Dossier de Une : “Religions à l’école” 2004
En s’appuyant sur les textes sacrés pour enseigner le “fait religieux”, l’école dispense finalement une vision légendaire de l’histoire, loin de tout savoir scientifique. Une vraie faillite.
– « Tu ne voleras pas. Tu ne feras pas de faux témoignages... »
- « Tu en as oublié un : “Tu ne désireras ni la femme ni les biens d’autrui”. »
L’élève acquiesce, vaguement penaud, mais ne peut s’empêcher de sourire en coin au moment de retourner s’asseoir à sa place... La scène se passe dans une classe de 6e d’un collège de la banlieue parisienne. L’interrogation orale portait sur les dix commandements remis à Moïse par Yahvé, d’après l’Exode 20, 2-17. Bribes de catéchèse dispensées dans une école religieuse ? Non point. Cet échange entre un professeur et son élève n’a pas pour cadre l’instruction religieuse, mais un classique cours d’histoire et pourrait se tenir dans n’importe quel établissement scolaire, public ou "privé". Car les religions ont toujours siégé dans les programmes scolaires. Étonnante alliance par sa nature et sa longévité, en regard de l’actuel débat houleux autour de la présence du signe religieux à l’école, de la récente création d’une commission dirigée par Bernard Stasi [1], médiateur de la République, pour redéfinir la place, dans la République, d’une laïcité mise à mal, ou de l’ouverture du premier lycée privé musulman de la métropole en septembre à Lille. Le laïc et le religieux peinent à faire bon ménage dans les cartables... Et pourtant, l’ “histoire sainte” fut enseignée dans les collèges dès le règne de Louis XIV, reconfigurée au début du XIXe siècle pour traiter des débuts du judaïsme et du christianisme dans les programmes de 6e, où ils figurent toujours. L’affrontement de l’islam et du christianisme au XIIe siècle est, lui, traité à l’école primaire au travers des croisades, au moins depuis 1827. Il est revu au lycée, en classe de 2nde depuis 1818 et peut-être même avant.
Quand le “croire” se mêle allègrement au “savoir”
Pour la seule classe de 6e, l’enseignement touchant au domaine religieux représente ainsi de 6 à 8 heures (sans compter la mythologie grecque), sur un total de 32 à 39 heures d’histoire, soit environ 20 %. Bel effort soutenu de l’école laïque et républicaine d’intégrer non pas l’histoire des religions – elle s’en défend vigoureusement –, mais le “fait religieux”, dès lors que l’événement en question prend une dimension politique, sociale ou économique marquante en son époque. Cette approche, pour peu qu’elle soit scientifique, comme elle le revendique, semble se conformer aux fondements mêmes de l’histoire, discipline enseignée et science des événements passés.
Scientifique ? En apparence du moins. Car si l’on se penche sur le contenu de cet enseignement sensible et la manière dont il est dispensé, il apparaît que le “croire” se mélange allégrement au “savoir”. Même si la recherche en archéologie et en histoire a abondamment contribué à éclairer la chose religieuse, son apport dans ce domaine peine à franchir le portail de l’école. Dans les manuels scolaires d’histoire en particulier, nous avons constaté combien il est difficile d’isoler et d’identifier le fait religieux, noyé dans le dogme et la conviction, abusivement paré des oripeaux de l’histoire.
La Bible, source historique ?
