Revue de presse

“La preuve par les manuels scolaires” (Science & vie, oct. 03)

Dossier de Une : “Religions à l’école” 2004

Les manuels d’histoire présentent le fait religieux en s’appuyant indistinctement sur quelques événements démontrés par l’archéologie et des éléments que seuls les dogmes relatent. Au risque de semer la confusion dans les esprits. Démonstration.

Les manuels constituent le support majeur de l’enseignement en classe. Le traitement qu’ils appliquent aux faits religieux donne de sérieuses indications sur la manière dont ceux-ci sont abordés en casse, sans qu’on puisse toutefois établir de certitudes, chaque professeur étant libre de suivre ou non le manuel (… que rien n’oblige à suivre le programme). Nous avons donc passé au crible seize manuels scolaires de 6e, de 5e et de 2nde et six ouvrages parascolaires de 6e et de 5e : des cahiers d’accompagnement scolaire destinés à réviser, pendant les vacances, les notions vues en classe [1]. Il ne s’agit pas ici d’“épingler” tel ou tel éditeur, mais de voir si l’approche confessionnelle est marginale ou au contraire courante. Les six éditeurs que nous avons choisis pour les classes de 6e et de 5e représentent plus de 80 % du marché, selon les sources de Noëlle Simonot de l’association des éditeurs scolaires "Savoir Livre". Nous avons également consulté plusieurs ouvrages comportant des critiques de manuels [2] [3], ainsi que l’enregistrement d’une table ronde sur l’islam dans les manuels scolaires d’histoire en France, en février 2002 au centre culturel d’Egypte, à Paris, réunissant le doyen de l’IGEN Histoire-Géographie, des professeurs d’histoire, une députée européenne, des spécialistes de l’islam, des éditeurs et des auteurs de manuels scolaires. Nous avons enfin recueilli l’avis de l’historienne Suzanne Citron, spécialiste de l’enseignement de l’histoire et des manuels scolaires.

Il ressort globalement qu’au fil des pages, on amalgame croyance et fait religieux. Le contenu des textes, leurs commentaires, l’iconographie, les titres et les légendes renforcent la confusion. Concrètement, seules les trois grandes religions monothéistes - judaïsme, christianisme, islam - ayant droit de cité dans les programmes, les manuels leur réservent à chacune un traitement qui leur est propre. Voilà pourquoi nous les aborderons séparément, dans l’ordre chronologique de leur genèse. Dans les programmes scolaires, le judaïsme n’est abordé qu’à ses débuts et à travers la Shoah. Entre les deux, rien ou presque !

Les patriarches, des personnages de chair et de sang

Notre analyse porte sur la naissance du judaïsme, événement fondateur des civilisations animées à l’origine par un principe monothéiste. Elle n’est abordée qu’au programme d’histoire de la 6e, qui décline l’émergence des Hébreux en se référant à la Bible. Les épisodes traités correspondent ainsi aux récits figurant dans la Torah, première partie de la bible hébraïque, et dans l’Ancien Testament, première partie de la bible chrétienne. En général, les manuels scolaires que nous avons examinés donnent du peuple d’Israël l’image d’un peuple qui s’est constitué autour d’un seul individu, Abraham, et aurait adopté précocement le monothéisme. Daniel Faivre, du Centre d’étude des religions du livre, n’hésite pas, selon ses mots, à « plonger le scalpel froid de l’historien dans la chair brûlante du mythe. Il rappelle qu’en réalité le peuple d’Israël s’est constitué comme tous les peuples du monde, non à partir d’une souche pure et sainte se développant par le simple jeu d’une démographie endogène, mais par une suite de métissages multiples imposés par les conditions de son histoire », chaque composante amenant ses particularismes culturels et religieux. Si pour les croyants, le monothéisme est une religion révélée, du point de vue de la science, il s’agit d’une construction intellectuelle et spirituelle.

