Revue de presse

Patrick Boucheron : « L’enseignement de l’histoire est insupportable aux islamistes » (la-croix.com , 19 oct. 23)

Patrick Boucheron, historien, professeur au Collège de France. 21 octobre 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"L’attaque d’Arras, qui a coûté la vie à Dominique Bernard, semble répéter l’attentat contre Samuel Paty, trois ans plus tôt. L’historien Patrick Boucheron rend hommage à ces professeurs engagés dans l’éveil des consciences et rappelle pourquoi l’histoire est « un art d’émancipation ».

Recueilli par Béatrice Bouniol

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La Croix : Comment réagissez-vous, en tant qu’historien, à l’attentat d’Arras ?

Patrick Boucheron  : Dans un premier temps, je réagis comme un être humain, fraternellement, parce que tout acte terroriste blesse l’humanité entière. Cette réaction élémentaire a parfois terriblement manqué après l’attaque du Hamas, quelques jours auparavant, et elle manque encore aujourd’hui, quand face à l’horreur certains cherchent d’abord à sortir leur drapeau. Poser des mots simples, c’est une manière de ménager la possibilité d’une pensée.

Quelle pensée avez-vous pour les enseignants d’histoire ?

P. B. : Je n’ai jamais enseigné l’histoire dans le secondaire, mais je crois à l’indéfectible solidarité d’exercice de ce métier. Gaëlle Paty le rappelait très bien dans La Croix, au lendemain du meurtre de son frère, Samuel Paty était « chercheur en histoire », et nous devons défendre ce lien entre la recherche et l’enseignement, attaqué de toutes parts aujourd’hui. En tant qu’historien public, je peux doser ma parole, ménager un temps pour me taire. Nombre de mes collègues enseignants n’ont pas ce choix : ils étaient devant leurs élèves au lendemain du drame. Terrassés, en colère, se sentant isolés et menacés.

Il a bien fallu pourtant qu’ils trouvent les mots et se confrontent à tout ce que cet attentat remue chez ces adolescents, la peur, la colère et l’incompréhension, et pour certains la provocation. Il faut mesurer l’attente, exorbitante, que la société nourrit vis-à-vis de ces enseignants. Poser une parole d’adulte et d’autorité, et non autoritaire, une parole qui va en susciter d’autres, qu’il faudra accueillir, y compris celles que l’on ne comprend pas et qui nous heurtent légitimement. C’est extrêmement difficile et nécessite du temps, bien plus de temps qu’on ne leur en accorde.

Pourquoi les professeurs d’histoire sont-ils devenus des cibles ?

P. B. : Les enseignants d’histoire-géographie sont chargés, parfois à leur corps défendant, de « dire la Nation ». De ce point de vue, ils apparaissent comme des « profs au carré » en somme. Pourtant, Samuel Paty enseignait l’histoire avec humanité, sans rien imposer, car il savait que pour libérer les consciences, il faut d’abord les reconnaître et les respecter. Il est mort pour cela. Et s’il faut être prudent sur l’enquête en cours, c’est le même crime contre l’intelligence qui a été commis à Arras. Ces deux attaques montrent que l’enseignement de l’histoire est insupportable à beaucoup, et en premier lieu aux terroristes islamistes.

En quoi l’histoire s’oppose-t-elle fondamentalement aux dogmes des islamistes ?

P. B. : Il y a une première réponse en termes de disciplines. L’enseignement moral et civique est très majoritairement enseigné par les professeurs d’histoire-géographie. Parce qu’on estime qu’ils sont mieux formés pour « historiciser » les valeurs de la République et pas seulement les asséner. Mais le drame est que dans l’esprit des adversaires de la République, ils sont les porte-parole de ces valeurs, et en particulier de la laïcité.

Car l’enseignement des faits religieux est une autre spécificité française : il faut tenir ferme sur la non-concurrence entre ce discours historique et celui de la religion. Mais il convient aussi d’être réalistes. Face aux croyances confessionnelles des jeunes musulmans, certains enseignants y arrivent, certains moins, et d’autres esquivent ou renoncent.