Un exemple parmi d’autres ? Prenons le chapitre que le programme de 6e intitulé “Les Hébreux, le peuple de la Bible”. Nous avons passé au crible les six livres d’histoire les plus utilisés dans cette classe (p. 48 à 61 [2]). L’existence de Moïse semble assurée aux yeux de leurs auteurs et, par ricochet, tout se passe comme si elle était entérinée par les chercheurs qui reconstituent l Antiquité. Des cartes géographiques reproduisent le trajet de l’Exode, et des frises chronologiques balisent l’histoire des Hébreux. En citant les récits de la Bible sans les contextualiser, ces ouvrages scolaires les corroborent. Ils renoncent aussi aux lumières qu’apportent les recherches scientifiques en la matière. Moïse a bien existé, même si aucune découverte archéologique ne l’atteste et si des scientifiques aussi réputés qu’Israël Finkelstein, directeur de l’Institut d’archéologie de Tel-Aviv, en doutent ouvertement. Le libérateur des Hébreux quitta le pays de Pharaon vers 1260 avant notre ère sous le règne de Ramsès II... et tant pis si les archives égyptologiques n’en gardent trace. Des documents archéologiques mentionnent, certes, plusieurs immigrations en Egypte de peuples sémitiques venus de Canaan, et leur expulsion par des pharaons, mais ils ne s’accordent pas avec la chronologie de la Bible. L’unique référence égyptienne au peuple d’Israël, la stèle de Merneptah, qui décrit la victoire du fils de Ramsès II à Canaan et l’anéantissement de ses habitants, ne permet pas de lever l’incertitude sur l’identité de ces Sémites. In fine, si le fait historique à caractère religieux y perd de la consistance, l’histoire tout entière en ressort amoindrie, voire discréditée.
Un christianisme “idyllique”
Un verdict que confirme Jean-Pierre Vernant. Le grand spécialiste de l’Antiquité grecque souligne à quel point la démarche de l’historien paraît peu rigoureuse dans l’enseignement, semblant se focaliser sur des textes sacrés (aux yeux des croyants) au détriment d’études hébraïques, philologiques, archéologiques et historiques totalement absentes des manuels. « Je pense que le problème vient davantage de la façon dont cet enseignement est conçu que de son contenu. La démarche des éditeurs consiste à romancer des platitudes que la tradition a conservées. Ce n’est pas satisfaisant », analyse-t-il. Même indignation de la part de Pascal Arnaud, spécialiste du monde romain, de la culture et des rites sémitiques, à propos de la manière dont les débuts du christianisme sont abordés en 6e. « On traite trop souvent Rome au travers du christianisme, comme si le seul destin historique du monde romain avait été de l’engendrer. Mais de la religion romaine elle-même, on ne dit rien. Or, la société et les institutions romaines sont entièrement fondées sur le fait religieux et il est impossible d’aborder le christianisme avec une perspective d’historien sans le réintégrer dans l’ensemble des manifestations religieuses et spirituelles de l’époque. En outre, cette approche dans les programmes est très sélective, les aspects matériels de la diffusion du christianisme, tels que prosélytisme ou répression, sont évacués au profit d’une vision idyllique des premiers chrétiens. Ce n’est pas là une démarche historique. » Prédominance d’un courant religieux sur les autres, dont on tait, par ailleurs, les faits susceptibles de choquer le croyant... « Les manuels scolaires n’ont pas une approche distanciée », confirme Philippe Joutard, ancien recteur et auteur d’un rapport sur l’enseignement du fait religieux.
A y regarder de près, la faute n’en incombe pas aux seuls auteurs de manuels. Pour ce qui concerne le christianisme, les savoirs définis dans les programmes se cristallisent essentiellement autour du “religieusement correct”, à défaut de “l’historiquement exact”. L’historienne Suzanne Citron a ainsi raison de rappeler que « toute écriture de l’histoire est imprégnée de le subjectivité de l’historien qui reconstruit le passé ». Il n’empêche, la science et les historiens restent les mieux placés pour donner du passé la vision la moins subjective possible...
L’islam mieux traité… qu’avant
Le cas de l’islam est à cet égard assez révélateur, étant parfois réduit à sa composante arabe à travers une vision monolithique des manuels d’histoire, mais aussi des livres de lecture du primaire. Une vision caricaturale, qui toutefois bien évolué ces dernières an nées. Dans une étude publiée en 2001 [3], la sociologue Marlène Nasr, qu’enseigne à l’Institut des sciences sociales de l’université libanaise, a notamment étudié les textes relatifs au monde arabo-islamique tirés des manuels de lecture du primaire utilisés en 1986. Les Arabes, identifiés aux Bédouins et aux Maures, s’y montraient hostiles vis-à-vis des Français, ou en situation d’infériorité. Dans les manuels d’histoire du primaire de la même époque, la religion des musulmans était dépeinte tour à tour sous un aspect brillant et pacifique, soulignant le rayonnement de la civilisation islamique (toutefois plus porteuse d’un héritage antique culturel et scientifique que source de progrès en elle-même), et sous l’aspect négatif d’une religion déchirée par les divisions internes et très intolérante envers les minorités religieuses. Or, Marlène Nasr souligne que des changements importants sont intervenus dans la présentation des Arabes et de l’islam dans les manuels en usage en 1997-1998. En particulier, la société islamique a cessé de prendre les traits d’une société esclavagiste...
