimilationniste au départ, n’a rejoint le FLN que tardivement. Mieux encore, toutes les organisations politiques réclameront à leur tour la liberté du culte et l’application de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des églises et de l’Etat. »

Bref, les mensonges peuvent être énumérés à foison, à propos de toutes les questions précitées, nous y reviendrons certainement dans d’autres tribunes pour poursuivre le travail de déconstruction entrepris.

En définitive, sa stratégie consiste à parler au nom des musulmans, qu’il prend en otage en leur attribuant des problèmes et difficultés, des convictions et des comportements qui n’existent que dans ses fantasmes : « Dans les sociétés musulmanes, l’interdit est souvent appliqué à la lettre. »

Sa haine de l’Occident, que rien ne peut justifier, n’a d’égal qu’une volonté sans faille de remettre en cause valeurs et principes, en proposant de les appréhender à partir des références islamiques.

Outre le recours récurrent au moratoire invoqué par lui et les savants (sur la lapidation [11], la peine de mort, etc.), certaines déclarations illustrent très bien son positionnement, laissant difficilement place au doute : « Le travail juridique, élaboré à partir du Coran et de la sunna, est original par rapport à la conception des droits humains en Europe. Il n’est pas une seule façon d’être libre et il faut se méfier de ce paradoxe qui confine à la dictature d’un seul modèle de liberté. Il est clairement question de sauver l’âme de l’Europe ou simplement de lui en octroyer une. Se cramponner frileusement à une interprétation restrictive par crainte de l’occidentalisation est peut-être compréhensible » [12].

Moi, je préfère rester sur cette prévision lumineuse de Berque : à défaut de contenu, l’essai de « coraniser » les acquis de la modernité sans concession à ce qu’ils procurent, à savoir la rationalité critique, ne constituerait qu’une tactique à courte vue, justiciable de l’échec à court terme [13].

L’espoir est permis.

Khaled SLOUGUI,
président de l’association Turquoise Freedom, d’aide aux victimes de l’islam radical.

[1Tarik Ramadan, L’Islam en questions (Actes Sud) et Mon intime conviction (Presses du Châtelet).

[2Voir Tribunaux islamiques (note du CLR).

[3Tarik Ramadan est l’un des petits-fils d’Hassan Al-Banna, le fondateur des Frères musulmans (note du CLR).

[4Mohamed Abduh est un "juriste et un mufti égyptien, fondateur avec Jamal al-Din al-Afghani du modernisme islamique" (Wikipédia) (note du CLR).

[5Mohamed Abduh, Risālat at-Tawhīd, cité par Rédha Malek, Tradition et révolution, le véritable enjeu.

[6Youssef Qaradawi est l’actuel "guide spirituel" des Frères Musulmans, en Egypte (note du CLR).

[8Rachid Bnezine, Les nouveaux penseurs musulmans, Albin Michel, 2004 (note du CLR).

[9Khaled Slougui, "Entre ajustement structurel de l’économie et terrorisme, quels scénarios pour une issue à la crise en Algérie ?"

[10Franck Frégosi, "Islam et État en Algérie. Du gallicanisme au fondamentalisme d’État" in Revue du monde musulman et de la Méditerranée, numéro spécial Algérie, 1992.

[12Tarik Ramadan, op. cit.

[13Jacques Berque, Une cause jamais perdue. Pour une Méditerranée plurielle (Albin Michel), 1998.


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