14 janvier 2012
" "Nous avons traversé une tempête. Nous devons nous rassembler et retrouver la sérénité. Il est inévitable que je prenne des coups, mais il est essentiel que je mérite votre confiance." Mardi 10 janvier, lors de la traditionnelle cérémonie des voeux à Sciences Po, le directeur, Richard Descoings, s’est montré tendu devant ses salariés. "D’habitude, il fait toujours une ou deux blagues, là il était très sérieux", assure un participant, qui a préféré rester anonyme - comme beaucoup dans cette enquête.
Mi-décembre 2011, le site Mediapart avait révélé que dix membres du comité exécutif de l’établissement avaient touché pour l’année des primes d’un total de 295 000 euros, oscillant entre 10 000 euros et plus de 100 000 euros. La direction n’avait pas réagi. Quelques jours plus tard, la boîte mail de M. Descoings était piratée : un faux courriel annonçait sa démission aux étudiants. Une plainte contre X a été déposée.
Après trois semaines de silence, on attendait de la transparence. Au lieu de cela, le directeur s’est livré à une devinette. Lundi 9, dans un courriel envoyé aux salariés, on apprenait qu’"après seize années passées (...) (il) gagne l’équivalent (...) du président de l’université de Birmingham en Angleterre et deux fois moins que le salaire le plus élevé d’un président d’université publique américaine". Le premier, David Eastwood, gagne 392 000 livres (475 000 euros), le second, Gordon Gee, président de l’Ohio State University, 1,3 million de dollars (1 million d’euros). Avec environ 40 000 euros mensuels (salaire et variable compris), M. Descoings gagne entre cinq et dix fois plus qu’un président d’université française.
Mais pour éviter le divorce avec ses salariés, il a promis "une réflexion sur les salaires, sur la question de la qualité de vie au travail, sur la transparence et l’équité". Un comité d’entreprise est prévu le 12 janvier.
Côté études, les droits d’inscription ont grimpé de 6,5 millions d’euros en 2003 à 31,9 millions en 2010 du fait de l’instauration d’un barème selon les revenus. Les étudiants sont furieux : ils payent désormais entre 0 et 9 800 euros pour le collège universitaire et jusqu’à 13 500 euros pour le master.
Une commission spécifique a été chargée par le conseil d’administration de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP, l’organisme de droit privé qui gère l’école) de s’assurer de la cohérence de la rémunération des dirigeants de l’école. Une enquête est aussi en cours à la Cour des comptes.
Réélu en avril 2011 pour la quatrième fois depuis 1996, Richard Descoings n’assure-t-il pas le mandat de trop ? Il s’est peu à peu enfermé, selon certains salariés, dans une tour de verre. On reconnaît ses talents de visionnaire et de communicant hors pair, mais on le dit mauvais recruteur et mauvais manager. "Au fil des ans, il s’est créé autour de lui des clans, des réseaux, de petits royaumes qui gâchent la vie de certaines personnes. Tout est archiverrouillé", affirme un haut cadre. On peut être admis à la cour un jour et en être chassé du jour au lendemain. "Sciences Po est un univers très cruel. Il y a des mises à mort", dit une ancienne salariée.
Avec les professeurs, il entretient des relations difficiles. Certains ont claqué la porte, comme Patrick Weil, spécialiste de l’immigration, ou François Godement, l’un des meilleurs spécialistes européen de la Chine ; Bernard Manin, politologue de renom, est parti à l’EHESS. "Richard a un profond mépris pour les universitaires qui ne le considèrent pas comme un membre de la famille", confirme un cadre de l’institution.
Changements d’horaires, suppressions de cours, diminutions d’heures. Parfois, les enseignants apprennent ces changements en regardant le planning ou reçoivent un courrier une fois que les cours ont commencé. Mais la plupart ne font pas de vagues, parce que enseigner à Sciences Po est prestigieux, que souvent ils ne font pas leur service légal (128 heures par an) et qu’ils sont bien mieux traités qu’à l’université. "Lorsque je suis arrivé, les moyens matériels mis à disposition des enseignants-chercheurs m’ont impressionné, confie Philippe Braud, professeur d’histoire émérite. Mais, avec les moyens dont elle dispose, l’école pourrait être bien meilleure s’il y avait des réformes de management. Il y a beaucoup trop de vacataires pas toujours au niveau et pas assez de professeurs à temps plein."
