Tania de Montaigne, Mention au Prix national de la Laïcité 2018. 6 novembre 2018
Tania de Montaigne, auteur de "L’Assignation. Les Noirs n’existent pas" (Grasset).
Je voudrais remercier le jury d’avoir distingué mon livre "L’assignation, les Noirs n’existent pas" et de l’avoir hissé sur un socle qui l’oblige et m’oblige avec lui. Car il y a, pour moi, dans la laïcité la condition et le préalable à trois idées puissantes et belles : la liberté, l’égalité et la fraternité. C’est un équilibre aussi fragile et complexe, que fort et clair. Il tient par nous et, s’il périt, ce sera par nous.
À l’heure où, sur tous les continents, les pays tombent les uns après les autres sous la coupe du simplisme, du rejet et du racisme. Où il parait plus simple de voter pour celui ou celle qui criera le plus fort que le problème c’est l’autre. Et que l’autre c’est le noir, le juif, le musulman, le jaune, le rom, la femme, le Mexicain, le Rohinga...
À l’heure où il est devenu normal de croiser des soldats devant des écoles, de passer par des portiques de sécurité pour aller faire ses courses, de ne même plus distinguer un fusil du mobilier urbain. Où l’on peut mourir de prendre un café en terrasse, d’aller à un concert, de regarder un défilé du 14 juillet. À l’heure où certains croient se trouver en perdant les autres, à coup de bombes, de couteaux, de camions lancés à pleine vitesse, j’ai voulu essayer, avec ce livre, de mettre un peu d’oxygène dans l’asphyxie ambiante. Tenter de relancer les dés en sortant de la dialectique du communautarisme et du nationalisme qui, tous deux, veulent répondre à la question "Qui suis-je ?" en n’ayant que la race pour solution. Tirant chacun vers cette tentation morbide de penser qu’une couleur ou une religion disent tout d’une personne.
Qui suis-je ? J’ai commencé à penser à ce livre le jour, où, venant participer à un débat, j’ai entendu la personne chargée d’animer la rencontre me dire : "Comment est-ce que je dois vous présenter ? Vous êtes euh... Vous êtes euh… De couleur… Enfin black… Enfin comment diriez-vous ? Comment dois-je vous appeler ?"
J’ai un nom, un prénom, j’en ai même trois pour être exacts, on ne peut pas dire qu’il n’y ait pas l’embarras du choix. J’ai un métier aussi. J’ai un parcours. Mais tout ça ne valait rien pour cette personne. Non, la chose la plus parlante pour elle, celle qui me disait le mieux à ses yeux, c’était ma couleur. J’imagine que ça aurait aussi pu être ma religion mais, là, ça compliquait l’affaire parce qu’elle ne la connaissait pas. Elle la supposait, bien sûr, puisque comme tous les noirs, je suis forcément musulmane. Mais, elle n’en était pas sûre, il aurait fallu qu’elle me demande et, me demander, c’était déjà prendre le risque de la relation donc d’une potentielle complexité. Alors que le principe, c’était justement de ne pas me connaître, de faire simple, d’aller vite. "Comment dois-je vous appeler ?" Dans cette question qui n’en était pas une, il y avait l’idée que si elle pouvait dire ma couleur avec le mot approprié, elle aurait tout dit de moi et il n’y aurait plus à y revenir. Noir, black, ckebla, négro, afro, personne de couleur, personne issue de la diversité, métisse, renoi, muslim, rebeu, asiate, feuj, catho, rom, gitane ? Comment dois-je vous appeler ?
"Personne ne peut passer une chaîne à la cheville de son compagnon humain sans finir par se nouer l’autre bout autour du cou." a dit Frédérick Douglass dans un discours à Washington. Frederick Douglass était né esclave et l’est resté jusqu’à ses 20 ans. Au moment de ce discours, il ne l’était plus, il était devenu écrivain, mais il savait précisément ce qu’était une chaîne, il en connaissait le poids, réel et symbolique. Il savait ce que devient un être à qui on interdit le mouvement, réel et symbolique. Et il savait que personne ne gagne à ranger l’autre dans une boîte, que tout le monde meurt d’avoir interdit à l’autre d’exister.
Alors, vivons, puissamment, fortement. Soyons libres, égaux et fraternels. Sans capitulation, sans persécution. Simplement, libres, égaux et fraternels. "Comment dois-je vous appeler ?" Appelez-moi Tania, appelez-moi Madame, appelez-moi Française, appelez-moi Européenne, appelez-moi être humain, ça suffira bien.
Voir aussi Prix de la Laïcité 2018, la note de lecture T. de Montaigne : Le racisme a la vie dure par Patrick Kessel (note du CLR).
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