Patrick Kessel, président d’honneur du Comité Laïcité République. 1er décembre 2018
En préparant ce colloque du Comité Laïcité République, nous n’imaginions pas à quel point nous serions au cœur de l’actualité. Par une fuite apparemment organisée dans la presse, nous avons appris que le Président de la République projetait d’adapter la loi de séparation des églises et de l’État afin de mieux intégrer l’islam à la République.
Que l’islamisme politique, ses financements étrangers et ses revendications communautaristes fragilisent la laïcité et la République et doivent être traités en conséquence, ne fait pas de doute. Mais, pourquoi modifier la loi de 1905 qui a fait ses preuves et contient l’essentiel des dispositions nécessaires ?
Certains nous expliquent qu’il conviendrait d’adapter, voire de renégocier cette loi qui aurait été négociée avec l’Église et pas avec les musulmans. Cette assertion est fausse.
La loi de séparation n’est pas le résultat d’une négociation entre l’État et l’Église. Mais le fruit d’un débat de plus d’un an, particulièrement rude, entre élus républicains. Aristide Briand et Jean Jaurès n’eurent pas la tâche facile pour aboutir à ce texte de conciliation. L’Église s’opposa avec virulence à cette loi. Les députés tinrent bon. Tous les élus qui, croyants comme incroyants, avaient voté le texte, furent excommuniés.
L’argument est donc fallacieux. Rappelons de surcroit que la République, indivisible et universaliste, ne négocie pas ses lois avec des communautés. Il ne saurait y avoir de citoyenneté à géométrie variable selon les origines, sauf à revenir à l’Ancien Régime. Ce n’est pas à la République de s’adapter aux traditions religieuses mais aux religions à respecter ses principes et ses lois.
Les laïques sont donc inquiets. D’expérience, ils savent que les tentatives pour "améliorer", "nettoyer", "moderniser" la loi du 9 décembre 1905, ont toujours eu pour objectif d’affaiblir la laïcité, de la contourner, de la vider en partie de sa substance.
L’Église n’a jamais renoncé à sa volonté de former les consciences dès l’école. La République laïque, elle, considère que l’école publique a pour fonction d’émanciper et pour mission d’instruire les enfants, quelles que soient les origines et les convictions des parents, à devenir des citoyens libres et égaux en droit, pensant par eux-mêmes. Ce n’est pas un hasard si l’école a été longtemps l’enjeu d’un affrontement, l’Église cherchant à regagner le terrain perdu.
De 1905 à nos jours, elle a obtenu de gouvernements de droite et parfois aussi de gauche, que les établissement confessionnels soient financés publiquement.
Après que Pétain ait extirpé la laïcité de l’école, que la IVe République, dans la filiation du programme de la Résistance, l’ait inscrite dans le préambule de la Constitution, ce qu’allait reprendre la Ve République, une série de lois et de dispositions, sont ainsi parvenues à imposer le financement public des établissements privés d’enseignement.
Ce furent ainsi en 1951 les lois Marie et Barangé, en 1959 la loi Michel Debré, en 1977 la loi Germeur, en 2009 la loi Carle qui instaure pleinement le dualisme scolaire et le financement à parité du public et du privé alors qu’il existe encore 500 communes sans école publique.
Ce furent aussi la loi Rocard autorisant le financement public de l’enseignement agricole privé, les accords Lang-Cloupet, l’accord avec le Vatican reconnaissant les grades et diplômes décernés par les facultés catholiques.
Dans le même temps, l’État et les pouvoirs locaux se sont mis à financer des associations dites culturelles qui sont souvent le faux-nez d’associations cultuelles. Il s’agissait souvent de négocier la paix sociale dans des cités explosives.