Lorsque Richard Descoings a pris la tête de l’école, en 1996, tout le monde pensait que ce pur produit de la fonction publique - diplômé de Sciences Po, énarque et conseiller d’Etat - ne ferait pas de vagues. Raté ! Depuis quinze ans, il n’a eu de cesse de réveiller la belle endormie. "Ça ronronnait de façon exceptionnelle !", reconnaît l’un de ses collaborateurs. "Lorsqu’il est arrivé, l’école était prestigieuse parce qu’elle incarnait le monopole d’accès à l’Etat, mais intellectuellement, c’était médiocre. Richard a fait de ce machin en plomb un truc en or massif", approuve Laurent Bigorgne, ex-directeur des études de Sciences Po, parti en 2009 pour l’Institut Montaigne.
Sous sa houlette, Sciences Po est devenu un laboratoire à réformes et a changé de dimension. Réforme de la scolarité, passée de trois à cinq ans pour s’adapter aux standards internationaux ; instauration en 2001 d’une sélection spécifique pour les élèves de ZEP... "Dans ces deux cas, le conseil d’administration de la FNSP était sceptique, même s’il l’a suivi", se souvient Jean-Claude Casanova, le président de la FNSP. Et, depuis qu’il leur est imposé une année à l’étranger, "nos étudiants sont connus à l’international. Et nous recevons plus de 2000 étudiants étrangers chez nous", se félicite Francis Verillaud, directeur adjoint chargé de la direction internationale. Une vingtaine de doubles diplômes avec des universités américaines, chinoises ou européennes ont été mis en place.
A chaque fois, ces réformes ont fait couler beaucoup d’encre. Mais aujourd’hui, tout le monde est convaincu du bien-fondé des conventions ZEP, même si le bilan pourrait être encore meilleur. Les boursiers sont passés de 6 % en 2000 à 26 % en 2011.
Au fil des ans, le directeur a pris l’habitude de recevoir des coups : "Je suis très heureux de ne pas laisser indifférent." La dernière réforme ne déroge pas à la règle. A la rentrée 2013, l’épreuve de culture générale, sera supprimée à l’écrit. Sur le réseau social LinkedIn, le débat fait rage entre anciens. "La culture générale, c’était la spécificité de Sciences Po par rapport aux business schools, et c’était la revanche des littéraires sur les matheux", dit un ancien élève. "Que diriez-vous tous d’une accalmie dans les réformes ?", ose l’un d’eux. Pas sûr qu’il soit entendu. "La réforme doit devenir quelque chose d’ordinaire. Si on n’évolue pas, on se dessèche", soutient M. Descoings.
L’agitateur de la Rue Saint-Guillaume irrite. A droite, comme à gauche, il a ses admirateurs et ses ennemis.A l’extérieur, sa faculté à jouer de ses réseaux (Sciences Po et ENA en tête, cabinets ministériels, entreprises, réseaux politiques de tous bords...) pour faire passer ses idées et obtenir des soutiens financiers fait grincer des dents. En 2007, il obtient un arrêté ouvrant aux diplômés de Sciences Po l’examen d’entrée du barreau, jusqu’alors réservé aux diplômés en droit. Pour ses campus en province (sept au total), les collectivités locales l’accueillent à bras ouverts. La région Champagne-Ardenne a investi 74 millions d’euros pour celui de Reims.
"Il est hyperutilitariste. Il fait ce qu’il veut. L’Etat le traite extraordinairement bien", s’indigne un directeur d’IEP de province. Pour 2012, la subvention de la tutelle s’élèvera à 68,7 millions d’euros. En 2011, la part de l’Etat ne représentait plus que 56 % de son financement, contre 70 % en 2000. Diversifier ses rentrées afin d’atteindre rapidement la parité entre ressources publiques et propres est l’une des priorités de M. Descoings. Mais selon l’agence de notation Fitch, qui a confirmé la note A+ (la cinquième meilleure), cela n’arrivera pas avant 2015. Fitch estime que la structure financière de l’école "reste fragile".
En attendant, M. Descoings espère que l’Etat ne réduira pas ses dotations. "Nous nous félicitons du dynamisme et de la croissance de l’école, mais celle-ci n’a pas toujours été bien maîtrisée, et nous souhaitons qu’elle améliore sa gestion", indique-t-on au ministère de l’enseignement supérieur. Du coup, le mot d’ordre est de faire des économies. "On rogne sur tout : le matériel, les travaux...", confirme un responsable de l’école.
Pour son quatrième mandat, dont il dit lui-même qu’il sera le dernier, Richard Descoings a prévu de se mettre en retrait : "Il est temps de "dé-descoin(g)iser" Sciences Po. Descoings n’est pas Sciences Po et Sciences Po n’est pas Descoings." Son successeur a cinq ans pour se préparer.
Nathalie Brafman"
Lire "Sciences Po : le mandat de trop de Richard Descoings ?".
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