Revue de presse

"Sciences Po cherche la bonne direction" (M Le Magazine du Monde, 14 sept. 24)

(M Le Magazine du Monde, 14 sept. 24) 16 septembre 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"ENQUÊTE Depuis le décès de Richard Descoings, en 2012, l’école traverse une crise de gouvernance. Les deux derniers dirigeants ont été emportés par des scandales et l’établissement est accusé d’être le terreau d’une prétendue culture « woke » après les mobilisations en faveur de la Palestine. Des troubles qui ont dissuadé plusieurs candidats au poste de directeur, dont la désignation doit être officialisée le 20 septembre.

Ivanne Trippenbach

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Lire "Sciences Po cherche désespérément la bonne direction".

« Quelle hystérie ! » Un homme exaspéré fait les cent pas dans le bureau du directeur de Sciences Po, au premier étage de l’hôtel de Mortemart, au 27 de la rue Saint-Guillaume, à Paris. L’incrédulité se lit derrière les lunettes rondes de Jean Bassères en cette fin avril. L’administrateur provisoire, qui a dirigé France Travail (ancien Pôle emploi) de 2011 à 2023, gère depuis un mois les affaires courantes jusqu’à la succession à la tête de l’établissement, prévue cet automne. Il n’imaginait pas mission d’intérim si ardue. La crise du printemps – avec ses manifestations pro-Palestine, l’appel aux forces de l’ordre et son torrent de critiques dans les médias – n’en finit pas de secouer l’école des élites. Et voilà que, ce 29 avril, Le Figaro titre « Sciences Po s’incline face à la pression islamo-­gauchiste », comme si la direction avait fermé les yeux sur les accusations d’antisémitisme… « Il faudra au prochain directeur de sacrées compétences de gestion de crise », soupire l’inspecteur général des finances de 64 ans, qui a déjà hâte d’en finir.

Grande première, au Journal officiel du 11 mai, la « capacité d’adaptation et de gestion de crise » apparaît dans la liste des qualités requises de l’appel aux candidatures. Faut-il s’en étonner, tant les tourments et les scandales paraissent coller à Sciences Po depuis douze ans ? Dans le couloir qui mène au bureau de Jean Bassères, perçu comme le saint des saints, la galerie de portraits des directeurs depuis la IIIe République rappelle la malédiction qui semble s’être abattue sur les derniers d’entre eux. Trois énarques, trois chutes.

On croise le regard adolescent de Richard Descoings, retrouvé mort d’une crise cardiaque à 53 ans dans un hôtel à New York, en 2012, après une nuit avec des escort boys. Il se trouvait alors en pleine tempête à la suite de l’enquête lancée par la Cour des comptes sur les primes somptuaires distribuées sous son règne. Accroché à sa droite, le sourire retenu de Frédéric Mion, parti en février 2021 pour avoir gardé le silence depuis 2018 sur les faits d’inceste et de viols sur mineur reconnus par Olivier Duhamel, le tempétueux professeur de droit constitutionnel à Sciences Po qui présidait Le Siècle, club de l’élite où dînent encore bon nombre de responsables et enseignants de la maison. Enfin, l’emplacement encore vide, réservé à Mathias Vicherat, n’a pas eu le temps d’être comblé : le dernier directeur a démissionné, le 13 mars, pris avec sa compagne dans des accusations réciproques de violences conjugales pour lesquelles il est renvoyé devant le tribunal correctionnel.

Un processus sensible et secret
Le temps est venu de rompre le sort. Les acteurs de l’élection que M Le magazine du Monde a rencontrés pressent de percer cette « bulle papale digne du XIVe siècle », comme le dit un membre du jury. De briser la coutume à Sciences Po qui divinise le chef, lui offre tous les leviers et l’adoration parfois irrationnelle des étudiants. A les écouter, il faudrait désormais placer une personnalité sans aspérité dans ce fauteuil, où l’on finit par se croire tout-puissant. Tous se souviennent que le placide Frédéric Mion, impeccable dans ses costumes cintrés, avait pris goût aux bains de foule juvéniles ou que Mathias Vicherat s’impatientait de braquer la lumière sur ses actions, comme l’accueil de soixante-dix jeunes réfugiés ukrainiens dans les mois qui ont suivi l’invasion russe…

Il suffit d’un instant, pourtant, pour que ces voix désireuses d’un « directeur normal » s’emballent : elles espèrent un leader qui saurait tout à la fois tenir tête aux politiques, contenter les universitaires, lever des millions d’euros, incarner l’institution à l’étranger, séduire l’opinion publique, être rompu aux arcanes de l’Etat… Bref, un deus ex machina au sommet de l’école du pouvoir.