En 1991, Jack Lang avait ouvert la voie en permettant une contribution publique au financement de la Cathédrale d’Evry, via une association culturelle, censée financer la construction d’un musée d’art sacré. Le même procédé sera utilisé en 2011 pour financer à Paris 18e, un Institut des cultures d’islam, lequel, à certaines heures, se transforme en lieu de culte. La brèche est grande ouverte qui permet de financer le communautarisme en contournant l’article 2 de la loi de 1905 qui stipule que « la République ne reconnait, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ».
Mais c’est au plus haut niveau de l’État que la laïcité va être malmenée.
En 2002, Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur et des cultes, se déclare ouvert à une révision de la loi de 1905. Jean-Louis Debré, alors Président de l’Assemblée Nationale, se démarque en déclarant que la loi de séparation « nous prémunit contre le poison du communautarisme ». La division de la droite sur le sujet est en germes. Bientôt certains défendront une « catho-laïcité », terme impropre mais qui désigne une prétendue laïcité tournée exclusivement contre l’islam et rejoindront la sainte alliance des intégrismes contre le mariage pour tous.
En 2003, le Président Chirac fait voter l’interdiction du port ostensible de signes religieux à l’école publique. Mais trois ans plus tard, la commission Machelon, mise en place par Nicolas Sarkozy devenu Président, avance une série de propositions permettant de contourner la loi en matière de subventionnement public des cultes. Le Conseil d’Etat s’engouffrera sur cette voie en rendant en juillet 2011 cinq avis, véritable « toilettage » par voie juridictionnelle, légalisant le financement aux cultes par les pouvoirs locaux.
C’est ensuite le discours de Latran, dans lequel Nicolas Sarkozy évoque "les racines essentiellement chrétiennes de la France" et déclare que "l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé dans l’apprentissage du bien et du mal". Un peu plus tard, il désigne l’ennemi : "la laïcité qui exclut ou qui dénonce" et lui oppose la "laïcité positive ». Fleurissent alors les qualificatifs accolés au mot laïcité qui visent à la réduire à un simple dialogue inter-religieux et à la neutralité de l’Etat.
Sur l’autre rive de la politique, dans la filiation du Cartel des Gauches de 1924 et du Front Populaire de 1936, François Mitterrand a retenu la proposition d’un grand service public et laïque de l’Éducation Nationale. Le projet tourne au fiasco avec, en 1984, la déroute de la loi Savary. Et par contre coup l’affaiblissement de la gauche laïque.
Mais c’est la question du communautarisme qui va diviser profondément la gauche.
En décembre 2011, François Hollande, candidat à la Présidence de la République, annonce qu’il inscrira les principes de la loi de séparation dans le préambule de la Constitution. L’objectif est de mettre un terme à l’élargissement incessant des financements publics aux écoles confessionnelles mais aussi aux associations communautaristes qui fleurissent.
La proposition 46 sera abandonnée. Bien qu’il ait déclaré dans son discours du Bourget qu’ « il n’y aura aucune dérogation en matière de laïcité » que « les religions doivent rester à leur place » que « le risque existe du différentialisme », vient le temps de la confusion, des atermoiement coupables, des accommodements dits raisonnables.
Tout avait commencé à Creil en 1989 avec la première affaire du voile. Le Premier Ministre, Lionel Jospin, choisit alors de ne pas trancher et transmet le dossier au Conseil d’État qui conclut que le port du voile dans les écoles publiques est compatible avec la règlementation en vigueur.
Une fracture culturelle se dessine qui va diviser les associations et partis de gauche. Le droit à la différence, selon la formule de Régis Debray, débouche inéluctablement sur la différence des droits. En 2013, le rapport Tuot, publié sur le site de Matignon, proposera « une citoyenneté à géométrie variable » pour, disent ses auteurs, tenir compte des origines de chacun. C’est le parti des « Anti-Lumières ».
