Revue de presse

"Sciences-Po : une diversité trop homogène" (liberation.fr , 23 jan. 17)

25 janvier 2017

"Il y a quinze ans, l’Institut d’études politiques de Paris mettait en place une filière pour ouvrir ses portes aux élèves venus de lycées en ZEP. Mais l’an dernier, plus de 40 % des élèves admis par cette filière étaient issus de familles CSP +. L’établissement s’apprête à prendre des mesures pour tendre vers 100 % de boursiers.

Lors de la fête des quinze ans de la filière ZEP d’accès à Sciences-Po Paris, à la mi-décembre, il n’a pas été question de ce chiffre un peu gênant : plus de 40 % des élèves admis à l’Institut d’études politiques (IEP) via la convention d’éducation prioritaire (CEP, son nom officiel) sont issus de familles CSP +. Certes, les sociologues rangent dans cette catégorie socioprofessionnelle supérieure les patrons du CAC 40 comme les travailleurs indépendants ou les professions libérales, recouvrant des réalités sociales très diverses. Mais sur un groupe de 163 élèves admis rue Saint-Guillaume en juillet 2016, on passe même rapidement de 40 %, le chiffre de la direction de Sciences-Po, à celui de 45 % obtenu de bonne source par Libération et que dément l’IEP. Même si un flou entoure cette statistique car elle est basée sur du « déclaratif » d’étudiants qui, parfois, surévaluent la catégorie socioprofessionnelle de leurs parents, l’objectif de mixité sociale imaginé il y a quinze ans avec le CEP semble quelque peu dévoyé.

Mis en place par Richard Descoing en 2001, le dispositif devait permettre d’élargir le recrutement aux lycéens issus de catégories sociales modestes ou défavorisées en s’appuyant sur des établissements classés zone d’éducation prioritaire, les ZEP. Si plus de 40 % des étudiants appartenant à des familles CSP + entrent grâce à la fenêtre ouverte par la filière CEP, cela s’appelle un biais, ou un échec de l’ambition de mixité affichée initialement. Avec un sens de la formule qu’on n’apprend qu’à Sciences-Po Paris, Bénédicte Durand, nouvelle doyenne du collège universitaire chargée de veiller aux règles d’accès à Sciences-Po, évoque « un élément d’attention ». En clair, il y a un sérieux problème qui justifie de trouver des solutions, d’autant que le niveau monte de 20 % en 2001 (17 élèves), à 36 % en 2009-2010, et à plus de 40 % en 2016. On roule à contresens : la machine à produire de la diversité fabrique de l’homogénéité.

Au début des années 2000, Richard Descoings, le patron de l’école, s’inquiète de voir des élèves tous pareils, venant des mêmes établissements, situés dans les mêmes quartiers parisiens. Henri-IV, Louis-le-Grand, Victor-Duruy pour le public, Stanislas, Saint-Louis de Gonzague, l’Ecole alsacienne pour le privé, tous implantés dans les IVe, Ve, Vle, VIIe et XVIe arrondissements de Paris. Une machine caricaturale qui donne raison à Pierre Bourdieu, l’auteur de la Reproduction, qui dénonçait en 1970 une société figée dans laquelle les fils de prof deviennent prof. Les sociologues des riches, le couple Pinçon-Charlot notamment, parlent des « ghettos du gotha ».

Il y a comme urgence à fluidifier tout ça. A son échelle, Richard Descoing s’y emploie à l’époque et propose de changer radicalement les choses en créant une filière d’accès taillée sur mesure pour les lycées d’au-delà du périph situés dans des quartiers défavorisés. Des conventions sont signées avec sept lycées parmi lesquels Jean-Zay, à Aulnay-sous-Bois, Auguste-Blanqui de Saint-Ouen, tous deux en Seine-Saint-Denis, ou le lycée Maupassant de Colombes (Hauts-de-Seine). L’audace va jusqu’à inclure dans la liste le lycée Poncelet de Saint-Avold et Félix-Mayer de Creutzwald en Moselle. L’examen écrit et le grand oral sont remplacés par la présentation d’un mémoire d’une quarantaine de pages portant sur une question d’actualité (validé par un jury au sein du lycée) et un oral d’une vingtaine de minutes passé en juin dans les locaux de l’IEP, à Paris. A charge pour les établissements scolaires de mettre en place des ateliers Sciences-Po pour préparer les candidats pendant la terminale. A l’époque, tout le monde hurle à la démagogie, de l’UNI (le très droitier syndicat étudiant) à l’Unef-ID ou SOS Racisme. Mais Richard Descoings tient bon.

En quinze ans, 1 611 étudiants, issus de 106 lycées situés dans 19 académies, ont fait leur entrée à Sciences-Po Paris par la filière CEP, et tout le monde la reprend peu ou prou. D’où sortent alors ces « plus de 40 %» de « faux CEP » de Sciences-Po, ces contrebandiers de la mixité sociale ? De bonne ou de mauvaise foi, les lycées partenaires ont laissé venir à eux des élèves qui n’auraient sans doute pas dû avoir accès aux ateliers Sciences-Po. Pour les proviseurs de lycées qui se trouvent à Sarcelles (Val-d’Oise), Montreuil, Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne) ou Roubaix (Nord), l’étiquette Sciences-Po permet d’attirer des enfants qui seraient partis ailleurs dans l’enseignement public ou dans le privé et donc de maintenir dans leur établissement une mixité sociale. D’où leur mansuétude, à laquelle s’ajoute la réticence des professeurs à refuser l’accès des ateliers Sciences-Po a des non-boursiers. Si l’objectif est de permettre aux uns de franchir les frontières sociales dans un sens, les enseignants se voient mal jouer aux douaniers sociaux en interdisant la présence d’un fils de prof ou de médecin dans ces ateliers. Ce qui explique les 40 % d’élèves CSP + venant de lycées situés en ZEP et le dévoiement de l’objectif fixé à l’époque.

Alors que faire ? Pas la révolution. On fait ce qu’on sait faire dans le temple de la pensée progressiste : examiner la situation, la décortiquer et écrire un document récapitulatif qui sera débattu pour déboucher sur un plan d’action. C’est presque fait. Bénédicte Durand parle d’une « phase 2 » de la filière CEP dont l’objectif sera bien de passer de 60 % de boursiers de l’enseignement secondaire [1] à 100 %. Si le dispositif de Sciences-Po Paris a été beaucoup copié, l’institution est, cette fois, allée voir ailleurs pour trouver des idées.

Le Programme d’études intégrées (PEI) mis en place par les Sciences-Po dits du « concours commun » [2], avec qui l’IEP de Paris partage le nom mais qui restent indépendants, a été décortiqué. Depuis bientôt dix ans, les sept IEP ont choisi d’accompagner les élèves boursiers du second degré pour leur permettre de passer le concours ouvert à tous. Initié par Pierre Mathiot, alors directeur de Sciences-Po Lille en 2007, le PEI prévoit un tutorat par un élève de Sciences-Po, une plateforme en ligne qui propose des cours sur les épreuves du concours, des conseils méthodologiques, des devoirs à rendre à raison d’un par mois environ, des sessions d’accompagnement à Sciences-Po et un concours blanc. A charge pour les lycées de bâtir des ateliers pour suivre les élèves. Le programme a attiré l’attention de Najat Vallaud-Belkacem, la ministre de l’Education nationale, qui a nommé Pierre Mathiot délégué ministériel aux parcours d’excellence, avec pour mission d’étendre le PEI à l’ensemble du territoire national et à un maximum de grandes écoles. « Depuis un an, nous élaborons une politique publique nationale à partir de l’expérience PEI. Ma mission est d’inscrire les collèges REP - le réseau d’éducation prioritaire - dans des programmes d’accompagnement par un établissement supérieur. Cela représentera 1 000 collèges d’ici un an. Les quatre années suivantes, il s’agira de poursuivre cette intégration en accompagnant les élèves durant leurs années au lycée. L’objectif est de mettre en place un continuum d’accompagnement des élèves, du collège à leur entrée dans l’enseignement supérieur », plaide Pierre Mathiot.

De son côté, Sciences-Po Paris s’engage dans une voie parallèle en démarrant, en juillet, un plan d’encadrement d’élèves boursiers à partir de la seconde avec une plateforme internet dédiée, un tutorat en ligne et deux campus annuels de huit jours, l’un en été, l’autre au cours de l’année scolaire… Mais il n’est pas question de toucher à la procédure spécifique CEP. A chacun son concours avec le risque de l’exclusion de ceux que l’on veut inclure.

Longtemps, à la cafétéria du sous-sol de Sciences-Po se trouvait une grande table ovale. Elle servait de point de rassemblement aux élèves issus du CEP. Elle était évidemment dans l’ombre… La « table des CEP » a disparu, tout comme les poufs qui appelaient la sieste. D’après plusieurs étudiants admis par cette filière, le sentiment d’exclusion s’estompe. Il reste toujours une difficulté à aller vers les autres sans avoir le sentiment de renier d’où l’on vient, mais il semble admis que si les filières d’accès sont différentes, cela ne fait que réduire la longueur du chemin à parcourir entre Saint-Denis et le grand amphi Boutmy.

Philippe Douroux, Maryam El Hamouchi"

Lire "Sciences-Po : une diversité trop homogène".

[1Si l’on considère les bourses de l’enseignement supérieur gérées par le Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (Crous), le taux des élèves boursiers s’élève à 66 % pour la filière CEP. 26 % de l’ensemble des étudiants de Sciences-Po Paris bénéficiaient d’une bourse du Crous.

[2Aix-en-Provence, Lille, Lyon, Rennes, Saint-Germain-en-Laye, Strasbourg et Toulouse. Bordeaux et Grenoble organisent des concours d’entrée séparés.



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