Sensible, le processus de désignation est pensé pour préserver le secret. Un « club des douze », chargé de la sélection, est composé de représentants des instances de pouvoir de Sciences Po : quatre membres du conseil d’administration de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), l’entité privée qui depuis 1945 fixe les orientations de l’école ; quatre membres du conseil de l’institut d’études politiques (IEP), où siègent enseignants et étudiants ; quatre personnalités extérieures – trois universitaires et un DRH du privé – choisies par ces conseils. Le tout protégé par des clauses de confidentialité et une plate-forme ultra-sécurisée qu’on utilise dans les fusions-acquisitions. Surtout pas de fuite, comme la fois précédente où un impétrant avait divulgué avant la fin les candidatures téléchargées sur un drive numérique…

Un poste très convoité
Le 19 juin, vingt-trois aspirants s’étaient déclarés. Sept ont été présélectionnés pour être auditionnés à huis clos, les 5 et 6 septembre. Un nom devra emporter la majorité des voix des instances, les 19 et 20 de ce mois, avant d’être soumis à l’Elysée. Emmanuel Macron le fera alors directeur de Sciences Po par décret et, sauf mésentente au sommet de l’Etat, le ministre de l’enseignement supérieur le nommera administrateur de la FNSP. Si tout se déroule comme prévu, le nouvel élu prendra ses fonctions quelques jours avant le premier anniversaire du massacre du 7 octobre.

Ils étaient nombreux à convoiter le poste, l’un des plus en vue de Paris, assorti d’un salaire mensuel de 17 000 euros – émolument digne d’un président de la République (16 000 euros) – et d’une prime annuelle de 50 000 euros. Mais, quand le mouvement estudiantin s’est levé contre la guerre à Gaza, la liste des aspirants s’est rétrécie comme peau de chagrin. « C’est une maison de fous », pianote le 25 avril par SMS l’ancien ministre de la santé Aurélien Rousseau à Jean Bassères, en pleine intervention policière, tandis que les cris résonnent : « Bassères, casse-toi, Sciences Po n’est pas à toi. »

L’ex-directeur de cabinet d’Elisabeth Borne à Matignon prépare alors sa candidature. « Le panache de la défaite n’est pas un métier », se ravise Aurélien Rousseau un mois plus tard, malgré les encouragements de l’ancien patron d’Axa Henri de La Croix de Castries et de l’ex-présidente du Medef Laurence Parisot, qui siègent de longue date à la FNSP. Peut-on décrocher le trône de Sciences Po en se sachant maudit à l’Elysée ? Celui qui a osé rompre avec le gouvernement sur la loi immigration, le 20 décembre 2023, redoute la rancune du palais. « Ta démission, tu peux te la mettre au cul », l’avait, ce jour-là, foudroyé Emmanuel Macron. Aurélien Rousseau se fera finalement élire député du Nouveau Front populaire.

Abandons et éliminations
D’autres anciens membres du gouvernement ont caressé l’idée de postuler. Comme Amélie de Montchalin, ex-ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, qui s’en ouvre à la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Sylvie Retailleau, au printemps – sans suite. Ou l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn, à l’étroit à la Cour des comptes. Mais, lorsqu’elle apprend que des affiches à l’effigie de Simone Veil, dont elle a été la belle-fille, ont été froissées sur l’un des campus, après l’ostracisation d’une étudiante qualifiée de « sioniste », elle renonce. « Vu le contexte, nommer quelqu’un de juif à Sciences Po serait une provocation », lâche-t-elle alors, médusée, devant des amis qui restent sans voix.