Au lendemain de l’attentat contre Charlie, des intellectuels, souvent issus d’une certaine ultra-gauche, attaquent les fondements de la République. L’universalisme est taxé d’idéologie de domination. La laïcité est traitée de « colonialiste », « xénophobe », « islamophobe », « raciste ». Le différencialisme issu des officines de l’extrême droite, prend pied à gauche. Ses tenants prétendent défendre les "nouveaux opprimés", les "héritiers du prolétariat en lutte contre le grand capital", les "minorités ethniques", les descendants des « damnés de la Terre ». Dans les faits, ils retournent le combat contre le racisme au profit du racialisme (des sections syndicales organisent des réunions interdites aux blancs !), détournent le féminisme pour légitimer le port du voile alors que des millions de femmes dans le monde risquent leur vie pour obtenir le droit de ne pas le porter !
La fracture culturelle est devenue politique. Même au sein de l’Observatoire de la laïcité, pourtant conçu pour défendre la laïcité, l’opposition se fait vive lorsque son Président ose déclarer « qu’il n’y a pas de problème de laïcité en France » !
La réalité du terrain est toute autre. Une succession de rapports méprisés par la bienpensance révèlent la gravité de la situation et révèlent les divisions de la gauche.
Dès 2002, Georges Bensoussan dans Les territoires perdus de la République avait alerté sur la gravité de la montée des périls dans plus de 500 cités où progresse le salafisme.
En 2004, le rapport Obin liste les graves tensions suscitées par la montée des revendications différentialistes, à l’école, dans des hôpitaux, des quartiers et révèle la situation de jeunes filles soumises au diktat intégriste des « grands frères ».
L’année suivante, à la suite d’un article publié dans Le Figaro, le professeur de philosophie Robert Redecker est contraint de passer à la clandestinité.
Puis vient ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire de la crèche Baby-Loup dont la directrice est violemment attaquée par des islamistes. Une pétition, signée d’élus d’extrême-gauche, des Verts et du PCF principalement, dénonce la « stigmatisation ». Les associations laïques se divisent.
En juillet 2010, le parlement vote une loi proscrivant le port du voile intégral dans l’espace public. Communistes et Verts boycottent le scrutin. Seuls 14 députés PS et 4 PRG votent le texte.
En 2011, à son tour, le rapport du Haut Conseil à l’intégration alerte sur "les défis de l’intégration à l’école".
La même année éclate la question de l’accompagnement des sorties scolaires. Pourquoi les personnes voilées accompagnant des sorties de classes seraient-elles dispensées de l’obligation de neutralité des enseignants et des personnels travaillant pour les écoles ? L’affaire fait grand bruit et, en dépit de la circulaire Chatel, n’est toujours pas réglée.
S’impose une vision victimaire de l’islam qui nourrit des fatwas culturelles aboutissant à interdire pièces de théâtre, films, expositions, même lorsqu’il s’agit d’œuvres de Mozart ou de Voltaire !
Le sociologue Gilles Kepel alerte sur « la réislamisation culturelle » et « l’illusion multiculturelle ». Mais le dicton est confirmé, « il n’y a pire sourd que celui qui ne veut entendre ».
En 2018, de nouvelles enquêtes témoignent de l’aggravation de la situation. Celle réalisée par l’institut Ipsos révèle qu’en « zone sensible » un enseignant sur deux témoigne d’atteintes au principe de laïcité. 54% témoignent de la remise en cause des contenus des matières enseignées, 30% concèdent qu’ils pratiquent l’auto-censure et 63% déclarent être témoins de préjugés antisémites.
Le sondage réalisé pour le Cnal indique que 59% des enseignants estiment que la laïcité est en danger. Ce chiffre atteint 72% pour la moyenne des Français.
Il devient de plus en plus difficile de ne pas voir ! Il faudra l’ouvrage publié récemment par deux journalistes du Monde, seize ans après le premier texte de Bensoussan, pour que les témoignages et enquêtes précédentes ne soient plus considérées par le « quotidien du soir » comme « idéologiques ».
La campagne présidentielle de 2017 voit les candidats s’affronter sur l’immigration mais éviter soigneusement de promouvoir la laïcité. Quand ils ne la critiqueront pas !