Je voudrais dire aussi que l’insistance sur la laïcité comme matière d’enseignement est assez récente, elle date essentiellement des années 2010. L’école de Jules Ferry pratiquait la laïcité, dont on doit rappeler qu’elle s’impose aux États et non aux individus, mais n’organisait pas d’enseignement spécifique. Et ces dernières années, la laïcité a pu être instrumentalisée de manière agressive, ce républicanisme intransigeant mettant en difficulté nos collègues.

Comment enseigner la laïcité ?

P. B. : Disons-le avec force, un cours d’histoire sur la laïcité ne peut pas être un catéchisme. Ce que nous devons réaffirmer aujourd’hui, c’est la liberté d’expression, l’esprit critique, c’est le fait que l’on n’affaiblit pas l’attachement aux valeurs républicaines en rappelant leur histoire. Dire que l’exigence de laïcité est récente, ce n’est pas se préparer à y renoncer. Notre société, notre cohésion nationale, n’a rien à craindre de l’exercice de l’histoire. En revanche, on ne se défendra pas du danger djihadiste par un enseignement dogmatique.

J’ajoute que l’esprit critique n’est pas un esprit destructeur, il peut être tout à fait respectueux des consciences et des croyances. L’Église catholique a mis longtemps à considérer qu’elle n’avait rien à craindre de l’histoire. Et encore aujourd’hui, aux États-Unis, des professeurs de sciences de la vie peuvent être confrontés à la pression des théories créationnistes. Répétons-le : un savoir profane n’est pas un savoir qui saccage la religion.

Qu’est-ce qui dans l’enseignement de l’histoire permet de résister à la violence ?

P. B. : L’histoire est un art d’émancipation. Pas dans ce qu’elle proclame, mais dans ce qu’elle pratique : travailler sur des documents, s’exercer à comprendre le point de vue de l’autre, saisir la profondeur historique des phénomènes… Enseigner, c’est s’adresser à des intelligences singulières et non faire la leçon pour former un collectif de bons citoyens.

Prenons un autre exemple : l’héritage des Lumières, dont les historiens nous montrent l’ambiguïté, est moins un ensemble de préceptes qu’une collection de problèmes. C’est tellement plus intéressant de raconter l’histoire ainsi !

Vous écrivez, dans Le Temps qui reste, qui vient de paraître au Seuil : « L’histoire comme discipline ne s’affaiblit nullement en exposant ses incertitudes. » Est-ce cela aussi qui la rend insupportable aux fanatiques ?

P. B.  : L’histoire est un savoir exposé. À la critique, parfois à la menace. Et l’histoire est toujours un récit situé, ce qui ne veut pas nécessairement dire subjectif ou engagé. Cela signifie que l’historien s’adresse aux autres avec ses incertitudes et ses doutes. La beauté de l’exercice de l’histoire, c’est cette fragilité qui consiste à dire : ce que je vais vous dire n’est pas réductible au régime de l’opinion, j’ai travaillé, j’ai respecté les règles d’une méthode, je vise la vérité du fait et de l’interprétation – contre tout relativisme –, mais c’est moi qui vous le dis. Ensuite, on peut en discuter, mais dans les limites que définit ce régime de vérité.

Son seul but ? Émanciper les consciences. « Défataliser » les contraintes qui pèsent sur nos existences. Mais pour cela, l’enseignant doit aller chercher, au fond de lui, quelque chose de sincère, une force de conviction intime. Ce qui est bouleversant, c’est que Dominique Bernard, dans une sorte de compagnonnage avec Samuel Paty, adoptait cette attitude humaniste. Tous deux étaient des ponts. Et toujours, ceux qui veulent la guerre civile ne ciblent pas les véhéments, ils détruisent les ponts. Alors, même si la peur nous saisit, il faut tenir."



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