Pascal Bruckner, philosophe, auteur de "Un racisme imaginaire : islamophobie et culpabilité" (Grasset). 26 mars 2018
"[...] Daech nʼest pas mort. Cʼest une grenade à fragmentation qui continue à frapper longtemps après le décès prononcé. Certes il a perdu Raqqa et Mossoul, mais reste vivant dans le coeur et lʼesprit de très nombreux radicaux. Il est possible que nous connaissions encore pendant dix ou 20 ans des attentats commis en son nom.
Le fait que lʼattaque se soit déroulée près de Carcassonne prouve quʼil nʼy a pas une parcelle du territoire à lʼabri du terrorisme. Les djihadistes ne sont pas des jacobins, ce sont des opportunistes qui tuent partout où ils le peuvent. Et même dans un supermarché de lʼAude. Leur but reste de désorganiser la société en semant la panique dans la population. Lʼouvrage La Gestion de la barbarie, le « Mein Kampf » des djihadistes, publié en 2004 sur Internet, détaille cette stratégie de la terreur. Il faut aussi noter que le djihadiste a visé un boucher à lʼintérieur du supermarché. Est-ce le hasard ou la volonté de frapper des infidèles qui ne mangent pas halal ? On peut toujours le supposer sans en avoir la certitude.
Lʼhomme de 26 ans était franco-marocain, connu des services de police pour trafic de stupéfiants, condamné pour port dʼarme.
Cʼest consternant. On se souvient que toute une partie de la classe politique avait hurlé quand lʼÉtat dʼurgence avait été instauré par Hollande puis pérennisé par Macron en disant que cʼétait un sacrifice de nos libertés. Il faut croire que dans les deux cas nous ne sommes pas allés assez loin. Il est anormal et épouvantable que cet homme ait pu continuer à se promener sur le territoire alors quʼil avait été condamné et quʼil était surveillé. Il va falloir que la justice réponde de ce manquement inquiétant. Il faudra peut-être envisager un volet législatif avec notamment le rétablissement de la double peine. Au-delà de ce cas, la France ne peut pas garder sur son sol des étrangers condamnés. Cela pose aussi le problème des Revenants. Ce sont des bombes vivantes chargées de haine qui vont essayer de faire payer aux citoyens français lʼéchec de leur guerre en Syrie et en Iraq. On ne peut pas se le permettre. À ce sujet, lʼune des phrases les plus pertinentes que jʼaie entendues est celle de Florence Parly, notre ministre de la Défense : « Il serait préférable quʼils périssent sur le terrain. »
Après lʼassassinat de deux jeunes filles à Marseille lʼannée dernière, cʼest de deuxième attentat majeur depuis lʼélection dʼEmmanuel Macron. La lutte sera-t-elle longue ?
Le terrorisme islamiste nʼest pas derrière nous, il reste, et pour longtemps, la menace majeure pour notre sécurité. Derrière Daech il y a toujours al-Qaida et ses différentes nébuleuses et Daech, telle une multinationale du crime, essaime en Afghanistan, en Indonésie, dans le Sinaï et dans beaucoup dʼautres pays. Lʼislamisme ne peut pas mourir. La seule chose qui pourrait lʼassécher, cʼest une réforme théologique de lʼislam qui tarde à venir, si elle arrive jamais. Le problème nʼest pas seulement économique, politique ou militaire, il est dʼabord culturel. Nous ne pouvons pas réformer lʼislam à la place des musulmans. Jusquʼà ce que cette transformation éventuelle ait lieu, il faudra continuer à vivre sous la protection de la police, de lʼarmée. La menace terroriste restera une épée de Damoclès suspendue au-dessus de toutes les générations du XXIe siècle.
Vous avez cosigné, avec une centaine dʼintellectuels, il y a quelques jours, une tribune publiée par Le Figaro pour mettre en garde contre le séparatisme islamiste. Faites-vous un lien entre ce séparatisme et la violence terroriste ?
Aussi bien les salafistes que les Frères musulmans ont compris que la conquête religieuse devait se faire par la prédication et le prêche plutôt que par les bombes. Cependant, le terrorisme et lʼintégrisme sont des frères jumeaux qui sʼépaulent et agissent par des moyens différents. Les terroristes tuent et font jurisprudence. Ils permettent aux intégristes de dire, « vous voyez si vous nʼobéissez pas à nos demandes, abolition des lois sur le voile, statut séparé pour les femmes, cantines halal à lʼécole vous aurez des attentats. » Il y a une forme de porosité et de continuité entre les uns et les autres. Il sera aussi intéressant de voir comment des organisations comme lʼUOIF (lʼUnion des organisations islamiques de France), le CCIF (Comité contre lʼislamophobie en France) qui dénoncent « le racisme dʼÉtat » vont réagir à cet attentat. Est-ce quʼils vont expliquer quʼon montre lʼislam du doigt ? Vont-ils utiliser ce raisonnement tout à fait révisionniste qui sous-entend quʼil nʼy a aucun lien entre lʼislam et lʼislamisme ? Les terroristes se revendiquent pourtant bien de lʼislam et du Coran. Il ne faut pas oublier quʼal-Azhar, qui est la « Sorbonne » de lʼislam sunnite, a attendu la fin de lʼannée 2014 pour condamner Daech…
Lʼislam de France est pluriel, lʼÉtat doit résolument éviter de choisir les organisations les plus opposées aux valeurs de la République. À cet égard, jʼespère que la langue de Benjamin Griveaux a fourché lorsquʼil a jugé notre tribune stigmatisante. Car nous ne confondons pas les musulmans de France avec les organisations séparatistes qui prétendent les représenter. Griveaux a peut-être mal lu la tribune. Il faudrait lui renvoyer pour quʼil comprenne que notre action et celle de son gouvernement sont parallèles, pas antagonistes."
Voir aussi dans la Revue de presse L’appel de 100 intellectuels : "Non au séparatisme islamiste" (Le Figaro, 20 mars 18), le dossier Attentats de Carcassonne et Trèbes (mars 18) dans la rubrique Terrorisme islamiste,
le communiqué du CLR Pourquoi les Lumières de la raison sont plus fortes que le fanatisme obscurantiste (CLR, 24 mars 18) (note de la rédaction CLR).
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales