Jürgen Wertheimer, universitaire et écrivain allemand. 13 novembre 2013
Imaginons-nous, cherchons d’imaginer pour un moment un mode sans littérature. Cela s’avère difficile. Car tout ou presque tout ce que nous savons des choses essentielles du monde nous parvient par le canal des histoires que nous racontons sur ces choses. Bon nombre de protagonistes inventés en littérature sont depuis longtemps devenus des habitants du monde réel. Impensable serait un monde sans Antigone et Emma Bovary ou sans Werther et Macbeth. Un monde sans la bible et Shakespeare, sans Homère, sans l’enfer de Dante serait remarquablement dépeuplé. Et il serait non seulement un monde pauvre, mais aussi un monde moins intelligent. Nous aurions à la rigueur des temples vides, des ruines d’anciens châteaux forts, des halls d’églises, des artefacts et des caves de dossiers. Mais, devant toutes ces choses, nous nous retrouverions désemparés comme des images rupestres dans les enfers de l’âge de pierre. Sans histoires et protagonistes de la littérature nous serions en défaillance de la clé d’appréhension des cohérences, des sens, émotions et réflexions des habitants de ces coulisses.
Si, en une nuit, Paris ou Londres disparaissait et il ne nous restait que les romans de Balzac et de Dickens, nous saurions tout de même presque tout sur la structure et la culture de ces deux villes, car la littérature est la plus grande archive des histoires de l’humanité – ou comme le dit la grande épopée indienne, le Mahabharata : Tout ce qui existe, est dans elle – ce qu’il n’y a pas dans elle, n’existe point.
Ces remarques sur le phénomène de la laïcité donc viennent d’un point de vue indirect, peut-être même périphérique en tant que je m’adresse à vous dans ma fonction d’un professeur de littérature comparée, loin du monde de la diplomatie ou de la politique. Permettez-moi donc ce bref plaidoyer en faveur de la littérature comme la force peut-être sous-estimée mais en vérité la plus efficace pour se soulever contre le principe du fondamentalisme c’est-à-dire en faveur du principe de la laïcité. La laïcité est le grand don de la tradition française malheureusement presque inconnue en Allemagne – jusqu’à ce moment-là.
Car ce n’est pas la philosophie et encore bien moins la religion, ce ne sont pas les grands maîtres chargés de l’enseignement moral ou les théoriciens des études culturelles qui s’opposent de la manière la plus déterminée aux fondamentalistes et dogmatiques tous azimuts. Non ! C’est : la LITTÉRATURE. C’est elle et elle seulement – souvent décriée comme déconnectée du réel, détachée et addicte au texte – qui s’en prend aux racines des systèmes du pouvoir.
Il s’agit ici non pas de la légitimer mais de l’amener à elle-même ; non pas de la défendre mais de l’inciter à passer à l’attaque ; non pas de déplorer son impuissance mais de la mettre en pleine possession de ces vraies capacités, et elle est capable de beaucoup – sinon on ne l’aurait pas mise à l’index depuis 500 ans, censurée, poursuivie, interdite ou brûlée. Apparemment elle possède précisément ce que les manipulateurs et violeurs d’opinion craignent le plus au monde, craignent à juste titre. Tous (que ce soit des mollahs ou marxistes, fascistes ou technocrates) subodorent le danger lorsque la littérature met ses moyens en œuvre et dit ce que seulement elle peut dire, ce que seulement elle peut dire de cette manière.
Pourtant, il ne s’agit, en règle générale, non pas d’un engagement au sens idéologique, non pas d’une prise de position des auteurs en faveur de telle ou telle orientation, couleur ou parti. Il ne s’agit pas, en effet, prioritairement de politique, mais de poésie. Non pas d’éthique, mais d’esthétique. Non pas tant d’un geste du genre "j’accuse", mais plutôt celui d’un "j’exclus" : il s’agit d’un refus catégorique de toute contrainte imposée et régentant la vie d’êtres humains. Et tout ce que les systèmes font avec les individus au nom d’idéologies est contrainte – et assez fréquemment aux conséquences mortelles.
C’est des années plus tard que revient souvent à la littérature la tâche noble mais peu satisfaisante à la longue de faire un travail critique sur les horreurs dont les systèmes se sont rendus coupable, ceux qui, avant, ne pourchassaient pas seulement la littérature. On raconte, des décennies plus tard, jusque dans le moindre détail, du début à la fin, de la fin au début. On raconte quand et comment on aurait pu, aurait dû réagir afin d’empêcher qu’un petit nombre de personnes réussisse à tuer un grand nombre… physiquement et psychiquement.
La littérature donc comme centre de documentation permettant de rechercher les traces du passé et de donner une voix aux victimes anonymes – ceci est certainement une fonction importante de la littérature.