Même le Conseil d’Etat, grand corps qui donna tant de directeurs à l’école, paraît en retrait. Son vice-président, Didier Tabuteau, qui siège au conseil de la FNSP, s’en étonne début mai : aucun de ses membres ne s’y aventure, ni Edouard Geffray, patron jusqu’à fin juillet de l’enseignement scolaire, ni Benoît Delaunay, chef du pôle éducation à Matignon de 2020 à 2022. L’abandon, enfin, de l’ancien premier ministre italien Enrico Letta, favori de la rue Saint-Guillaume après qu’il y a dirigé l’école des affaires internationales, désarçonne ce petit monde. « Cette fonction, éminente et sensible, exige aujourd’hui plus que jamais une personne qui l’exerce à 110 % de ses capacités », a écrit l’Italien aux huiles de la FNSP, début juin. Trop de coups à prendre !

Il restait donc, début septembre, sept personnes sur la short list, dont le magistrat à la Cour des comptes Beltrán Calveyra, l’entrepreneur du numérique François-Xavier Petit et Juliette Méadel, qui fut secrétaire d’Etat chargée de l’aide aux victimes sous la présidence François Hollande. A l’issue des grands oraux, la commission des « douze » a voté pour trois finalistes : un universitaire, un haut fonctionnaire et une candidate maison.

« On cause, on sourit, on tue »
Le choix du premier a divisé le comité, qui a écarté à une voix près le politologue Pierre Mathiot, ancien directeur de l’IEP de Lille. Ce natif de Sochaux, énergique et décontracté, avait déjà prétendu à la succession à Sciences Po en 2012. Il reçoit un coup de fil, en juin, de la présidente de la FNSP le priant de se représenter. « Je suis retombé in love, soupire-t-il aujourd’hui. J’ai bossé comme si je passais l’agreg’. Mais je me suis fait entuber. Sciences Po est un opéra et je suis un chanteur de rock. » A son audition, le 5 septembre, il livre une prestation décoiffante, sans cravate, plein d’enthousiasme et d’idées débitées à vive allure. « Vous nous avez réveillés ! », s’exclame Laurence Parisot.

Mais les membres les plus conservateurs lui reprochent d’avoir signé une tribune au Monde en défense du lycée musulman Averroès, en décembre 2023 – une prise de position qui mettrait à leurs yeux en danger l’institution. « Ces gens m’ont vu comme le candidat des islamo-gauchistes, déplore l’ancien collaborateur de Jean-Michel Blanquer, ex-ministre de l’éducation nationale en croisade contre le “wokisme”. La société française devient une société plurielle et certains continuent à penser que l’avenir est la blanchitude. » En 2013, il étrillait déjà dans Le Monde : « Je n’appartiens pas à cette élite du pouvoir, n’en partage ni les valeurs ni les certitudes. » Il réitère aujourd’hui : « C’était un entretien de bourgeoisie. On cause, on sourit, on tue. »

Retenu de peu, le professeur de droit public Rostane Mehdi, 58 ans, directeur de l’IEP d’Aix-en-Provence, a fait planer une délicieuse atmosphère rétro dans la salle d’audition. « C’est notre Michel Barnier à nous, il plaît à une droite conservatrice », apprécie un membre au fait des débats. Le juriste, réserviste citoyen dans l’armée de l’air, a remis à flot l’institut aixois après un grave scandale de trafic de faux diplômes et d’escroquerie, en 2014. Né à Alger d’un père kabyle et d’une mère bretonne, beau-frère d’un ancien premier ministre de Bouteflika, il se définit comme « un Algérien passionnément français », affiche pour mantra le code de l’éducation et pour refrain les valeurs de la République. Ferme sur la règle de droit, mais attaché à rendre ses décisions intelligibles, il se pique d’avoir dissuadé les étudiants d’inviter Jean-Luc Mélenchon à l’IEP d’Aix, après les attaques terroristes du 7 octobre, de vouloir diffuser une charte de la laïcité aux élèves et plaide pour confier enfin Sciences Po à un « professionnel de l’université ».