« Mais si l’image de la culture et de la civilisation islamique est positive, celle de la religion islamique reste en revanche négative », analysait Moustafa Elhalougi, professeur de linguistique à la faculté des langues d’Al-Azhar, au Caire, en 2002, dans une étude portant sur les manuels d’histoire du collège et du lycée, et diffusée par le centre culturel égyptien de Paris. A l’école, l’image d’un islam conquérant et belliqueux prédomine ainsi toujours (voir p. 48 à 61 [4]). Quant au judaïsme, il souffre, comme on l’a vu, d’un traitement "romancé" et les faits et croyances qui se rapportent à ses débuts prennent, dans les manuels scolaires, la forme de fabulations.
« L’histoire des religions n’est pas le recueil des souvenirs d’enfance de l’humanité, ni un catalogue d’aimables ou funestes bizarreries », écrivait le philosophe Régis Debray en 2002, dans un rapport consacré à l’enseignement du fait religieux, commandé par le ministre de l’époque Jack Lang, et plaidant en faveur de son renforcement.
Qu’on ne s’y trompe pas. Ces critiques ne remettent pas en cause le principe d’inscrire à la craie les référents religieux au tableau noir. Si leur sélection est parfois discutée, la présence du "sacré-désacralisé" en classe n’est plus contestée depuis belle lurette, pas même par les plus ardents défenseurs de la laïcité. Chacun s’accorde aujourd’hui à trouver dans les religions des éléments indispensables à la compréhension de l’histoire des civilisations, des sociétés et des hommes, à l’appréciation de notre héritage culturel, à l’entendement de l’actualité nationale et internationale. La culture religieuse relève bien de la mission éducative de l’école.
Et pourtant, l’institution faillit. Les avis convergent : les élèves souffrent d’une inculture religieuse affectant à la fois l’école publique et les établissements privés confessionnels. Une ignorance liée, selon le rapport Debray, aux études et non à l’origine religieuse des élèves ou à leur appartenance familiale. Et de dénoncer la menace croissante « d’une déshérence collective, une rupture des chaînons de la mémoire [...], l’affadissement du quotidien environnant, dès lors que la Trinité n’est plus qu’une station de métro [...], l’angoisse d’un démembrement communautaire des solidarités civiques »...
Le paradoxe du beurre et de l’argent du beurre
Le ministère a bien tenté de redresser la barre. Car le constat n’est pas nouveau. En 1992 déjà, un premier rapport rédigé par le recteur d’académie Philippe Joutard soulignait la nécessité de renforcer la présence du fait religieux dans l’enseignement scolaire. Il avait été suivi, en 1996, par une révision des programmes d’histoire et de français au collège. Un des objectifs majeurs de cette réforme : mettre davantage en avant la dimension patrimoniale des religions, en présentant par exemple pour eux-mêmes quelques documents et monuments « porteurs de sens ». Et pour y parvenir, on affina les programmes d’histoire et on introduisit, notamment, l’étude littéraire de l’Ancien et du Nouveau Testament, de l’Odyssée d’Homère et de l’Enéide de Virgile dans les cours de français. Peine perdue.
Pourtant, bien d’autres éléments concourent à accentuer la prégnance du fait religieux dans les savoirs scolaires. En particulier, depuis la rentrée 2002, le nombre d’heures d’enseignement d’histoire-géographie tend à diminuer au collège. Ainsi, les horaires dans cette matière pour les classes de 5e sont passés de 3,5 heures à 3 heures hebdomadaires. Et même baisse et mêmes horaires sont à l’ordre du jour pour les 4 », en cette rentrée 2003. « On nous retire du temps d’enseignement tout en nous recommandant d’insister davantage sur le fait religieux. Au détriment de quoi alors ? », interroge EricThill, enseignant et membre de l’association des professeurs d’histoire-géographie, qui anime des stages de formation de l’enseignement religieux auprès de ses collègues.