Reste quand même un sentiment fade d’impuissance et de tristesse, cependant, s’installe en travaillant ainsi poétiquement le passé. Un sentiment que l’on peut honorer mais auquel on ne devrait pas s’accoutumer.
Le retard permanent ou les mises en garde prématurées – être Celan ou ne pas être entendu comme Cassandre, ceci ne correspond pas à la mission ou aux possibilités de la littérature. Ce qui correspond encore moins à sa mission – ceci ne doit être tu – c’est de se glisser dans la peau du collaborateur et de fournir des sentiments collectifs qui deviennent destructifs, partie d’une usine de la mort faite de mots. Des auteurs du monde entier se sont mis à la botte d’idéologies – que ce soit en Bosnie ou en Allemagne nazie – et ont fourni et nourri puissamment les mythes de la pureté, les stéréotypes de l’ennemi et des sentiments d’appartenance mensongers. Il n’en sera plus question ici. Les écrivains, eux aussi, sont corruptibles et la vanité est un appât extrêmement puissant.
Les possibilités que recèle la littérature sont, en revanche, plus importantes que ses déficiences et ses dangers. Posons donc la question de savoir quelles sont les qualités spécifiques de la littérature comme moyen d’éclairer et d’anticiper les catastrophes ; moyens qui protègent l’individu contre les courants dangereux des systèmes et qui ne se sentent l’obligé que d’un seul ‘parti’ – ceci, certes, de manière inconditionnelle – celui de l’homme individuel, responsable pour soi-même. Dans le sens de Diderot, de Kant, de Camus : d’accepter, de cultiver le propre sens du réel.
« Je n’ai pas de vision du monde ! » dit Georg Büchner – écrivain radical des Lumières qui s’attaque à la racine, va au fond des choses. Qui creuse là où gît le lièvre. Le lièvre s’appelle Woyzeck. Il s’appelle aussi Danton, Robespierre, peut aussi s’appeler ‘le peuple’, ‘vertu’ voire porter le nom de la ‘République’. À l’ère où se manifestent en permanence des opinions révolutionnaires, contre-révolutionnaires et réactionnaires, un jeune homme ‘tend un miroir au monde’ – et le monde détourne le regard, fait comme si tout ça ne le regardait pas, comme si l’on ne parlait pas de lui. On parle, pourtant, de lui.
Car même l’idéologie des Lumières est une idéologie, la Révolution qui en résulte l’est encore bien davantage. Dans La mort de Danton de Büchner, on peut voir comment et à quelle vitesse les idéaux se transforment en idées, les idées en dogmes, les dogmes en arrêts de mort. On pourrait, on peut voir que la formation de partis et de groupes parlementaires ne représente qu’une différenciation du pouvoir, que ‘bon’ et ‘mauvais’, au sens politique, ne sont que des mirages et que même le ‘peuple bon et docile’ ne représente qu’une parole idéologique creuse dans la lutte entre les courants politiques. « La volonté générale », c’est peut-être l’arme la plus dangereuse au service d’exécuteurs autoproclamés d’une justice, de leur justice. Lire de manière judicieuse Büchner, c’est : éclairer le peuple sur lui-même !
La littérature comme aucun autre média non seulement conceptualise, mais elle fait connaître également les développements et les dévoiements de la société, ses procédés de développement et d’enveloppement. Et pas seulement ça, elle est rompue aux demi-tons, aux ambiguïtés et ambivalences. C’est la raison pour laquelle on ne peut la contourner et pour laquelle elle fascine. Certes, c’est pour cette même raison que sa portée politique est limitée.