Derniers finalistes
L’énarque et normalien de 45 ans Luis Vassy, air juvénile et voix grave, a surgi, de son côté, comme le candidat du pouvoir que personne n’avait vu venir. Après dix ans de cabinet ministériel socialiste, ce diplomate chevronné qui dirige le cabinet au Quai d’Orsay a hâté sa décision après la dissolution de l’Assemblée. Le Franco-Uruguayen a peu goûté la perspective, si l’extrême droite se hissait au gouvernement, d’une traque des binationaux dans les emplois sensibles de la République. « Il a une vie des plus riches par ses origines familiales et sociales, mais il ne se la raconte pas, il domine par l’intellect », loue Gaspard Gantzer, son ancien camarade à l’ENA, promotion Léopold Sédar Senghor, la même qu’Emmanuel Macron et Mathias Vicherat.

En 2005, le discret Luis Vassy, venu d’une cité populaire de Fontenay-sous-Bois, dans le Val-de-Marne, avant de gravir les échelons grâce à Sciences Po, constatait dans Le Monde que, si « la France est diverse, ses élites ne le sont pas ». Prêt à renoncer à une mutation à New York, le haut fonctionnaire analyse dans un projet qui a retenu l’attention que « l’école de la démocratie fonctionnelle et de la mondialisation heureuse » vit encore sur les postulats des années 2000 et qu’il est urgent de renouveler l’héritage Descoings. Il imagine créer une école de la gouvernance climatique ou remodeler les cursus à l’ère de l’intelligence artificielle. Un mélange de convictions et de style qui a conquis le comité.

Face à eux se tient Arancha Gonzalez, 55 ans, ancienne ministre espagnole des affaires étrangères. Cette brillante juriste, identifiable à ses tailleurs colorés et à sa coupe à la garçonne, fait figure de « candidate maison », où elle dirige l’école des affaires internationales de Sciences Po, après Enrico Letta. « Il y a une petite différence, je suis une femme », glisse de sa voix teintée d’accent madrilène l’ex-dirigeante du Centre du commerce international, une agence onusienne, qui aime à se faire appeler « madame la ministre » rue Saint-Guillaume. Elle avait été limogée du gouvernement en pleine crise diplomatique avec le Maroc, après l’accueil illégal du leader du Front Polisario sur le sol espagnol, en 2021 – mais a été blanchie par la justice. « Je l’ai repérée quand j’étais commissaire européen, c’est l’un de mes bons produits », vante avec orgueil le président émérite de l’institut Jacques-Delors, Pascal Lamy, dont elle a été le bras droit à l’Organisation mondiale du commerce.

« C’est un véhicule avec quatre roues motrices : elle sait penser, gérer, écouter et communiquer. Sciences Po a pris un pète, il y a un besoin de calme et de restauration de l’ordre. » Cette Européenne, qui a grandi au Pays basque et vit à Paris depuis trois ans, proche des étudiants, peut compter sur le soutien des doyens de Sciences Po. Mais son projet a semé le doute chez certains : mettra-t-elle les mains dans le cambouis pour encadrer les mille deux cents salariés et porter l’enseignement et la recherche ? Avec sa promesse d’« apaiser », elle apparaît comme la femme des intérêts préservés et du statu quo.

Jeux d’influence
Drôle de campagne, hésitante et feutrée, qui se joue dans le brouillard. Prudence et rendez-vous mezza voce ont remplacé la course à couteaux tirés. En 2021, après les départs d’Olivier Duhamel et de Frédéric Mion, les politistes Pascal Perrineau et Nonna Mayer, autrefois associés dans leurs travaux sur le Front national, s’étaient affrontés pour la présidence de la FNSP, échue finalement à l’historienne de l’art Laurence Bertrand Dorléac.