Un exemple précis montre comment, en prenant la Bible à la lettre, les manuels donnent une vision faussée et réductrice du judaïsme. Les Ecritures mettent en scène les patriarches, présentés comme les ancêtres du peuple hébreu, avec Abraham à leur tête. Elles situent implicitement son départ de la Mésopotamie vers 2100 avant notre ère. Les manuels présentent les patriarches comme des personnages historiques de chair et de sang et valident leur chronologie. Or, leur existence n’a jamais été avérée. Des sites qui leur sont associés, comme Beersheba (Isaac y aurait vécu) ou les collines de Cisjordanie (qu’aurait arpentées Jacob) n’ont été occupés que bien plus tard, à partir du XIIIe siècle avant notre ère (voir Science & Vie Hors Série, La Bible face aux archéologues). La geste des patriarches doit être considérée comme un récit dont le but est à la fois théologique et politique. Un mythe destiné à affirmer le culte de Yahvé, mais aussi à renforcer l’unification de ce que la Bible nomme “le royaume de Juda”, à légitimer la société israélite telle qu’elle existe à partir du IXe siècle avant notre ère. Comment analyser un fait religieux comme la rédaction de la Bible, et en particulier la geste des patriarches, comment lui donner tout son sens sans en contextualiser le contenu ? C’est ce qu’ont fait depuis longtemps l’exégèse et la recherche scientifique. Mais les usagers des manuels n’en profiteront pas...

En ce qui concerne le christianisme, un poids particulier lui est systématiquement accordé et, le plus souvent, il est considéré comme un système religieux de référence et présenté d’entrée de jeu sous une forme mature. Mais comment comprendre les persécutions des martyrs si on décrit le christianisme au stade impérial, qu’il n’acquiert qu’à partir du IVe siècle ? Face à une religion toute en rituels extérieurs, le christianisme à cette époque est peu ritualisé. Il engage la conscience personnelle, s’inscrit dans la sphère intime. Sa dimension spirituelle très forte, sa passion exclusive choquent les Romains et troublent l’ordre public de la cité, qui repose grandement sur l’aspect institutionnel de la religion romaine. Ce choc des cultures religieuses n’est jamais évoqué. Il aurait pourtant permis d’analyser plus finement le rapport de force entre Romains et premiers chrétiens, et l’inversion de celui-ci. De la répression qui s’exercera vis-à-vis des "païens", une fois le christianisme officialisé, il n’est pas non plus question.

Un contenu catholico-centré

La dimension quasi intemporelle, la continuité supposée du christianisme est renforcée par l’iconographie, qui puise dans toutes les époques, du Ier au XXe siècle. Le catholicisme est parfois surreprésenté, dans l’iconographie ou dans le contenu des textes, lorsque est notamment évoqué, en classe de 2nde, le christianisme contemporain. Le protestantisme, la religion orthodoxe, pour ne citer qu’eux, restent marginaux. Autre déviance constatée, le caractère nettement confessionnel des faits religieux que leur confère, en particulier, le choix des textes reproduits. René Nouailhat a relevé tous les auteurs mentionnés dans une demi-douzaine de manuels d’histoire : même en excluant les apôtres du Nouveau testament, abondamment cités, les chrétiens y sont trois fois plus nombreux que les autres. La religion est décrite en majeure partie de l’intérieur. Une approche scientifique exige un regard distancié, pas une série de témoignages de croyants. Des tournures de phrase, un style narratif contribuent à donner l’illusion d’un savoir établi : « les évangiles nous apprennent que... »

Dans plusieurs manuels de 2nde, la Bible est présentée uniquement à travers les débuts du christianisme. L’un d’entre eux, évoquant la naissance du monothéisme, ne cite même pas le judaïsme. L’islam, l’autre "religion du Livre", n’est quant à lui jamais mis en relation avec la Bible.

L’image de jésus donne aussi à réfléchir. Véritable personnage historique, il prend corps au fil des témoignages en image et en mots. « Le visage de Jésus » peut-on lire sous un portrait du Christ, qui n’est d’ailleurs pas daté. Ce type de légendes, purement descriptives, ne prend aucun recul vis-à-vis de l’objet de la représentation. D’un autre côté, c’est l’histoire qui disparaît sous le prisme d’une vision catholico-centrée...

Les manuels associent encore Arabes et musulmans

Quant à l’islam, un constat s’impose. Sa présentation dans les manuels s’est considérablement améliorée au cours des toutes dernières années. Il fut longtemps abordé en cours d’histoire sous une vision "arabocentrée", très réductrice, de la civilisation islamique, et on en trouve encore quelques traces dans des manuels qui associent Arabes et musulmans. Depuis la reformulation des programmes en 1995 (et leur entrée en application à la rentrée 1996), la « civilisation islamique » vue en classe de 5e a laissé place au « monde musulman ». Le programme de 2nde qui reprenait celui de 5e s’attache maintenant à présenter l’islam dans le cadre de « la Méditerranée au XIIe siècle, carrefour de trois civilisations », qui décrit ses relations avec Byzance et l’Occident chrétien. Les relations entre chrétiens et musulmans dépeintes dans les manuels ne se bornent plus à une longue série d’affrontements allant des conquêtes arabes à la Reconquista, la reprise de la péninsule ibérique par les chrétiens, en passant par les croisades. Une place importante est accordée à la richesse des échanges de toute nature entre le monde islamique rayonnant et l’Occident du Moyen âge. Marlène Nasr souligne que les ouvrages scolaires divergent toutefois sur l’importance de l’apport scientifique et technique de la civilisation islamique. Plusieurs d’entre eux mettent en avant l’emprunt des savants musulmans à la science grecque, persane, chinoise, et restent vagues sur leur apport ou le réduisent à un ajout ponctuel, tel que l’algèbre. Un éditeur (Belin, en 5e) insiste davantage sur leur contribution propre, qu’il illustre par plusieurs exemples empruntés aux mathématiques, à l’art de la navigation, à la médecine (chirurgie), à l’astronomie, et aborde la transmission de ce savoir à l’Europe.