La question mérite d’être posée alors que le programme d’histoire de 6e, entièrement dévolu au monde antique, passe quasi sous silence les grandes civilisations de la Mésopotamie. Et s’il évoque, en guise d’introduction, la naissance de l’agriculture et de l’écriture, il ne pipe mot des Sumériens en tant que tels, des Babyloniens ou des Assyriens... Un parti pris étonnant, qui n’empêche pas des éditeurs comme Belin ou Ratier d’évoquer, malgré tout, l’histoire de la Mésopotamie...
Aussi essentiels soient-ils, les manuels ne constituent cependant qu’une source parmi d’autres. « Ils ne sont pas perçus par les enseignants comme des supports normatifs, mais comme des interprétations critiquables », explique Philippe Mallard, professeur d’histoire et membre du comité Laïcité-République (une association fondée par l’historien Claude Nicolet, avec Régis Debray, Elisabeth Badinter, Patrick Kessel… pour défendre les valeurs de la laïcité). Il n’en constate pas moins des « dérives fortes, des exercices relevant de la catéchèse, une confusion entre le fait et la croyance » dans les manuels.
Dans la pratique, entre les quatre murs de leur classe, les pédagogues rectifient-ils les erreurs, les glissements sémantiques et théologiques, l’absence d’objectivité concernant certains faits religieux relevés dans ces ouvrages ? Tous les interlocuteurs que nous avons interrogés (professeurs, historiens, auteurs de programmes, recteur, inspecteurs...) s’accordent à reconnaître que, dans les écoles, les faits religieux sont enseignés avec une grande diversité. Toutefois, « ces questions doivent être abordées avec une vision laïque, en dehors de toute approche théologienne fondée sur la révélation et la foi, rappelle Serge Berstein, de l’Institut d’étude politique de Paris, cosignataire des programmes d’histoire-géographie de 1996. Dans les Instituts de formation des maîtres (IUFM) et à l’université, on insiste sur les modes de transmission et sur la pédagogie générale, on traite davantage de ce qui relève des sciences de l’éducation que des contenus de l’enseignement. Dans leur cursus, les professeurs ne sont pas appelés à réfléchir à ces questions. » Autrement dit, chacun se débrouille. Pour restaurer la culture religieuse (et, pour une certaine part, historique) acquise à l’école, il y a donc urgence à former les enseignants.
Réfléchir aux filières à mettre en place, c’est une des missions du tout nouvel Institut européen en sciences des religions, créé en 2002 pour former des éducateurs à l’enseignement du fait religieux, et présidé par Régis Debrav. Autre initiative récente, un séminaire consacré à l’enseignement des faits religieux organisé en novembre 2002 à Paris par la Direction des enseignements scolaires (Desco) a réuni des cadres de l’éducation nationale, des inspecteurs pédagogiques régionaux, des directeurs d’institut de formation des maîtres, tous les professionnels encadrant les professeurs. Reste à souhaiter que les chercheurs en histoire et en archéologie soient à leur tour invités à participer à la réflexion et aux moyens de diffuser le fruit de leurs recherches auprès des auteurs de manuels et des enseignants. Pour que chacun se persuade que l’important pour un élève et futur citoyen n’est pas de pouvoir réciter les dix commandements, mais bien d’en percevoir l’esprit et le sens, de comprendre pourquoi et dans quel contexte ils ont un jour été rédigés.
Encadrés
Enseigner le “fait religieux”, oui… mais par qui ?
Les communautarismes à l’assaut
Chronologie
[1] voir Rapport de la "Commission Stasi" (11 déc. 03) (note du CLR, 2007).
[2] Voir “La preuve par les manuels scolaires” (Science & vie, oct. 03) (note du CLR).
[3] Les Arabes et l’Islam vus par les manuels scolaires français, Marlène Nasr, éd. Karthala, 2001.
[4] Voir “La preuve par les manuels scolaires” (Science & vie, oct. 03) (note du CLR).
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