Dix ans avant, la succession de Richard Descoings avait été une farce trois fois recommencée, sous la coupe du gouvernement : Jean-Michel Blanquer avait perdu d’une voix face à Frédéric Mion, malgré le soutien de l’Unef et de la CGT. C’était l’époque où Jean-Claude Casanova, le Corse qui présidait la FNSP, pérorait « Vaffanculo » et où l’on comparait la désignation à des « magouilles dans un village corse », se souvient l’ancien directeur de l’Essec. Jean-Michel Blanquer croque encore avec une pointe d’amertume « Sciences Po, la chauve-souris » : « Regardez mes ailes, je suis indépendant, regardez mon corps, je compte sur l’Etat. »

Nombre de professeurs se méfient toujours d’une campagne « boîte noire », où l’aptitude à naviguer dans les réseaux d’influence, à tutoyer les pouvoirs compterait davantage que le projet présenté au jury. Il y a seulement trois ans, dans le huis clos de la dernière succession, le comité n’avait-il pas devisé inlassablement sur des critères abscons, comme le charisme ? « Il faut quelqu’un qui ait de la gravitas », avait clamé Pascal Lamy, faisant lever quelques sourcils autour de la table. Depuis, on se balance encore, mi-amusé mi-inquiet, pour évaluer le casting : « Tu crois qu’il ou elle a de la gravitas ? » Aujourd’hui, le même Lamy maintient qu’une dose d’autorité s’impose pour manier « le corps professoral de Sciences Po, car, avec ses luttes intestines, le show-business et le Vatican, ce n’est rien à côté ! »

L’affrontement de plusieurs modèles
La guerre entre la vieille garde, faite de hauts fonctionnaires et de professeurs vacataires qui assurent 90 % des cours, et quelque trois cents enseignants permanents qui font vivre la recherche, n’est pas près de s’éteindre. « Vous dites que vous voulez une femme académique, vous aurez un homme énarque », brocarde la sociologue Jeanne Lazarus, qui présidait le conseil de l’institut lors de la précédente succession de 2021. L’épouse à la ville de l’universitaire et ancien ministre de l’éducation nationale Pap Ndiaye juge encore aujourd’hui « très difficile » pour un professeur des universités de décrocher le Graal. « Il vaut mieux la connaître, cette maison », rit le conseiller d’Etat Michel Gentot, 92 ans, qui a dirigé Sciences Po de 1979 à 1987 et sait que la pouponnière du pouvoir se compose de « communautés », chacune avec ses codes, ses grandeurs et ses mesquineries.

C’est que l’école présente deux facettes, qui souvent se complètent, parfois s’affrontent. La première tient à « l’esprit Boutmy », dont se réclament les anciens de la maison, du nom du fondateur Emile Boutmy, qui avait imaginé l’Ecole libre en 1870, en pleine défaite contre la Prusse, pour renouveler les élites du pays. Ses descendants, François et Renaud Leblond, après avoir exhumé des carnets d’un grenier, racontent dans leur Emile Boutmy. Le père de Sciences Po (Anne Carrière, 2022) le dessein de ce petit homme au sourire doux qui voulait « refaire une tête au peuple » pour affermir la République. Défendant le capitaine Dreyfus, il fustigeait le « bourgeois indifférent et paisible qui regarde du pas de sa porte » les affaires de la nation. Et rêvait de rendre la jeunesse « moins exposée à être dupe des charlatans politiques », grâce à des enseignements concrets, par opposition à « l’esprit orné de l’université ».

Le modèle de grande université anglo-saxonne, précisément, est devenu au fil des ans l’autre facette de Sciences Po. « Je veux en faire le Harvard à la française ! », proclamait en son temps le jeune Descoings, qui a transformé l’école de 1996 à 2012. Celui qui sillonnait les facs les plus prestigieuses de la planète, de Columbia et Princeton, aux Etats-Unis, à Todai et Waseda, au Japon, s’étonnait même que l’illusion opère lorsqu’il attirait les meilleurs professeurs au monde en leur offrant un appartement de fonction au cœur de Saint-Germain-des-Prés, comme le raconte Raphaëlle Bacqué dans Richie (Grasset, 2015). Vœu exaucé : l’élitiste institut qui accueillait quatre-vingt-neuf garçons de la bourgeoisie parisienne à la fin du XIXe siècle est désormais un paquebot universitaire de quinze mille étudiants, dont la moitié d’internationaux, venant de cent cinquante pays. Mieux, Sciences Po a intégré les world’s top universities devant Princeton, Yale ou Cambridge en sciences politiques, selon le QS World University Rankings 2024, l’un des classements de référence de l’enseignement supérieur.

