Philippe d’Iribarne, sociologue, directeur de recherche au CNRS. 20 septembre 2017
"Lorsqu’il s’agit d’appréhender l’islam, le principe d’égalité et le principe de libre examen, marques de la civilisation européenne, entrent en conflit."
"Pourquoi les Français, comme les Européens dans leur ensemble, ont-ils une opinion aussi négative de lʼislam ? Est-ce lʼislam lui-même qui fait problème ? Ou plutôt les mauvais sentiments dʼune société raciste ? Le débat nʼest pas près de se clore. Cʼest quʼil est nourri par une opposition radicale entre deux manières de regarder lʼislam, associées à deux cadres de pensée - solidement ancrés lʼun et lʼautre dans les idéaux des Lumières. Le premier de ces cadres de pensée privilégie lʼexigence dʼégalité et le second le libre examen.
Égalité des religions, égalité des droits entre leurs fidèles, refus de toute attitude discriminatoire qui conduirait, sous quelque prétexte que ce soit, à traiter différemment les uns des autres, lʼidéal politique des Lumières lʼexige. Citoyens, égaux à tout autre citoyen, les musulmans ont droit, comme chacun, à voir leur religion pleinement respectée. Dans cette perspective, prêter attention à ce qui fait de lʼislam une réalité sociale singulière, marquée par des manières spécifiques dʼêtre et dʼagir, nʼest pas acceptable. En effet, une telle attention conduit inévitablement à un désir de traiter de manière également spécifique, donc discriminatoire, ce que lʼon scrute ainsi.
Lʼabsence de liberté de conscience dans les pays où lʼislam règne en maître, le statut problématique des femmes, lʼassociation fondatrice entre lʼislam et la guerre, les imprécations du Coran contre les infidèles, lʼidéal de libre examen des Lumières exige cependant dʼy prêter attention, aussi nobles que soient les raisons que lʼon puisse invoquer pour sʼen dispenser. Cet idéal implique dʼêtre lucide sur lʼexistence dʼune menace envers nos sociétés démocratiques et dʼéviter de baisser la garde, serait-ce au nom de lʼégalité.
Comment faire, si cʼest lʼégalité que lʼon révère, pour se dispenser de regarder la réalité en face ? Lʼimagination nʼa pas manqué. Le moyen le plus expédient, sans doute, est de construire un mur face aux réalités gênantes en disqualifiant ceux qui les évoquent. La logique sous-jacente est simple : ceux qui mettent en avant des éléments peu favorables à lʼislam montrent par ce fait même quʼils sont animés de mauvais sentiments à son égard, cʼest-à-dire « islamophobes ». Étrangers donc à lʼidéal dʼégalité, ils nʼont pas droit au chapitre dans une société démocratique, ce qui interdit de prêter attention à ce dont ils font état. Un autre moyen consiste à mettre lʼaccent sur lʼhétérogénéité du monde musulman pour détourner lʼattention de ce qui fait son unité, ce qui permet de déclarer que « lʼislam nʼexiste pas » comme entité ayant quelque consistance, donc quʼen parler nʼa pas de sens. On peut encore affirmer que ce qui, telle lʼabsence de liberté de conscience, inquiète relève de purs choix politiques qui nʼont « rien à voir avec lʼislam », que cʼest un pur effet du hasard si on le retrouve dans lʼensemble des pays musulmans.
Des citations tronquées du Coran à destination de ceux qui ne lʼont jamais lu peuvent également servir.
Réciproquement, quand cʼest le libre examen que lʼon privilégie et que, du coup, on entend lutter contre lʼemprise de lʼislam sur la société, comment se mettre à lʼabri des exigences de lʼidéal dʼégalité ? Là encore, lʼimagination nʼa pas manqué pour se mettre formellement en règle. On peut faire semblant dʼagir envers les religions en général quand cʼest en fait le seul islam qui est visé. Ainsi, pour traiter la question du voile islamique à lʼécole, la loi a déclaré viser les « signes religieux », toutes religions confondues, en taisant le fait que cʼest lʼislam qui était réellement visé. Plus largement, maint aspect de ce qui est présenté comme une défense de la laïcité, comme ce qui touche à la tenue des mères dans les sorties scolaires, a en fait lʼislam pour cible. Ou encore, quand il sʼest agi dʼinterdire la burqa, la loi nʼa fait aucune référence à lʼislam, même si cʼétait bien celui-ci seul qui était visé. Il nʼa été question que de « dissimulation du visage dans lʼespace public ». Il est parfois fait appel, avec plus ou moins de succès, comme cela a été le cas dans lʼaffaire du burkini, à la notion générale de « trouble de lʼordre public ». La référence aux traditions culturelles peut aussi faire lʼaffaire pour résister à lʼislamisation de la société, en réservant un traitement particulier à lʼislam, comme cʼest le cas pour autoriser la sonnerie des cloches et refuser lʼappel du muezzin.
Est-on condamné à vivre ainsi indéfiniment de faux-semblants frustrants pour tous, lʼidéal dʼégalité comme celui de libre examen étant tous deux constamment bafoués ? Dans lʼimmédiat, le droit y pousse, avec lʼensemble des institutions qui sʼy rattachent, jusquʼà la Cour européenne des droits de lʼhomme. Le droit ne veut connaître que lʼégalité des religions et ne veut rien savoir des spécificités de lʼislam. Il ignore superbement tout ce qui contribue à la construction dʼune contre-société islamique, terreau dʼentreprises politiques : pression sociale qui, à coup dʼintimidations, incite les « musulmans » à sʼy rallier ; pression sur les enseignants pour quʼils « respectent lʼislam », cʼest-à-dire sa vision du monde ; pressions sur les entreprises. Quand il sʼagit de combattre lʼemprise de lʼislam, le droit oblige à ruser en faisant semblant de ne pas le viser spécifiquement. À court terme, on ne voit pas comment mieux faire. Mais on peut tenter de préparer un avenir plus raisonnable.
Un point central est sans doute quʼil faut réfléchir plus avant sur la notion de « religion ». Le mot a-t-il vraiment le même sens quand on évoque lʼégalité des « religions » et quand on qualifie lʼislam de « religion » ? Il faudra bien finir par prendre en compte la dimension sociale et politique de lʼislam, tout ce par quoi il ne sʼagit pas seulement pour lui de convertir les coeurs mais de contraindre les corps. Il faudra bien distinguer, dans ses manifestations, ce qui relève réellement de lʼexpression de la liberté de conscience ou, au contraire, dʼun projet politique conquérant. Les affrontements au sein des pays musulmans entre les partisans et les adversaires dʼévolutions démocratiques sont, en la matière, riches dʼenseignements. Ainsi, la « tenue islamique » sʼy montre un enjeu politique, imposée par les adversaires de la démocratie, rejetée par ses défenseurs.
Dans ces conditions ne serait-il pas raisonnable dʼy voir un signe politique, un étendard, à juger dans ce registre et non dans celui de la liberté de religion ? Plus largement, toute une démarche de discernement est nécessaire.
Il est douloureux, sans doute, de constater quʼil nʼexiste pas dʼharmonie préétablie, au sein des Lumières, entre lʼidéal dʼégalité et celui de libre examen. Mais où est donc leur coeur ? Peut-on vraiment invoquer les Lumières pour refuser de regarder la réalité ?"
Lire "Philippe d’Iribarne : « Penser l’islam, l’héritage des Lumières face à une contradiction »".
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