Non pas que les gens aux manettes du pouvoir soient insensibles à la littérature – bien au contraire, il n’y a guère personne qui ne déclarerait que lire des romans ou aller au théâtre ne compte pour beaucoup dans ses loisirs et dans sa façon de soigner son image publique… et pas seulement les meneurs… le gros de ceux qui considèrent qu’ils ont la tête sur les épaules adoptent cette attitude qui est de comprendre la littérature comme un facteur important mais, en dernier ressort, non déterminant, et de lui accorder une sorte de statut ‘de luxe’ divertissant. Personne ne se permettrait de traiter les textes religieux avec une telle arrogance condescendante qu’on le fait habituellement – implicitement – avec les textes littéraires. La remarque de Goethe sur le prophète dans Le Divan occidental-oriental montre à quel point cette conception normale est paradoxale et, finalement, détachée des réalités et du monde. Il distingue de manière tout aussi élégante que subversive entre le prophète et le poète Mahomet faisant une différenciation nette qui n’a rien perdu de son actualité :
« …Le poète gaspille en jouissance le don qui lui a été départi, pour produire la jouissance […] Toutes les autres fins il les néglige, s’efforce d’être varié, de se montrer inépuisable dans ses peintures d’âmes et ses descriptions. Le prophète, au contraire, ne vise qu’un but très déterminé ; et pour l’atteindre il emploie les moyens les plus simples. Il veut proclamer une doctrine et rassembler autour d’elle les peuples comme autour d’un étendard. Pour cela il suffit que le monde croie ; il faut donc qu’il soit et reste monotone, car on ne croit pas à la variété… »
(Goethe, Johann Wolfgang von, « Notes et dissertations de l’auteur », Divan occidental-oriental (trad. Henri Lichtenberger), Aubier, Paris 1940, p. 340)
On ne pourrait guère plus pertinemment présenter l’essentiel de la différence : la littérature, en effet, ne vise pas à l’utile mais elle n’est certainement pas pour autant sans utilité. Elle n’offre aucune solution, n’exauce pas (mais ne condamne pas non plus) au lieu de quoi elle pose des questions sans donner de réponses. Ne donnant aucune réponse, elle offre à tout un chacun la possibilité de chercher, peut-être même de trouver, sa réponse.
Elle ne veut en venir à rien. Et c’est précisément ce qui fait sa force. Elle préfère des dénouements ouverts souvent même insatisfaisants au lieu de greffer dessus un échafaudage d’espoir et de mensonge lisse et loin des réalités de la vie séduisant par son côté suggestif. Elle affronte la complexité, l’ambiguïté, l’ambivalence de la réalité quotidienne au lieu de l’engluer par des chimères. Des chimères de nature religieuse, mythologique etc.
Les Grecs, croyaient-ils à leurs mythes ? La question polémique de Paul Veyne (1983) mérite d’être prise au sérieux et d’être pensée jusqu’au bout. D’être prise au sérieux et d’être appliquée à toutes les mythologies. L’Iliade et L’Odyssée font, jusqu’à aujourd’hui, partie de l’essentiel du canon de la littérature européenne. Néanmoins personne ne s’aviserait de les prendre ‘au sérieux’.
Certes, Heinrich Schliemann prit Troie au sérieux et trouva… quelque chose. Les avis des experts divergent sur ce que c’était au juste. Personne, cependant, ne soutiendrait plus, de façon sérieuse, la réalité, l’authenticité, des lieux et des personnages. Les grand textes religieux, L’Ancien, le Nouveau Testament, le Coran ne sont pas moins ‘vrais’ ou ‘fictifs’ que L’Iliade ou L’Odyssée – tous des narrations fantastiques et semi-fictionnelles qui sont nées, longtemps avant notre ère, de conditions sociétales très spécifiques et pour des raisons spécifiques.
Ils ont réussi à prendre le caractère de textes sacrés ce qui les rend inattaquables et invulnérables – quoique rien n’incite à les prendre plus au sérieux que d’autres mythes. La poésie devint et devient réalité, régulant de manière ubuesque la vie intime de millions de gens, et ce jusque dans le moindre détail. Dans son essai brillant Vérité et mensonge au sens extra-moral, Nietzsche parle du fait que nous vivons dans des cathédrales faites de concepts dont nous aurions, dans nos propres têtes, oublié l’origine.
Quant aux représentations de Dieu, c’est encore plus lourd de conséquences : on nous a habitué à nous soumettre au dictat d’un créateur diffus (parole de Dieu, proférée et révélée par un médiateur prophétique) allant de pair avec une prétention discutable (voulant proférer, missionner) et de nous comporter comme si nous tremblions face aux mythes que nous avons inventés.
‘Faire outrage aux sentiments religieux’ est toujours sinon puni, du moins traité avec uns suspicion générale. Il n’y a guère d’autre sentiment qui jouit d’une telle protection. Bien au contraire, ce sont les sentiments religieux qui maltraitent, sans état d’âme, d’autres sentiments individuels.
Bref : Il est temps, avec un retard de deux ou trois siècles, de remplir les engagements laissés en souffrance du siècle des Lumières, d’imposer la sécularisation de textes ‘saints’ ainsi nommés et, ce faisant, de les littérariser. Si l’on pouvait de nouveau les traiter comme on le fait avec la littérature, ils perdraient, d’un coup, leur côté effrayant. La théologie libératrice signifie avant tout : se libérer de la théologie.
Une idée illusoire déconnectée du monde ? Ce n’est pas une illusion que de remettre définitivement au centre de l’intérêt les besoins terrestres, humains, mondains. La littérature nous apprend l’art de jouer avec les choses et de les prendre au sérieux à la fois. Schiller dit dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme que l’homme est seulement homme là où il joue, et il ne joue que là où il est entièrement homme. Ce faisant, il ébauche tout un programme pour l’avenir.
La littérature y joue un rôle décisif, car elle n’est rien d’autre que du jeu. Du jeu sérieux mais du jeu. Elle est virtualité devenue texte, simulation, stimulation du réel – elle est contact immédiat, a l’air vrai à s’y méprendre et est néanmoins sans danger, simulation, simulation de vie justement. Combien réel est la réalité ?
La question non seulement est permise mais expressément exigée. L’heure est à l’imagination et au jeu léger, dans une atmosphère détendue, avec les configurations syncrétiques de la vérité et de la réalité de notre monde postmoderne qui, peu à peu, s’interconnecte. Le temps des philosophies manichéennes (ou tout noir ou tout blanc) est révolu : l’heure est à la littérature comme laïcité appliquée !
La littérature n’est pas une institution qui produit des ‘bien-pensants’. Elle veut former en grand nombre des résistants critiques, des individus relativement difficile à manipuler. Elle veut et doit couper la parole aux fondamentalistes, doit marcher sur leurs platebandes ; du moins dans le domaine qui lui est vraiment propre, celui des mots et des textes. Elle ne va et ne doit se laisser dérober son propre langage par des amateurs de la langue.
La façon dont l’opinion publique du monde entier a fait adopter les Versets sataniques de Rushdie contre la volonté des Mollahs voire malgré les menaces de mort était impressionnante mais elle ne doit pas rester un cas isolé. Un système qui interdit une manière de s’exprimer est en train d’interdire une dimension de l’homme.
Peut-être est-ce l’élément essentiel le plus révolutionnaire, le plus subversif, le plus incommensurable du phénomène ‘littérature’ : cette focalisation naturelle sur des êtres humains individuels sans aucune revendication d’exemplarité ni de grilles d’interprétation allégoriques ou typologiques. L’évidence avec laquelle on dirige toute son attention sur les ‘indignes’ – les marginaux, les ratés, les fous, les drôles d’oiseaux ou ceux qui sont tellement bizarres qu’il n’y a rien à en espérer (comme, par exemple, Don Quichotte)… Non pas pour prouver quelque chose, mais uniquement dans l’intérêt de la simple existence de ces personnages. La révolte des révoltes dans des univers qui se sont habitués à accentuer, à formater, à relever, à distinguer strictement l’essentiel de l’accessoire.
Car, en dernier lieu, tout est question de style. La lutte de Flaubert pour un style indirect libre dans Madame Bovary qu’il sut imposer devant les tribunaux contre les avocats de la morale bourgeoise était bien plus qu’un combat pour des questions de forme. Il acquit en se battant pour lui-même et ses lecteurs le droit de pouvoir regarder – sans être censuré – dans le for intérieur d’une femme adultère et de pouvoir participer, en le vivant, à son triomphe et non seulement à sa honte et à son déshonneur. Indépendamment du fait qu’on s’identifie avec elle ou pas.
Ce qui appartient avant tout à la littérature, c’est son regard neuf sur les abîmes complexes des paysages souterrains de nos émotions, sur les zones d’ombres de nos sentiments le plus souvent très mitigés – même Freud enviait à Schnitzler l’intuition poétique qui permettait au poète de reconnaître spontanément ce qui réclamait des années de recherche aux scientifiques.
Par conséquent, le combat pour chaque virgule mené par Karl Kraus, celui de Paul Celan pour la reconquête de la langue allemande empoisonnée fut dans toute la force du terme autant politique que la pose provocatrice et forcée de l’indifférence de Camus ou le compte rendu protocolaire et dégrisé des énormités évoquées par Kafka.
L’essentiel est dans le détail, et se reflète dans la nuance apparemment sans importance. Un traducteur à Damas – et cela remonte à des années – m’a incité à plutôt ne pas mentionner, dans mon discours sur le Nathan de Lessing, le fait que le Coran ‘cite’ l’Ancien et le Nouveau Testament, mais plutôt qu’il les ‘accomplit’. Il s’agit, maintenant et ici, d’annoncer la couleur. Il est de notre devoir, au-delà de tout activisme politique, de revendiquer clairement le règne dans la république des signes et de nous battre pour chaque mot, mot après mot. La littérature nous montre l’exemple en vivant cette Reconquista du langage, il nous appartient de ne pas abuser de cet héritage !
Voilà, chers amis, mes premières idées. Maintenant, espérant la formation des « bataillons », des réseaux pour approfondir le travail !
Lire le communiqué du CLR Jeannette Bougrab et Jürgen Wertheimer, lauréats du Prix de la Laïcité 2013, voir tous les moments du Prix de la Laïcité 2013 (note du CLR).
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