L’ombre de l’extrême droite
L’esprit d’antan, qui préparait au service public, se diluera-t-il dans la vie de campus à Sciences Po, où l’on devise en anglais et où l’on vante ses succès à l’aide de slogan comme « Make a difference » ? Dans son bureau lumineux qui donne sur le jardin intérieur, Laurence Bertrand Dorléac, en tailleur blanc et noir pour le dîner annuel du CRIF de ce 7 mai, pointe un énorme ouvrage. C’est Le Roman vrai de Sciences Po, édité en 2022 par la FNSP, qui retrace les péripéties de l’Ecole libre des sciences politiques fondée en 1872. « On vient de quelque part, bon sang. On n’est pas une école de commerce, on est l’école du politique », appuie celle qui défend farouchement l’ouverture au monde, mais tient à cet « esprit Boutmy ». « Si Hermès cartonne, c’est parce que c’est Hermès, non ? On est bon pour faire ce qu’on sait faire… »

A côté, le salon Proust, où le directeur reçoit à déjeuner élus et grands patrons, exhibe les copies d’anciens élèves composant le gratin du monde politique, de l’entreprise, des médias et de la culture. Six des huit présidents de la Ve République et seize premiers ministres, dont Michel Barnier, ont usé leur culotte sur les bancs inconfortables de l’amphithéâtre Boutmy. Emmanuel Macron, promotion 2001, le cheveu ébouriffé, y récolte des grappes d’éloges de ses professeurs, malgré une petite « tendance à être trop certain » et à faire « trop long ». Son dossier d’étudiant n’a pas été exposé, mais Gabriel Attal est « le bienvenu comme tous les anciens élèves », dit-on à la FNSP. Y compris lorsque l’alors premier ministre déboule au conseil d’administration, en mars, après l’occupation controversée de l’amphithéâtre par des étudiants pro-Palestine, son cortège annonçant dans un SMS : « On arrive ! » Ingérence inédite qui a choqué, bien au-delà des murs de Sciences Po.

Jeune militant du Front national, Jordan Bardella rêvait d’y étudier mais, lycéen, a buté sur l’histoire de la guerre d’Algérie au concours d’entrée. Le leader d’extrême droite promet désormais de faire émerger « une nouvelle élite » à travers le Rassemblement national (RN). Ses troupes ciblent Sciences Po comme la preuve que « le poisson pourrit par la tête » : la petite musique poujadiste se répand ici et là, alors que le spectre d’un pouvoir nationaliste et autoritaire trotte dans toutes les têtes. Au conseil de l’IEP, en avril, un enseignant reproche à Jean Bassères d’avoir créé un dangereux précédent en appelant les forces de l’ordre dans l’enceinte sacrée. « Si ces gens sont élus un jour, ils le feront sans avoir eu besoin d’un précédent », relève l’administrateur. La réplique a fait cogiter. Professeurs et doyens, comme la sociologue Jeanne Lazarus, espèrent, au cas où le pire se réalise, « quelqu’un qui ne panique pas face à l’extrême droite et saura subir une pression monstrueuse ».

Le procès en « wokisme »
La pression est déjà là, sous la plume de la presse conservatrice, comme le magazine d’extrême droite Valeurs actuelles qui caricature Sciences Po sous le titre « La fabrique du wokisme », le 21 mars, pour surfer sur la peur des dérives anglo-saxonnes. « On a une université américaine à Paris », observait au même moment l’ancien président François Hollande, en référence au campus de Columbia occupé par les étudiants engagés pour la cause palestinienne. Un mouvement dû aux « influences étrangères », pointe-­t-on au ministère de l’enseignement supérieur, oubliant que l’école a toujours accueilli des étudiants étrangers, tantôt pour nouer des amitiés entre futurs diplomates et hommes d’Etat, tantôt pour faire rayonner la France coloniale… A son arrivée, Jean Bassères redoutait lui aussi la « folie wokiste », comme il le dit. Il réclame un audit sur le poids des études décoloniales ou sur l’arrêt d’un cours de danse de salon qui différenciait hommes et femmes, mais ne trouve qu’un phénomène marginal.