Aucune force politique républicaine ne s’engageant clairement en faveur de la laïcité, un boulevard s’est ouvert à l’extrême-droite qui a toujours prôné une "France blanche, catholique, apostolique et romaine". Le Front National avait tenté ces dernières années un détournement de la laïcité. Un véritable hold-up visant à susciter la peur en stigmatisant tous les musulmans. Sa candidate s’est donc retrouvée pour la seconde fois de suite au second tour de l’élection présidentielle.
Les républicains comprendront-ils que pour combattre l’extrême-droite, il ne suffit pas de la dénoncer, encore moins de l’instrumentaliser, et qu’il convient d’apporter des solutions républicaines, laïque et sociales aux défis de notre temps ? Faute de quoi, la prochaine élection présidentielle pourrait nous réserver une bien triste surprise.
La volonté affichée du président Macron de concilier les contraires trouve ses limites lorsqu’il s’agit de laïcité. Le discours des Bernardins exprimant la volonté de « restaurer le lien abîmé entre l’Église et la République » avait suscité l’inquiétude des défenseurs de la laïcité. Le projet de révision de la loi de séparation, s’il devait se confirmer, contribuerait à abîmer le lien entre la République et la laïcité.
L’actualité immédiate témoigne de la gravité de la rupture sociale et culturelle et de la nécessité de promouvoir la République laïque et sociale.
Il est temps que ceux pour qui ces mots font sens se retrouvent pour défendre et promouvoir une laïcité sans qualificatif qui s’applique à toutes les religions. Une laïcité universaliste, clé de voûte de la République, porteuse d’une Fraternité qui fait cruellement défaut à notre époque.
C’est le sens de ce colloque et de l’appel aux républicains pour défendre la laïcité que lance ce jour le Comité Laïcité République et dont vous parlera notre président, Jean-Pierre Sakoun, en conclusion.
Voir aussi Colloque "La laïcité et les partis" (Paris, 1er déc. 18), la rubrique Institut des cultures d’Islam, J.-P. Sakoun : Qui va croire qu’on fait trembler Daech en révisant la Loi de 1905 ? ("On va plus loin", Public Sénat, 28 nov. 18) , J.-P. Sakoun : "On a tous les moyens d’intervenir sans modifier la Loi de 1905" ("28 Minutes", Arte, 19 nov. 18) , J.-P. Sakoun : « L’affaiblissement de l’école est le plus grand danger pour la laïcité » (Les Dernières Nouvelles d’Alsace, 17 nov. 18), l’édito de Jean-Pierre Sakoun Il n’y a pas d’Islam de France. Il y a des citoyens et leurs pratiques religieuses (J.-P. Sakoun, 15 nov. 18), "Réforme de la loi de 1905 : les laïques face au casse-tête de la régulation de l’islam" (marianne.net , 14 nov. 18), J.-P. Sakoun : "La loi de 1905 est défiée" (lexpress.fr , 6 nov. 18), J.-P. Sakoun : « La laïcité subit des attaques de toutes parts » (causeur.fr , 5 nov. 18), "Loi de 1905 : les choix de Macron" (L’Opinion, 5 nov. 18), Loi du 9 décembre 1905, sur la séparation des Eglises et de l’Etat
Jean-Louis Bianco (président Observatoire de la laïcité) : « La laïcité n’est pas menacée » (ladepeche.fr , 13 déc. 17), J.-L. Bianco (président Observatoire de la laïcité) : "Je ne crois pas que la laïcité soit en danger" (publicsenat.fr , 27 nov. 17), Jean-Louis Bianco (président Observatoire de la laïcité) : "La France n’a pas de problème avec sa laïcité" (Le Monde, 26 juin 13), Patrick Kessel : "Les propos de Jean-Louis Bianco n’engagent que lui" (25 juin 13), les Communiqués de J. Glavany, P. Kessel et F. Laborde (Observatoire de la laïcité), la rubrique Observatoire de la laïcité (note du CLR).
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