Néanmoins, des interprétations fausses ou tendancieuses demeurent. Elles concourent généralement à présenter l’islam comme une religion conquérante, exhortant à la violence, qui doit son expansion rapide à la force des armes.

Le Djihad, légitime défense et non appel à la « guerre sainte »

Il est défini comme la religion de la soumission, en attribuant abusivement à sa racine arabe sallama le sens de "soumettre", alors qu’elle se traduit par "remettre". Le sens arabe de l’islam est donc en réalité "se remettre à Dieu". Le djihad est pris par les auteurs dans l’acception "guerre sainte" ayant pour but de défendre l’islam ou de convertir les infidèles. Etymologiquement, il signifie, en arabe, "effort". Moustafa Elhalougi [4], explique que dans le Coran, le djihad correspond au concept de la légitime défense, utilisée par l’individu ou la société musulmane pour se défendre contre un agresseur, notion développée dans un verset coranique majeur de l’islam (sourate 2, verset 190). Mais les versets cités par les éditeurs qui ordonnent aux musulmans de combattre les infidèles sont liés à un contexte politique précis qui, lui, n’apparaît pas. Trois éditeurs citent ainsi les mêmes versets (sourate 4, versets 9596) qui exhortent les croyants à combattre, sans préciser qu’ils sont liés à une vague d’attaques répétées, menées par les Mecquois contre les musulmans au cours du VIIe siècle.

Les éditeurs invoquent souvent la nécessité de simplifier le propos pour en dégager les grands traits, de ne pas entrer dans des débats de théologiens ou d’exégètes pour commenter tel ou tel fait. Cela justifie-t-il de se retrancher derrière les objets de la foi, d’en substituer les descriptions aux analyses ? En faisant ce choix sans l’affirmer clairement, en donnant l’illusion de prendre ses distances, on sème au contraire la confusion dans l’esprit de l’élève. Comment rendre au divin et à la science leur contribution respective si tout est mis sur le même plan ? Tel est l’enjeu qui se pose actuellement à tous ceux qui ont la responsabilité de définir l’enseignement du savoir dispensé à l’école aujourd’hui et demain.


En savoir plus

"Enseigner le fait religieux, un défi pour la laïcité", R. Nouailhat, Nathan Pédagogie.
"Actes du séminaire national interdisciplinaire sur l’enseignement du fait religieux", Direction de l’enseignement scolaire.


Encadrés

Judaïsme. Quand le mythe devient vérité historique

Christianisme. Une histoire officielle et à sens unique

Islam. Une vision contaminée par l’interprétation

Faits & chiffres

Que dit la loi

Jargon

[1IL s’agit des manuels d’histoire géographie de 6e et de 5e de Belin (2002-2001), Bordas (2002-1997), Hachette (2002), Hatier, 2000-2001), Magnard (2000-2001), Nathan (2002-2001) ; de Histoire 2nde Bordas (2001), Histoire 2nde Bréal (2001), Histoire 2nde Nathan (2 titres) : collection Jacques Marseille (2001) et ouvrage dirigé par Guillaume Le Quintrec (2001). En parascolaire, L’année de la 6e, L’année de la 5e, Bordas (2000), Tout savoir en 6e, Tout savoir en 5e, Hatier (1999), Aide-Mémoire passeport 6e, Aide-Mémoire Passeport 5e, Hachette (2001).

[2La laïcité a-t-elle perdu la raison ? L’enseignement sur les religions à l’école, collectif du centre universitaire catholique de Bourgogne.

[3Les Arabes et l’Islam vus par les manuels scolaires français, Marlène Nasr, éd. Karthala, 2001.

[4Islam, l’image erronée dans les manuels scolaires en France, un rapport de Moustafa Elhalougi.


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