Quoi qu’il en soit, le futur directeur va « tirer les leçons de nos insuffisances voire de nos erreurs », a écrit Laurence Bertrand Dorléac aux anciens, après les blocages du printemps qui ont surpassé la dernière grande occupation de Sciences Po. C’était en Mai 68. Sept semaines folles où les étudiants à l’âme révolutionnaire campaient la nuit dans l’amphithéâtre rebaptisé « Che Guevara », où les professeurs se relayaient sur un lit de camp pour garder le bureau du directeur, provoquant la frayeur du jeune Frédéric Mitterrand lorsque celui-ci en avait forcé porte. Ce joyeux bazar avait abouti à une réforme lancée par le directeur Jacques Chapsal : davantage de libertés syndicales et politiques, des engagements militants exprimés depuis « en péniche », mythique hall au centre duquel trône un banc qui évoque un bateau.

Aujourd’hui, les foudres qui s’abattent sur le temple des élites sont bien souvent contradictoires : perpétuer l’entre-soi, pousser trop loin la « démocratisation », mener grand train avec ses exceptionnelles rémunérations… Devant un café-croissant parisien, Mathias Vicherat souhaitait, en avril, bonne chance à son successeur. Selon lui, la « nostalgie des pardessus » menace davantage que les excès d’une « minorité woke ». Il fait référence au rituel du vestiaire des années 1930, lorsque les jeunes hommes, gomina, vestons croisés et souliers cirés, accrochaient leurs manteaux au pied de l’escalier d’honneur. Une époque où régnait le snobisme des gestes mesurés, comme le saisissait Claude des Portes dans son Atmosphère des sciences po (éd. SPES, 1935). Le conseil d’administration, au début du siècle dernier, barrait l’entrée aux jeunes filles de crainte d’attirer « les femmes légères dont le but serait d’ébaucher des liaisons avec les fils de familles » !

L’argent, le nerf de la guerre
En 2024, Sciences Po affiche 66 % de femmes, 80 % de non-Parisiens et 30 % de boursiers. Les franges conservatrices ciblent encore et toujours l’ouverture sociale, dont la filière ZEP (zone d’éducation prioritaire), voie créée en 2001 par Richard Descoings pour les excellents bacheliers des quartiers déshérités, qui avait déjà affolé l’intelligentsia il y a vingt ans. « Cette critique qui revient est révoltante, réagit l’investisseur d’affaires londonien Jean-Baptiste Wautier, parrain des conventions d’éducation prioritaire. On entend que le niveau a baissé, qu’on a fait entrer des gamins de banlieue, soi-disant musulmans, antisémites, quelle honte ! Ces étudiants ont faim de réussite, leur seule trouille est que leur diplôme soit dévalorisé. »

Malgré un niveau un peu au-dessous de la moyenne à leur arrivée, ils obtiennent des résultats légèrement supérieurs à la sortie, selon l’administration de l’école. « Le vrai changement, c’est la crise de gouvernance : on fait tomber les directeurs en un rien de temps. Ce n’est pas le moment d’arrêter de financer », poursuit Jean-Baptiste Wautier, qui signe chaque année un chèque à cinq zéros au profit de Sciences Po.

L’argent est une obsession au sein d’une école qui ne manque pourtant pas de moyens. Avec 230 millions d’euros de budget en 2024, Sciences Po compte sur un tiers de subventions publiques, un tiers de frais de scolarité, un tiers de dons et partenariats privés. Mais, tandis que les dépenses explosent (de 55 millions en 2000 à 230 millions en 2024), le coût payé par étudiant culmine déjà, pour la tranche la plus onéreuse, à 20 000 euros l’année. Et la part relative de deniers publics ne cesse de fondre (de 66 % à 32 % en vingt ans). Deux régions tenues par la droite, la Provence-Alpes-Côte d’Azur de Renaud Muselier et l’Ile-de-France de Valérie Pécresse, ont menacé de suspendre leurs subventions à l’institut parisien et à ses campus de région, après les blocages du printemps.

Opération séduction
Celui ou celle qui dirigera Sciences Po doit donc se montrer habile à lever des fonds privés. Pour l’acquisition de l’Artillerie, ancienne abbaye transformée en magnifique campus au 1 de la place Saint-Thomas-d’Aquin, de l’autre côté du boulevard Saint-Germain, Frédéric Mion avait présenté le projet à Matignon. Le premier ministre Manuel Valls était ravi d’éviter que le Qatar n’accapare ce site d’exception. Industriels et banquiers d’affaires ont ensuite déboursé 23 millions d’euros pour financer cette dernière folie.

On pouvait croiser certains d’entre eux, lors des visites privées du site, Jérôme et Nicolas Seydoux, les maîtres de Pathé et de Gaumont ; François Pinault, quatrième fortune française ; Philippe Houzé, président du directoire des Galeries Lafayette ; Joseph Oughourlian, entrepreneur, président du RC Lens, ou Michael Zaoui, le banquier d’affaires qui conseilla le roi du Maroc. Des mécènes qui, « heureusement, ont les nerfs bien accrochés », positive Laurence Bertrand Dorléac, convaincue que, « si le RN prend le pouvoir, tout l’enseignement supérieur, déjà misérable, sera mis à mal ». Aux donateurs, elle glisse souvent : « C’est le moment ou jamais de résister… »

Mais, en juin, elle a reçu un appel du milliardaire américain Frank McCourt, qui possède l’Olympique de Marseille, pour lui signifier l’arrêt du partenariat de 25 millions de dollars qu’il avait signé pour dix ans. « A cause des défaillances dans la gouvernance, de l’absence de direction stable et de l’opacité dans la désignation », nous confirme-t-on dans l’équipe McCourt.

« C’est le moment de ranimer la maison »
Dans son bureau débordant de livres qui donne sur la cour arborée de Saint-Thomas, Pascal Perrineau, à la tête de l’association Sciences Po Alumni, cette diaspora de huit mille anciens élèves en poste dans les ministères ou les directoires des grands groupes, préfère en plaisanter : « J’ai pris 2 kilos à force de déjeuner avec les donateurs pour les rattraper. » Une douzaine attendent le nom qui sortira du chapeau fin septembre.

« La mobilisation pour la Palestine, c’était comme toutes les manifestations à Sciences Po, la défense de la veuve et de l’orphelin », modère d’une voix indolente le professeur qui enseigne là depuis 1991. Puis, ouvrant des yeux ronds : « Si tout a dégénéré, c’est parce qu’il n’y avait plus de directeur. Un bateau ivre ! Une quatrième crise, ce serait la crise terminale. » L’économiste Laurence Tubiana, consultée comme lui par les candidats en lice, partage le même avis après avoir enseigné à Sciences Po et à Columbia durant vingt ans. « L’école a souffert d’un manque de direction en plus de l’absence de directeur, dit-elle. C’est le moment de ranimer la maison, de refaire de la démocratie à l’intérieur. »

A quelques mètres de là, dans les salons qui dominent le cloître, Jean Bassères, entouré d’une équipe de fines lames du service public et de spin doctors, a convié la presse ce 4 septembre. Il présente aux journalistes ses mesures pour la rentrée : un nouveau cours magistral sur la liberté d’expression, douze conférences sur le conflit israélo-palestinien, un rapport à venir sur la doctrine de l’école dans les conflits politiques et internationaux… « Oh, que j’aurais préféré faire mes études à Sciences Po aujourd’hui plutôt qu’il y a quarante ans ! conclut le haut fonctionnaire, qui, cette fois, semble s’être attaché au rôle qu’il tient au sommet de l’école. Partir un an à l’étranger, côtoyer d’autres milieux sociaux, m’enrichir de travaux de recherche passionnants… » A la veille de cette succession dont, il le jure, il ne sait rien, il défend l’institution. Et va jusqu’à faire la leçon : « On lit beaucoup de choses sur Sciences Po. Je vous invite à faire preuve dans vos articles d’un peu plus d’imagination. »"


Voir aussi le dossier Sciences Po Paris : direction, organisation dans Sciences Po Paris dans Enseignement supérieur dans la rubrique Ecole (note de la rédaction CLR).


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